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1 - Parfois, des gens, se promenant ramassent en passant un caillou, tiens, il ressemble à quelqu’un. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est que nous ne ressemblons pas, nous sommes quelqu’un, ils nous gardent un peu dans le creux de leur main, il fait bon s’y réchauffer, puis nous relâchent machinalement sans s’imaginer la peine qu’ils nous font, rejoindre dans la médiocrité les million de cailloux qui jonchent les bas-côtés, alors qu’avoir été choisis, même un instant nous avait permis d’espérer une autre vie, une expérience intéressante, sortir de cet anonymat qui nous mine et de ce rôle assez peu flatteur de caillou au bord de la route.
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2 - Je suis une caillette. Mes parents m'ont appelée Ameth en s'inspirant de la Côte Améthyste qui est notre base. Parents c'est beaucoup dire, je devrais dire ma mère (ma roche-mère), car nous nous multiplions par division, cassure, fracture plutôt que par union et le père ne joue pas grand rôle dans tout ça.
Le monde des cailloux a une histoire humble, discrète, mais je pense que l‘on peut dire, très utile. Et certains cailloux ont même su se distinguer dans le courant de notre longue histoire.
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3 - Mais revenons à la mienne. Je joins à cette histoire la photo de ma classe de Cm2, avec notre instit. Monsieur Solex.
Chaque classe dure plusieurs centaines de révolutions autour du soleil et à chaque récréation on a le droit d’aller se faire rouler au fond de la rivière, à condition de rentrer en classe sec et bien coiffé.
Vous pouvez distinguer les grands caïds à l’arrière plan, Pierrot, Rocky et les filles qui les révéraient, Gravière, Opale juste devant se faisant peloter. Moi je suis au premier rang, au bord, à droite, avec un sourire niais. (Parfois on m’appelle Niky, c’est assez joli mais je n’ai jamais compris pourquoi ) Je me rends compte que j’ai toujours occupé cette place dans les photos de classe, surtout pas coincée entre deux cailloux, mais sur le bord, hautaine et la première à déguerpir quand cet exercice ridicule prend fin.
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4 - (Légende : Cailloux d'eau douce) Je ne sais pas ce que sont devenus la plupart d’entre eux qui faisaient bien les malins, mais certains sont tombés entre des mains bienveillantes et fidèles qui ont changé le cours de leur vie.
La vie des cailloux ça se compte en millénaires, même en millions. C’est le temps qui nous patine, nous roule les uns contre les autres et nous permet très lentement de vêtir des formes si régulières et un doux velouté de la peau.
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5 - ( Cailloux d'eau douce en voie de sablonisartion ) Le temps nous embellit. Si on est choisi puis rejeté un jour, ce n’est qu’une question de temps pour que quelques milliers de révolutions plus tard on ait enfin atteint son point de perfection .
Et ce point de perfection , on l’atteint grâce aux autres qui nous roulent et nous re-roulent, révolution après révolution. Un caillou n’est rien sans ses congénères. Notre monde est fait d’ambition personnelle et de solidarité. L’une n’existe pas sans l’autre.
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6 - Si un caillou a une fracture, il ne peut compter que sur les autres pour transformer cette fracture en beauté, une particularité de douceur et d’arrondi. Qui peut faire penser à un oeuf.
Que peut-on vouloir de mieux que d’atteindre la perfection d’un oeuf ? D’un ovale parfait.
Mais l’oeuf n’est qu’une étape. Le caillou va se fractionner à nouveau dans la violence des torrents, repassera plusieurs fois dans le courant du temps par cette forme parfaite, mais de plus en plus petit.
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7 - Il peut arriver que l’on soit éjecté du groupe et isolé dans un coin, dans une impasse, on a beau se contorsionner de toutes les manières, seul le prochain orage nous remettra en mouvement et nous permettra de rejoindre nos collègues.
Ces moments de solitude sont difficiles à vivre mais ils nous permettent de prendre de la distance et ainsi d’avoir une vision de notre propre destinée et de celle des autres. Au fond, il ne faut pas oublier que nous ne sommes que des cailloux et des caillettes et relativiser nos peines, qui, à l’échelle de l’univers ne sont rien, rien que des crottes sèches derrière une malle, comme disait notre prof. de théâtre (René Simon) à notre sujet.
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8 - Le problème qu’il avait avec nous c’est que nous n’avons qu’une expression ce qui nous limite dans notre jeu. Notre expression peut varier dans le temps long mais les spectateurs sont pressés.
Après, ce qui compte c’est ce que nous faisons de nos fractures. Le temps qu’il faudra pour qu’elles deviennent belles, qu’elle soient une partie de nous. Nous savons tous d’où nous venons, combien de fractures il nous a fallu pour être ce que nous sommes, nous l’ajoutons souvent à notre nom. Par exemple Ameth 34b veut dire que je suis le résultat de 34 fractures et que je viens de la lignée b. On prend la lignée majoritaire.
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9 - Quand on en arrive là, à 34, c’est qu’on a bien roulé sa bosse, qu’on s’est bien fait rouler, qu’on est petit mais de plus en plus parfait, mais loin encore de la perfection, le grain de sable.
