Le roman L’Emprise de Sarah Chiche est le récit le plus abouti, que j’ai lu à ce jour, sur les fausses psychothérapies prédatrices (1).
N’ayant pas l’intention, en l’espèce, d’en dévoiler l’histoire et son dénouement, je préfère me focaliser sur deux aspects, qui font écho à la littérature en psychologie, sur le même thème.
Le premier aspect est le caractère « fondateur » et effracteur de la première, ou des premières consultations avec le faux psychothérapeute pervers, qui entend commencer à mettre son/sa patient(e) sous emprise.
Marguerite Diday-Desbiendras distingue, en effet, six stades, dans la mise sous emprise (2) :
- « Le début de la relation est vécu dans une sorte d'euphorie où tout va très vite, le stade « sur un petit nuage », celui où la séduction opère et captive » ;
- « De manière concomitante ou rapidement après, la victime commence à accepter l'inacceptable de la part de son futur bourreau, mais n'a pour seule référence que ce début idyllique et le mythe fondateur de la relation. Elle est littéralement sous le charme et ne réagit pas. Le deuxième stade « tout va bien Madame la Marquise » » ;
- « Peu à peu un mal-être profond s'installe, accompagné de symptômes variés, notamment psychosomatiques, mais aussi des angoisses diffuses, rarement attribuées par la personne à ce qu'elle vit au sein de la relation d’emprise. La victime se rend compte qu'elle n'est pas très heureuse [mais] l'idée n'est pas de se séparer, mais de tout arranger. L'entourage proche peut lui renvoyer des inquiétudes, mais il se confronte à un mur. Le stade « mais je l'aime » » ;
- « Avec le vent des premières prises de conscience arrivent les douloureuses désillusions. Le quatrième stade, « quoique je fasse, je suis coincée », est le plus difficile et le plus dangereux en terme suicidaire » » ;
- « Le cinquième stade débute lorsque l’idée de partir commence à cheminer. C'est le début des « allers-retours ». A ce stade, la femme expérimente la distance et commence le deuil de la relation » ;
- « Le stade « comment j’ai pu supporter tout ça ». Il perdure tant que la femme se vit comme une évadée dont la liberté serait en sursis ».
Sarah Chiche raconte très précisément, dans son premier chapitre, comment la mise sous emprise commence par l’acceptation d’une kyrielle d’injonctions et d’invraisemblances qui la choquent, mais qui sont cristallisées, dans un acte contractuel avec le préda-thérapeute. Cette acceptation commence par l’inconfort physique ressenti au contact de ce dernier.
La narratrice consulte ce thérapeute, conseillée par ses parents, après une rupture sentimentale et un deuil douloureux, ce dernier lui ayant toutefois apporté un important héritage.

Agrandissement : Illustration 1

Quand commence la première consultation avec ce thérapeute, il lui fait comprendre qu’elle est importante. Au cours de l’anamnèse, elle lui expose toutes ses vulnérabilités (chose normale devant un psychothérapeute), alors qu’il se tait.
La première prise de parole du thérapeute, en fin de séance, est pour dramatiser à dessein la situation de la narratrice, tout en conditionnant la guérison au respect strict de ses directives.
Ces directives tiennent à la négation des besoins primaires de la narratrice, en lui imposant isolement, faim, arrêt de certains traitements médicamenteux et fatigue. Accepter cela permet à la victime de franchir de premières barrières, tout en la rendant physiquement plus sensible à la suggestion.
Les directives du préda-thérapeute obligent aussi la narratrice à lui faire des compte-rendu exhaustifs de tout son quotidien et de toutes ses pensées. Cela permet l’installation d’une emprise semblable à celle des mouvements qualifiés de sectaires, telle que décrite par Etienne Jacob, dans la vidéo ci-dessous.
Les directives du préda-thérapeute imposent, en outre, un dispositif non protocolaire à ses séances : la narratrice doit y participer en étant nue et en payant un prix très élevé, en liquide. Enfin, dès ce préambule, le préda-thérapeute force la narratrice à renoncer à la rationalité qui était la sienne, puisqu’il évoque le diable.
