Le débat est vif sur Christine Angot, les avis tranchés.
Une suggestion pour sortir de la vaine polémique et des confrontations stériles, se référer aux distinctions que propose Dominique Viart (La Littérature française au présent). Celles-ci me semblent tout à fait opératoires pour nous situer par rapport aux ouvrages qui paraissent. D. Viart distingue trois catégories (évidemment perméables, il faudrait plutôt parler de « gradualité ») de littérature :
1°/ une littérature consentante (par exemple, une production romanesque qui répète les « recettes » éprouvées (et éprouvantes pour le lecteur !), en particulier celles du roman dit « réaliste » (des personnages, une psychologie, une intrigue… simples et lisibles)) – elle participe à l’implantation et au renforcement de la doxa ;
2°/ une littérature concertante (des livres qui font du bruit, un concert, qui se présentent comme scandaleux, « dérangeants », mais bien dans l’air du temps – sous couvert de rupture avec la doxa dominante, elle ne fait que la confirmer) ;
3°/ une littérature déconcertante qui, parce qu’elle travaille réellement dans et sur le langage, demande une attention particulière et couteuse en termes purement communicationnels et rend caduques la « naturalité », l’évidence de nos jugements, de nos horizons d’attente, de nos inférences habituelles et stéréotypées, bref une littérature qui suspend le sens – comme le dit D. Viart, elle échappe ainsi « aux significations préconçues, au prêt-à-penser culturel ».
Un livre à prétention littéraire déconcertant est, aussi et nécessairement, un ouvrage qui, pour reprendre, cum grano salis, une expression de Jean-Luc Nancy, est, à la fois singulier (il n’est pas un reportage « journalistique » neutre et « objectif », mais trace – donc nécessairement écart (le palindrome trace/écart est signifiant, ici) – d’une expérience vive, c’est le livre de l’un) ET pluriel (le lecteur peut dire : « c’est aussi mon expérience » ; c’est, donc, le livre de tous – cf. l’emploi du on d’A. Ernaux dans Les Années). Ou pour le dire dans les termes paradoxaux mais si justes d’A. Badiou, se rappeler que : Tout universel est singulier, ou est une singularité …, mais ajoute-t-il, et il ne faudrait pas l’oublier : singularité soustraite aux prédicats identitaires. C’est, à mon avis, cette soustraction que ne fait pas quelqu’un comme C. Angot dans son écriture.
En étant « simpliste » (car tout cela mériterait l’exposition de raisons (on n’est pas dans le domaine de l’argumentation Vrai/Faux) soumises au débat critique), on pourrait « placer » dans la catégorie 1 : Musso ; dans la catégorie 2 : C. Angot ; dans la catégorie 3 : A. Ernaux.
Ensuite, il faut admettre que le « cas Angot » est intéressant, car il illustre parfaitement l’intrication de trois composantes qui expliquent, sociologiquement parlant, sa trajectoire :
- 1/ sa position dans le champ littéraire (sa place dans l’édition, la critique littéraire journalistique, sa li-visibilité, sa « domination » symbolique, sa légitimité culturelle ostentatoire et proclamée à coups d’ostensoir critique ( ?), même si celle-ci est déniée par l’auteure qui se présente comme « rebelle »…) ;
- 2/ sa posture ( cf. les travaux de Meizoz sur ce sujet : Rousseau, Houellebecq ; pour en savoir plus : http://www.vox-poetica.org/t/articles/meizoz.html) ; cette notion inclut, en effet, inséparablement plusieurs dimensions, a/ une dimension non-discursive (c'est-à-dire « l’ensemble des conduites non-verbales de présentation de soi » qui façonne une image d’écrivain : sa façon de s’habiller, de se présenter, de se mettre en scène), b/ une dimension discursive (son éthos discursif : les « airs que l’écrivain se donne par son discours ») ;
- 3/ et ses dispositions (son style).
Enfin, et de ce fait, il me semble toujours dérisoire et stérile de confronter, sur le mode nécessairement agonistique, des jugements de goût fondés sur d’hypothétiques traits esthétiques/artistiques, inhérents et universels, que posséderait la littérature (mot très ambigu, d’un point de vue logique, car il est à la fois descriptif et axiologique : « est littéraire, ce que, moi, j’appelle La Littérature », avec une majuscule !), traits qu’exemplifierait tel ou tel livre. Il me paraît que la critique littéraire se ridiculise, souvent, quand elle fait des palmarès, organise des concours et des courses à l’instar du PMU (Aristophane, déjà, se moquait de cette attitude avec cruauté et verve dans Les Grenouilles). Plus intéressant, se poser la question de l’usage, individuel et social, esthétique ou non, qu’il est fait de tel ou tel livre. En n’oubliant pas que nous, les lecteurs, sommes pluriels (nous pouvons avoir des usages culturels « légitimes » et « non-légitimes », culturellement parlant, selon les lieux où nous sommes et les partenaires que nous fréquentons, à tel ou tel moment), relativement libres et en même temps membres de communautés interprétatives (le pluriel s’impose) qui régissent nos goûts et nos interprétations, qui conduisent nos conduites herméneutiques ou autres.
Mille et trois excuses pour cet « exposé », trop complexe peut-être, même cuistre pourront penser certains… Mais c’est aussi pour cette possibilité qu’on apprécie Mediapart : fonder et partager une réflexion collective.