Portrait croisé de Boris Vian et Chloé Delaume. En un dialogue au-delà de la mort, des pages. Comment parler à un mort qu’on ne connaît pas ? Lui dire « tu » ? « Vous » ? User du « pleutre respect feulé aux déliés respectueux » ou de « la confite compassion saupoudrée candide connivence » ?
Dire Vian pour « se » dire. Rappeler l’origine de son prénom, Chloé, étymologiquement « herbe verte » mais surtout « nénuphar », écho identitaire de L’Ecume des jours.


Chloé Delaume construit une œuvre arachnéenne, tissant, de livre en livre – de phrase en phrase, il faudrait resserrer l’angle d’approche – une quête autofictionnelle, un parcours hérissé de questionnements mais aussi de certitudes, de vacillements soudains, de reprises, une prose rhapsodique. L’incipit de Les juins ont tous la même peau l’explicite :
« Je dis infiniment souvent : je m'appelle Chloé Delaume, je suis un personnage de fiction et. Seulement je n'ajoute pas la vérité première et pourtant je le sais : je suis une maladie. Et pas une maladie de la mort, non, vraiment pas du tout. Je suis la maladie d'un mort. D'un mort extrêmement précis à qui je voudrais bien parler. Un mort sans qui je ne serais pas, sans qui je ne serais pas très bien. Je ne serais pas Chloé Delaume, je serais peut-être Delaume, (…) mais pas Chloé, évidemment. »
Ce mo(r)t qui soudain donne sens est Boris Vian. Chloé Delaume s’offre une filiation littéraire : Queneau, Artaud, Pérec et Vian, car « c’est en lisant L’Ecume des jours que j’ai compris concrètement en quoi consistait le mot littérature ».
Tout dans Les juins ont tous la même peau, paraphrase d’un titre de Vian, Les Morts ont tous la même peau, dit l’écho différé, le rapport affectif et identitaire : le prénom, le mois de juin – un « mois qui affectionne les solstices et le crêpe ombré » –, la date de naissance « un 10 mars tout comme moi, cinquante-trois ans avant quinze kilomètres d’écart ». Tout se vit dans le parallèle :
« Parallèle ça se dit de lignes ou de surfaces qui ne se rencontrent pas. Parallèle c’est aussi : qui suit la même direction, qui présente une comparaison suivie entre deux objets et sujets ».
Se choisir une autre famille, littéraire, mettre en forme une démarche tout autant ontologique qu’esthétique, devenir personnage de fiction, telle est la quête de Chloé Delaume, de phrase en phrase, de livre en livre.
Ce livre, sous-titré « Rapport sur Boris Vian », lui était nécessaire. Il est né d’une contrainte, de la proposition d’un éditeur, Loïc di Stefano, pour Philéas Fogg qui fait faillite pendant le projet. Le livre est alors publié à La Chasse au Snark, en 2005, qui connaîtra le même sort que Philéas Fogg. Les juins ont tous la même peau est ce texte qui sort des limbes, échappe aux disparitions. Il vient d’être réédité en Points Seuil. Loïc di Stefano revient pour nous sur son origine éditoriale :
« J'avais un projet de collection pour un éditeur, Philéas Fogg, qui consistait à demander à un auteur de retrouver le motif de son départ dans la vie littéraire et de le développer à sa façon. Il en est sorti le livre de Chloé. Elle a accepté tout de suite, on a travaillé sur son texte pour aboutir à celui que tu as lu où se mêle ce qu'elle sait si bien faire avec un "rien" en plus, "rien" qu'on retrouve dans son dernier roman : je pense que son Vian est à l'origine d'une façon d'écrire plus ancrée dans des realia référencés et tangibles que sur ses propres fantômes fictionnels et fantasmatiques (mais réels au demeurant).
Le point de départ du contrat était : "pourquoi êtes-vous entré en littérature ?", sa réponse Vian a été comme hurlée naturellement, spontanément, comme si elle était retenue au fond de Chloé et qu'elle n'attendait qu'un questionneur pour jaillir. Voilà, je n'ai rien fait, sinon poser cette question et Chloé a écrit l'un de ses textes les plus personnels, les plus "grand public" et sans doute l'un de ses plus simples et beaux ».
Chloé Delaume vit la littérature comme une expérience, tant au plan de l’inspiration que de la forme. Elle « habite » un lieu, un nom, une altérité, comme le soulignent son pseudonyme ou les titres de ses romans : J’habite dans la télévision (Verticales, 2006, J’ai lu), La Nuit je suis Butty Summers (è®e, 2007), Dans ma maison sous verre (Seuil, 2009, critique à venir dans le Bookclub). La fiction est un réel, l’imaginaire un univers à habiter, posséder. De Vian, Chloé Delaume dit « j’ai tout lu. Tout », « j’ai tout su. Tout ».