Le grain de sable est notre but, notre quête du Graal, gagner la vie éternelle du grain de sable, et l’ultime beauté.
Mais il ne faut pas confondre grain de sable et poussière.
Etre grain de sable est le nirvana, être poussière est le néant. Prenez un microscope et vous comprendrez ce que je veux dire. ( Certains élèvent de la poussière, n’importe quoi.)
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10 - Nous ne savons pas exactement combien de révolutions autour du soleil il nous faudra pour chaque fracture, division, donc je ne sais pas quand aura lieu ma dernière division.
Ce que je sais c’est que nous subissons une soixantaine de fractures. Entre chacune, il peut se passer des centaines de révolutions, des milliers, des millions, donc l’essentiel est de vivre tranquillement sa vie de caillou, toutes ses aventures, tous ses différents états, dans la plus grande volupté et dans un état de pleine conscience.
L’espoir de chacun, quand on a atteint ce point de perfection, est d’être choisi, parmi des millions d’autres, pour faire partie des grains de sable qui s’écoulent dans un sablier.
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11 - Tout ça pour ça ?
Etre enfermé dans du verre et s’écouler de temps en temps à travers le goulot d’étranglement du sablier ?
Il faut se rendre compte que le sablier est le seul endroit où le grain de sable peut encore améliorer son aspect, sa douceur, sa rondeur, le sablier est le seul endroit où un grain de sable peut encore améliorer son être. C’est le nirvana à la puissance carrée, l’endroit où le grain de sable atteindra l’ultime beauté.
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12 - (Légende : Sable de rivière à gauche, sable de mer à droite) Une préoccupation, un profond doute, une idée fixe nous obsèdent, nous turlupinent, créent des tensions difficilement apaisées, qui reviennent sans cesse et qui ont tendance à nous gâcher la vie, dans notre nirvana qui finalement n’est pas si nirvanesque que ça : Quels sont les plus beaux grains de sable, les grains de sable de mer ou les grains de sable de rivière ? Nous ne sommes jamais arrivés à une réponse juste et durable.
C’est une question qui reste ouverte, qui ne peut pas avoir une réponse, parce que ce serait condamner la moitié d’entre nous, et sur quels critères ?
De couleur ? Il y en a tant. De finesse ? De fluidité ? De régularité dans les formes ?
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13 - ( Légende : Sable de mer ) On peut souhaiter que cette question n’ait jamais de réponse et apporte à chacun d’entre nous un inconfort, une béance, un irrésolu, qui nous évitent de tomber dans une sorte d’autosatisfaction préjudiciable, qui nous stimulent et nous tient éveillés, vivants.
Bien sûr que de nombreux scientifiques parmi nous analysent tous les éléments qui pourraient un jour apporter une réponse rationnelle, donc impartiale, mais à ce jour aucun résultat n’est probant. Il est vrai que ces scientifiques sont tous juges et parties mais qu’y faire ? Qui pour nous juger, mieux que nous-mêmes ?
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14. (Légende : Sable de rivière ) Le temps passant, nous nous dirigeons vers une parfaite égalité et l’incertitude s’apaise doucement, lentement.
Certains disent que dans un sablier on peut noter une fluidité très légèrement supérieure pour l’un, que pour un espace de temps égal, la quantité de grains dans un cas est très légèrement supérieure à l’autre. Les expériences sont encore en cours. Ce que j’ai remarqué, lorsque j’étais encore caillou, c‘est que le sable de rivière est plus grisâtre et quand on roule dedans, il nous laisse une trace poussiéreuse sur le dos. (Ceci dit entre nous, je n’ai aucun élément pour le prouver.) Et puis un caillou qui fait sa vie au fond d’une rivière peut se retrouver en mer, donc sable de rivière et sable de mer se mêlent.
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15 - (Légende : Coquillages processionnaires et coquillages en voie de sablonisation) Mais la grosse différence c’est que le sable de mer est en grande partie issu non pas de nous cailloux et caillettes, roches et rochers, pierres et pierrots mais de coquillages et coquillettes qui subissent le même genre de traitement que nous, roulés, eux, par la mer et la mer peut être très vigoureuse parfois. Et comme les coquillages sont plus friables que nous, leur devenir-sable est plus rapide.
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16 - Mais je vais reprendre l’histoire par le début, non pas le début, mais il y a très longtemps, et révéler des choses assez étonnantes que vous aurez du mal à croire.
Les cailloux ont une écriture qui existait bien avant celle des égyptiens ou des sumériens ou je ne sais quoi. L’écriture nous constitue. Ou plutôt chacun de nous constitue l’écriture, nous sommes chacun l’élément d’un mot. Des milliers de récits s’écrivent le long des routes, dans le lit des rivières, les récits ont la capacité d’évoluer avec les éléments, le vent, la pluie, le récit se désagrège puis se forme ailleurs, pas tout à fait le même.
