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Ballarò est le marché le plus ancien de Palerme. Ses origines remontent à la période arabo-normande de la ville et il a lieu tous les jours dans le quartier d’Albergheria, en plein centre. Il s’étend entre le corso Tüköry et l’église de Gesù (également appelée " Casa professa ") avec à mi-chemin la piazza Ballarò, son église du Carmine Maggiore et ses quatre télamons portant la belle coupole multicolore. Des centaines d’étals vendent du matin au soir des denrées alimentaires de toutes sortes, fraîches et magnifiques, et les vendeurs, en général plutôt allergiques aux appareils photos, lancent les " abbanniate " (vente à la criée typique de Palerme, où les vendeurs vantent la qualité de leurs produits par des appels chantés) La concentration des personnes et des marchandises est vertigineuse et donne une impression d’effervescence et de dynamisme que j’ai rarement ressenti sur un marché européen.
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Palerme est l’une des rares villes italiennes à avoir encore un centre historique non gentrifié. Ici l’on ressent une très forte cohésion sociale, un sens de la communauté très prononcé et une forte proximité entre les gens, qui passent une bonne partie de leur vie dans la rue. L’espace public n’est pas un lieu anonyme mais le centre névralgique de la culture populaire et de la vie de Palerme, qui se régénèrent depuis des siècles, creuset des diverses cultures qui ont constitué l’identité de cette ville. Bien sûr, Ballarò c’est aussi le chaos, la saleté, les problèmes de trafic et de consommation de drogue ou encore la micro-criminalité. Mais ces dernières années, des progrès substantiels ont eu lieu concernant l’hygiène et l’ordre public, avec l’assainissement de nombreuses décharges à ciel ouvert qui naissaient parmi les gravats. Cette configuration urbaine particulière a des origines historiques : le centre de Palerme, fortement endommagé par les bombardements durant la Seconde Guerre mondiale, ne fut qu’en partie reconstruit. Les administrateurs de l’époque, en accord avec la mafia, préférèrent bâtir de nouveaux quartiers, créant une énorme opération de spéculation immobilière connue sous le nom de " sac de Palerme ".
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Les anciennes déchetteries à ciel ouvert sont devenues des placettes lilliputiennes dotées de bancs et colorées de peintures murales, comme la piazzetta Ecce homo. Les associations d’habitants, telles que SOS Ballarò par exemple, se battent pour faire vivre le quartier, favoriser l’intégration des populations étrangères, réglementer sans répression la partie du marché dite baratto (troc), où l’on vend de manière illégale, et équiper le quartier de sanitaires publics.
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Le marché de Ballarò et le centre historique qui l’accueille me semblent être un monument vivant à l’histoire du genre humain, à son intelligence, à ses ressources, à la vie. À Ballarò, j’ai eu l’impression d’assister à quelque chose d’incroyablement vivant, qui se déroulait sous mes yeux, mais qui aurait pu avoir lieu presque de la même manière il y a deux cents, cinq cents ou mille ans.
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L’Opera dei Pupi est le théâtre traditionnel de marionnettes du Sud de l’Italie. Il existe trois traditions différentes, celles de Palerme et de Catane, ainsi que celle de Naples désormais disparue. L’origine de ce théâtre est incertaine et sujette à discussions. Le célèbre ethnographe de Palerme Giuseppe Pitrè (1841-1916) fut parmi les premiers à en parler à la fin du XIXe siècle alors que la tradition existait probablement depuis quelques décennies, voire plus d’un siècle. Le goût pour les récits emboîtés et rocambolesques rappelle sans aucun doute l’esthétique baroque. Les thèmes sont les chansons de geste du cycle carolingien, ainsi que " l’Orlando Furioso " de l’Arioste et " l’Orlando Innamorato " de Matteo Maria Boiardo : la défense de la Chrétienté contre la menace sarrasine, l’esprit chevaleresque, le sens de l’honneur, la foi chrétienne, et enfin la femme, créature idéalisée et virginale dont les héros partent à la rescousse.