Rien n’est dans la mesure, tout chez Chloé Delaume excède.
La langue est pour elle un matériau qu’elle tord, aiguise, lisse à sa guise. Elle joue de néologismes, de mots rares, d’une syntaxe singulière, déroutante, pour nommer ce qui échappe, épouser les flux et reflux mémoriels, dire ce qui se tait, se sait, effleure. Ainsi, évoquant l’existence de Vian, suspendue à un fil par un rhumatisme cardiaque, elle dit « ses lendemains désormais se savent damoclésés ». On se demande comment ce mot pouvait ne pas exister tant il « dit ».
Chloé Delaume invente, crée une fiction aux dimensions de son réel, fait de livres, de citations, de haines comme de passions, forge une langue épaisse, poétique, heurtée, d’une densité exigeante. Ses textes ne se donnent pas à lire mais à apprivoiser.
Elle voit en sa découverte de Vian, un hiver de 1988, l’origine de son rapport à une littérature libre, libérée, hors des « règles », des chiffres de vente, des prix, de ce qu’elle nomme le « PMU littéreux ». Elle dit ce que Vian a de fondateur dans sa démarche, la manière dont il est venu combler un vide, un manque, elle répète la force de son évidence.
« Avant L’Ecume des jours les livres racontaient : ils ne disaient pas ».
Les juins ont tous la même peau est un hymne à la littérature, à la manière dont elle se vit « physiquement », dont elle se lit, c’est-à-dire s’habite (« désormais tout mon corps se fera pavillon avide et attentif »). Il explore un rapport au dictionnaire « pianocktail », au mot « entité aimantée singulière », aux textes aimés, lus, relus, avalés. Ainsi naît ce style si particulier, entre réitération et citation, rhapsodie et centon, « lotophage ». Ainsi naît le « je » de Chloé Delaume, « obèse de tous ses dévorés ». Le portrait de Vian est aussi celui de Chloé Delaume, pseudonyme et état civil, littéraire, signature.
Toute son œuvre est en germe dans deux phrases de Vian, citées dans Les juins, la première lue dans l’Avant-Propos de L’Ecume des jours : « l’histoire est entièrement vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre ». La seconde dans le roman même : « Je veux une vie en forme de toi ».
C’est la mise en forme de ce programme – « une vie en forme de toi », vraie puisqu’imaginée – que retrace Les juins ont tous la même peau :
« Boris Vian Boris n’est ni corps, ni mort, ni entité. Boris Vian Boris est une langue, une forme, un secret bien gardé ».
Le livre s’achève lorsque Chloé Delaume, un 23 juin, veut se rendre sur la tombe de Vian. Peu importe qu’elle la trouve ou non. Les juins ont tous la même peau est son tombeau.
Chloé Delaume, Les juins ont tous la même peau (Rapport sur Boris Vian), Points, 78 p., 5 €.

Prolonger :
Voir aussi le dossier que Le Matricule des Anges consacre à Chloé Delaume pour son numéro 100, portrait, critique et interview.

Dans l’interview de six pages, face à Thierry Guichard, Chloé Delaume explicite sa « réappropriation » du je, son travail de « laboratoire », sa démarche de « mise en situation volontaire », elle revient sur la manière dont elle fait « de sa vie une œuvre d’art », la façon dont elle a « accouché d’elle-même » pour « prendre une nouvelle identité », comment elle est parti de zéro, « Chloé n’est pas un double, c’est vraiment moi. Mais c’est aussi une démarche esthétique ».
Un éclairage essentiel, passionnant, dans cette interview, Laboratoire de génétique textuelle, entre fiction, esthétique et création verbale.