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Billet de blog 17 mai 2025

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Avoir un passé traumatique imaginaire : Enric Marco

Le film « Marco, l’énigme d’une vie » donne un exemple de trajectoire biographique, construite sur des souvenirs traumatiques fictifs (1).

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Attention, si vous n’avez pas vu ce film, sachez que je divulgâche l’intrigue largement, dans les propos qui suivent.

Le Dictionnaire étymologique de la langue française indique que le mot traumatique apparaît au XVIe siècle, à partir du grec traumatikos, de trauma, la blessure (2). 

Le film (1) débute à la fin des années 1960, quand Enric Marco, ouvrier presque quadragénaire, participe à une manifestation antifranquiste d’étudiants. Affronter la répression du mouvement le conduit à sympathiser avec des jeunes, qu’il peut impressionner en leur racontant un parcours militant, dont on ignore la réalité. Il prend alors connaissance de la déportation de 9000 Espagnols, pendant la Seconde Guerre mondiale. Exilés en France après l’arrivée au pouvoir de Franco, ils ont été principalement déportés vers le camp de concentration de Mathausen. Le retour des survivants, dans l’Espagne franquiste, a été difficile. Enric Marco fait sienne cette histoire, à ce moment-là, et change de vie en quittant sa première femme, pour une étudiante.

Trente ans sont éludés. Enric Marco intègre une association nationale d’anciens déportés, après avoir falsifié un document prouvant qu’il aurait été interné, dans le camp de Flossenbürg. Il en devient le président, alors qu’un historien spécialiste de la déportation des Espagnols, Benito Bermejo, a des doutes sur son récit, dès 2001.

A l’approche des commémorations des 60 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’exposition des anciens déportés espagnols augmente. Benito Bermejo approfondit ses recherches et prouve, par un rapport détaillé, transmis à l’association des anciens déportés, qu’Enric Marco a menti. Il serait en fait allé, en Allemagne nazie, dans le cadre d’un accord de coopération avec le régime franquiste, comme travailleur volontaire. Il aurait connu un court emprisonnement, mais en aucun cas un internement en camp de concentration.

Démasqué et destitué de sa présidence associative, Enric Marco continue à avoir une vie publique. Il meurt à 101 ans, en 2022.

Le film n’explique pas les mensonges d’Enric Marco, mais ne le montre pas comme inconscient de la réalité. Il mentirait plutôt par un besoin compulsif de notoriété, d’être écouté.

Mais, au-delà de la psychologie d’Enric Marco, son parcours s’inscrit dans l’histoire de l’émission et la réception des témoignages sur la Shoah.

Concernant la France, dans L’Ere du témoin, Annette Wieviorka distingue trois époques (3). La première période correspond à l’immédiat après-guerre, jusqu’au procès Eichmann (1961). C’est la période où les survivants, ou même les morts à travers les récits écrits qu’ils ont laissé, témoignent du génocide mais aussi de la vie des communautés juives d’Europe de l’est avant la guerre, dans un monde indifférent. Au-delà des communautés juives, ces témoignages ont une faible audience : « ainsi, la mémoire individuelle inscrite dans celle d’un groupe clos qui pourrait être identifié à la famille se construit dès l’événement. Mais cette mémoire n’est pas dans l’air du temps, elle ne présente guère d’usage politique » (p. 47).

A partir du procès Eichmann et jusque dans les années 1970-1980, la mémoire du génocide prend plus de place dans l’espace public. Le procureur du tribunal qui juge Eichmann accorde une place centrale aux témoins (p. 118).

Finalement, une troisième période débute dans les années 1970, alors que les survivants de la Shoah deviennent grands-parents. C’est, à proprement parler, ce que Wieviorka appelle « l’ère du témoin ». Elle se distingue sur la forme par le recueil massif de témoignages, l’essor des entretiens filmés, éventuellement télévisés, et sur le fond par un encouragement de l’expression de l’émotion, à l’image du projet de la fondation du cinéaste Steven Spielberg (p. 142).

Qu’est-ce qui caractérise l’historiographie de l’ère du témoin ? Pour Wieviorka, elle est marquée par une « américanisation de l’Holocauste [qui] ne se réduit pas à cette translation du ou des centres producteurs d’histoire et de mémoire. Elle produit aussi sa propre vision de la Shoah, une vision largement exportée par le biais notamment des films […] [exempte de] vision tragique […] [ce qui] coïncide mal avec celle que l’historien se forme quand il étudie le génocide des Juifs » (p. 153).

Si l'Espagne a sa propre histoire, marquée par la fin du franquisme en 1975, l'exportation de la vision américaine de la Shoah l'a concernée aussi. 

Or, Enric Marco est montré comme sachant parler et raconter, à une période qui en avait besoin. Les témoins réellement traumatisés par leur internement en camp de concentration savaient moins bien discourir.

*****

Crédits et sources :

(1) Arregi, Aitor et Garaño, Jon. « Marco, l'énigme d'une vie », Atresmedia Cine, Atresmedia et BTeam Pictures (2024). Présentation du film, dans la base IMDb : https://www.imdb.com/fr/title/tt29298085/

(2) Bloch, Olivier et Von Wartburg, Walter. Dictionnaire étymologique de la langue française. Presses Universitaires de France, Paris (2012).

(3) Wieviorka, Annette. L'Ere du témoin. Fayard, Paris (2013).

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