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Enzo Mancuso, fils et petit-fils de grands marionnettistes, est le directeur du théâtre Carlo Magno, situé dans le quartier de Borgo vecchio à Palerme, dans une rue excentrée, via Collegio di Santa Maria, non loin du port. Une plaque nous rappelle que dans cette même rue est né l’écrivain et anthropologue Giuseppe Pitrè. Enzo est né en 1974, il a un visage sympathique qui rappelle celui du chanteur Domenico Modugno. On voit qu’il aime beaucoup son métier qu’il exerce à plein temps, mais il m’explique que dans le passé beaucoup de marionnettistes avaient un autre travail et qu’ils ne sillonnaient les provinces siciliennes et produisaient des spectacles sur les places qu’à certaines périodes de l’année. Encore aujourd’hui certaines personnes le font, s’improvisant marionnettistes. Mais lui tient à se définir comme professionnel.
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Puparo (marionnettiste) est un métier complexe qui implique un large éventail de compétences. Il faut connaître le répertoire par cœur (une très vaste série de canevas à partir desquels le puparo improvise), savoir animer les marionnettes, réciter en utilisant quatre, cinq ou plus de registres vocaux différents, déclamer des versets dans le style solennel de la tradition, produire les sons nécessaires à la narration à l’aide d’une chaussure en bois (qui fonctionne comme une percussion sur le plancher en bois sonorisant les coups d’épée et de poing), mais aussi de petites trompettes, de cloches et de mille autres accessoires cachés dans les petites coulisses exiguës de la scène. Comme si ce n’était pas suffisant, un marionnettiste doit savoir construire et réparer les marionnettes, travaillant le bois, parfois même s’occupant de les peindre ou créant les très élaborées armures en métal souple. Derrière les coulisses, Enzo est assisté par Giovanni, expert marionnettiste, et par un assistant " de coulisse ". Dans la petite salle remplie de bancs colorés, la musique est assurée par un petit piano à cylindres, à manivelle, actionné par l’un des enfants d’Enzo. C’est le début de l’apprentissage du futur puparo, à travers une phase d’observation participative.
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Enzo suit rigoureusement la tradition. Le spectacle d’aujourd’hui s’appelle " Duel entre Orlando et Rinaldo pour l’amour de la belle Angelica ". Les Chrétiens défendent Paris assiégé par les Sarrasins. Au milieu de cette guerre impitoyable les cousins Orlando et Rinaldo se disputent le cœur d’Angelica. Une intrigue classique, efficace, attirante, à la base de beaucoup d’œuvres du passé et du présent. Un stéréotype en somme, au sens positif du terme, interprété comme un splendide rituel à chaque fois renouvelé par le grand marionnettiste Mancuso.
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Le répertoire de l’Opera dei Pupi a traversé les siècles, mais dans notre société actuelle il faut une intelligence et une élégance particulière pour le jouer avec brio et légèreté, sans tomber dans les pièges idéologiques de la religion, du sexisme et de l’islamophobie. Les clés de cette formidable réussite me semblent être, dans le cas d’Enzo Mancuso, l’humour et l’amour du spectacle, le détachement ironique des valeurs que le répertoire véhicule, et la capacité à allumer dans les yeux des enfants et des adultes une surprise incrédule devant ce monde de fiction qui prend vie devant eux et nous, comme une magie hors du temps.