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17 - Certains d'entre nous ont eu envie de fixer les choses, d'être moins dépendants des éléments, s'enfoncer dans la terre ne suffisait pas, on a cherché des matières qui pouvaient nous fixer plus durablement. Et aux rentrées scolaires pendant cette période là on avait chacun nos médaillons qui représentaient notre nom qu'on portait fièrement.
Mais nos copains, copines enserrés dans ces médaillons en ont eu vite marre, il a fallu tout casser. "Sortez moi de là, je ne représente rien, je suis moi-même, c'est tout." Une véritable révolte, on avait beau leur dire, "patientez, notre tour viendra et vous serez libérés." Mais rien n'y faisait, un chahut insupportable.
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18 - Cette mode des médaillons et cette guerre des cailloux ont duré tout de même pendant pas mal de révolutions, mais finalement tout le monde est tombé d’accord que la liberté est essentielle et que les médaillons n’étaient qu’une passade, une mode. Les mots, les récits ont retrouvé leur fluidité, leur fragmentation, leur sens caché, leurs sous-entendus.
Mais l’idée a fait son chemin. Les médaillons sont réapparus, puis d’autres objets plus importants, plus symboliques, un thème semblait sortir de ces efforts collectifs, la force, mais aussi la défense, la protection.
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19 - Et curieusement tout le monde participait sans récrimination, comprenait que les rôles étaient changeants, les idées surgissaient et chacun trouvait sa place, tantôt agissant, tantôt modèle. Tous semblaient heureux de prendre part à cette activité effrénée dont chacun comprenait l’importance malgré leur nostalgie de retrouver le fond des rivières.
Défendre leur ami, c’était se défendre eux-mêmes, contre l’oubli, contre l’injustice, contre la cruauté.
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20 - Ça pouvait être aussi une sorte de jeu de rôle où chacun, seul ou à plusieurs représentaient leur préoccupation du moment, qui pouvait être un besoin de protection, mais aussi un besoin de spiritualité, le besoin de s’élever ou le besoin de ralentir, le besoin de redonner un sens à leur vie collective, qu’ils avaient un peu oubliée.
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21 - Notre sens du théâtre, aiguisé par les cours que nous avions eus plus jeunes, nous revenait et nous enthousiasmait. Nous trouvions enfin comment nous exprimer malgré nos moyens limités. Nous habitions la scène, nous nous révélions à nous mêmes, nous nous surprenions.
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22 - ( Légende : Le messager et son chien ) Après ce magnifique temps de communion, nous avons chacun repris le courant de notre vie, rejoint nos fonds de rivières, bords de routes pour poursuivre notre destinée de grain de sable, non sans nous promettre de nous retrouver toutes les centaines de révolutions et reprendre ce jeu magnifique.
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23 - ( Légende : Nos roches-mères installées en brises-lames au large des plages )
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A la 34 ème fracture nous sommes à 8 655 490 272 petits cailloux issus de notre roche-mère et autant de l’autre côté. Pour être grain de sable il faut un minimum de 60 fractures. Je n’ai pas calculé le nombre de grains de sable à la fin du processus.
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24 - ( Nos roches-mères engrillagées ) Certaines de nos roche-mères se retrouvent parfois immobilisées, maçonnées ou engrillagées. Leur vie de roches fracturées et roulées est interrompue. Elles patientent. Mais comme les réalisations humaines n’ont qu’un temps, ces périodes de captivité sont très courtes.
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25 - ( Galets sciés ) A propos d’humains justement, nous nous demandons s’il ne sont pas à l’origine de nombreux troubles que nous avons remarqués.
Nous avions eu une assemblée réunissant les têtes pensantes s’étonnant de l’abondance ponctuelle de ces courants d’eau violents le long des chemins et des routes et dans le même temps une baisse du niveau de l’eau dans les rivières qui nous met de plus en plus à découvert, nous empêche de nous faire rouler par nos congénères et ralentit notre évolution. En bref une tendance au trop ou au pas assez.
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26 - Aucune décision ne fut prise et toutes ces têtes pensantes furent entraînées et dispersées par un gros orage et par l’excès d’eau dans les caniveaux. Mais la réflexion continue.
Quelques idées avaient été lancées, comme migrer plus profondément dans les lits des rivières, se rassembler nombreux à différents points des caniveaux pour limiter l’afflux d’eau, mais rien n’est ressorti que de très basique, une prochaine réunion est prévue.
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27 - ( Légende : Le groupe des astronomes )
Et moi, je me suis perdue, impossible de remettre la main sur moi, mais ne vous en faites pas, je sais où je suis, et je ne manquerai pour rien au monde notre rendez-vous dans une centaine de révolutions pour reprendre notre jeu où nous l’avions laissé.
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28 - « Quand le soleil décline à l’horizon, le moindre caillou projette une grande ombre et se croit quelque chose. » Victor Hugo (Les grands hommes)
« Et toi tu projettes quoi ? vieux schnock »
Portfolio 18 juillet 2024
Ameth 34 b Histoire d'un·e caillou·ette
Où grâce au récit d’une des leurs, Ameth 34b, on se fait une idée plus précise de la vie des cailloux·ettes et où on a une révélation étonnante, on peut même dire bouleversante.
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