Commencent dès lors à s’insinuer, dans l’esprit de la narratrice, une somme d’injonctions et de contre-vérités, dont la non-observance est assortie de menaces terrifiantes, plus ou moins explicites, qui vont l’habiter presque malgré elle, même en dehors de tout contact avec le préda-thérapeute. Cela peut être l’idée que si ses proches se parlent et sympathisent entre eux, c’est pour lui nuire. Cela peut être l’idée que critiquer le préda-thérapeute, c’est critiquer la victime ou remettre en cause sa parole. Cela peut être l’idée que lire des livres de psychologie ou de développement personnel, c’est montrer de la défiance envers le préda-thérapeute, défiance entrave à la guérison.
Le deuxième aspect que je voudrais souligner est ainsi la difficulté extrême de la narratrice à prendre ses distances avec le préda-thérapeute, alors même qu’elle en perçoit progressivement toutes les limites. On pense à une addiction à une drogue. La victime est d’abord enivrée par son pseudo travail thérapeutique, sa lumière, avant de simplement souffrir de crises qu’elle pense être de manque. Elle est également prisonnière de la fiction énoncée par le préda-thérapeute, qui explique tout et son contraire par les mêmes causes un peu mystérieuses, de traumatismes à retrouver dans la mémoire du corps, grâce à son seul guidage.
Dans la conclusion de son ouvrage, Delphine Guerard résume cela(3) : « Doté de qualités et de pouvoirs lui permettant de réaliser des exploits, de défier les lois de la nature, le Maître-de-secte peut couvrir tous les besoins d’autrui et il s’impose comme l’incarnation de notre destin. Intrusif, il est omniprésent dans la vie des adeptes, il intervient dans tous les domaines, il exerce un contrôle permanent, il planifie toute l’existence, il envahit l’espace privé de l’autre. Il faut rester auprès de lui, suivre ses recommandations, ses prescriptions, sinon l’autre ne pourra jamais s’en sortir, sinon l’autre va tomber malade ou devenir fou. Ainsi, le lien se veut exclusif et fusionnel, un attachement excessif se met en place. C’est alors une grande satisfaction que le Maître-de-secte éprouve, une jouissance narcissique, il se sent véritablement exceptionnel et indispensable : l’autre est devenu sa chose, il est totalement dépendant de lui, il a besoin de lui ».
Cependant, Delphine Guérard note également que l’emprise sectaire implique une sorte d’engagement actif de la victime : « en effet, personne n’est forcé à « entrer dans une secte ». Bien souvent, il s’agit d’une rencontre marquée par le sceau de la passion avec les membres d’un groupe et son leader. Sous le charme, séduit, l’individu en recherche, en quête, désireux de se transformer, d’apprendre, de s’initier à de nouvelles pratiques, s’engage assez précipitamment dans un processus de changement, s’adapte peu à peu au fonctionnement du groupe et adhère de façon inconditionnelle au discours et aux principes du Maître. Seulement, en s’engageant dans un tel processus de transformation, il ne perçoit pas la destructivité à l’œuvre dans le dispositif et les procédés utilisés, et méconnaît ses effets sur sa vie psychique. Tout en étant particulièrement actif, il se retrouve dans un état d’aliénation, étant désubjectivé, dépersonnalisé, dévitalisé, déshumanisé ».
Ainsi en est-il peut-être de la sortie d’emprise, comme de celle d’une dépendance à un produit : « déclic » individuel et solidarité sans faille de l’entourage sont complémentaires, interdépendants et indispensables.
PS : Je remercie Cécile Bouanchaud, journaliste au Monde, pour ce précieux conseil bibliographique. Lisez ses articles ici : www.lemonde.fr/cecile-bouanchaud/.
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Crédits et sources :
(1) Chiche, Sarah. L’Emprise. Grasset (2010).
(2) Diday-Desbiendras, Marguerite, « La relation d’emprise dans le contexte conjugal » in Souche, Lionel et Baltenneck, Nicolas, Mieux comprendre la thérapie EMDR : 13 études de cas. Editions In Press (2019), pp. 347-372.
(3) Guerard, Delphine. L'emprise sectaire : Psychopathologies des gourous et des adeptes de sectes. Dunod (2022)