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Dans le centre de Gênes, à côté de la via del campo, où « du fumier naissent les fleurs », comme le disait la chanson de Fabrizio De André (peut-être la figure majeure de la chanson à texte italienne, 1940-1999. Originaire de Gênes il raconte, dans sa chanson " Via del campo ", le petit monde du ghetto de Gênes), il y a un quartier de ruelles étroites et sombres, qui depuis toujours accueille les communautés les plus marginalisées, celles-là mêmes qui dans presque tous les centres-villes d’Italie et du monde ont été rejetées plus loin. Autrefois ghetto juif puis quartier de prostitution féminine, il se partage aujourd’hui entre la prostitution transsexuelle, les communautés étrangères de foi musulmane et les Génois qui y ont élu domicile. Les ruelles débouchent sur une petite place ornée de plantes et de fleurs, la piazzetta don Gallo, siège de l’association Princesa. Princesa est la voix des travailleuses du sexe du quartier, transsexuelles italiennes et étrangères, qui exercent de manière autonome dans les bassi (habitations d’une ou deux pièces au rez-de-chaussée, dotées d’une seule ouverture donnant directement sur la rue) donnant sur les ruelles. Tout le monde ici garde un souvenir très vif de don Andrea Gallo, important personnage génois décédé en 2013, ami des princesas du ghetto, prêtre de rue et ancien résistant, rebelle et anti-autoritaire, adepte de « l’Évangile selon De André ». Le quartier a divers problèmes de criminalité, mais la présence constante des prostituées dans les rues rassure les habitants. À tel point qu’il y a quelques années, lorsque le maire de Gênes voulut expulser les trans du quartier, tous les habitants se réunirent et signèrent en masse une pétition pour qu’elles restent.
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Rossella Bianchi est la présidente de l’association Princesa et l’âme de la petite communauté trans. Née Mario Bianchi à Lucques, en 1942 (et enfin reconnue, depuis 2017, comme Rossella sur ses documents officiels), elle est partie très jeune de sa ville où on la traitait comme un phénomène de foire et a trouvé à Gênes un endroit où exprimer librement son identité. Rossella a écrit plusieurs livres autobiographiques, mais aussi des œuvres de fiction. Elle aime raconter. Elle est fan de Marylin Monroe , de la blondeur et du Brésil, pays où elle se rend chaque hiver depuis trente ans. Elle se souvient des nombreuses amies et collègues tuées par le sida ou par la violence. Elle est heureuse de se sentir encore jeune et pleine d’envie de vivre à son âge. C’est une personne joyeuse et pleine d’énergie.
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Voici son histoire, avec ses propres mots : " Tu devais simplement te résigner à la condition d’être un être abject, une nullité. Mais puisque j’avais décidé fermement que c’était mon corps qui devait s’adapter à mon cerveau et pas le contraire, j’ai continué ma route, tout en sachant que la mienne ne serait pas un chemin pentu mais un mur à escalader. Et lorsque j’ai compris que cette société qui m’avait traitée à coups de pied au cul avait de grosses fissures dans lesquelles tu pouvais te glisser, je sais pas ce que vous auriez fait vous, mais voilà ce que j’ai fait : cyniquement, avec détermination, de manière machiavélique, j’ai attrapé cette opportunité et je l’ai exploitée. Terminée la faim. Terminée l’humiliation. Une maison complètement pour moi. La normalité. « Mais le prix à payer » vous me direz, « la perte de la dignité ». « Non, au contraire, une dignité retrouvée » je réponds moi. Quand t’as plus faim, que tu dois pas demander ou faire la manche mais que tu peux acheter, que tu dois pas attendre mais que tu disposes, moi, celle-là, à tort ou à raison, je la considère dignité retrouvée. "
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Ursula est napolitaine. Elle vit dans une pièce au rez-de-chaussée avec Roberto et leur chienne Tanya. Quand elle était jeune homme elle faisait partie de l’équipe de football de Salerne. Aujourd’hui elle a 75 ans. Elle semble être une femme heureuse. Elle a une douceur dans la voix et dans ses attitudes qui la font paraître beaucoup plus jeune.
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Rossella et Ursula me racontent comment le quartier a changé. Autrefois elles étaient une centaine de transsexuelles, ici dans l’ancien ghetto, à ne travailler que de nuit, car de jour c’étaient les femmes, qui ne voulaient pas de leur concurrence. Maintenant les femmes se sont déplacées dans un autre quartier, à quelques centaines de mètres, à la Maddalena. Et les princesas sont restées en petit nombre, dix, quinze, qui travaillent dans les bassi donnant sur la rue.
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Portfolio 3 juin 2019
Chaque mer a une autre rive: travaux/2
Voyage photographique en Italie, à travers ses gens, ses contradictions, ses paysages, son passé et son présent.
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