Le 7 février 2019
« Comment les Gitans parlent-ils ? » La question se pose après l’entretien que le Président de la République a donné au journal Le Point. Voici ce qu’il explique à propos de la vidéo où Christophe Dettinger s’adresse au public, peu avant sa reddition aux autorités : « […] Le boxeur, la vidéo qu’il fait avant de se rendre, il a été briefé par un avocat d’extrême gauche. Ça se voit ! Le type, il n’a pas les mots d’un Gitan. Il n’a pas les mots d’un boxeur gitan ». La condescendance du propos est affligeante. Mais elle interroge aussi les idées reçues et les préjugés tenaces qui s’accrochent à ces phrases, comme l'a évoqué Jacques Debot dans Libération. Les « Gitans » ne pourraient-ils pas s’exprimer sans l’aide d’un avocat ou d’un conseiller en communication ? On retrouve ici l’imagé éculée qui s’attache à tous ceux que l’on regroupe sous des termes équivalents, les « Gitans », les « Gens du Voyage », les « Roms », sans toujours savoir de qui il est question : ils appartiendraient à un monde replié sur lui-même, séparé de la société dite majoritaire par une culture et un mode de vie à part, et ils parleraient donc un langage qui s’attacherait à leur état subalterne. Le Président de la République tente ici de remettre en question la probité d’un citoyen mais aussi sa légitimité à s’exprimer en son nom : ses paroles seraient celles d’un autre, il usurperait la parole publique, il emploierait une langue qui n’est pas la sienne. La stratégie à l’œuvre, bien courante, consiste à contester la nature d’une prise de parole pour mieux en écarter le contenu. Mais derrière cet argument pointe une autre stratégie : les « Gitans », qui se révoltent et affirment un sentiment d’injustice, sont-ils, dans leur ensemble, légitimes à prendre la parole ? Leur supposée position minoritaire et leur nature « ethnique » à part ne devraient-elles pas les résoudre au silence ? Ne devraient-ils pas demeurer dans le seul espace social enclavé que leur langue rudimentaire les autoriserait à habiter ?
Mon propos n’est pas ici de défendre les actes ou la prise de parole de Monsieur Dettinger mais de souligner comment son identité a été mobilisée pour abaisser sa dignité de manifestant et dégrader la valeur de sa citoyenneté.
Le mot a circulé rapidement : l’auteur de coups de poing n’était pas seulement un ex-boxeur professionnel mais aussi un « Gitan » et son surnom s’est répandu comme une trainée de poudre sans qu’aucune précaution ne soit jamais posée : le « Gitan de Massy ». Les réserves éthiques des journalistes, le respect républicain du personnel politique et des commentateurs à l’égard des appartenances ethniques ou religieuses, tout à coup, ne pèsent plus grand chose. Qualifier un manifestant ou l’auteur d’un fait-divers en évoquant sa religion ou son origine supposée suscite habituellement des réactions violentes et justifiées. Mais une minorité conserve désormais ce triste privilège de voir ses origines mentionnées à la moindre occasion : « Gitans », « Gens du Voyage », « Roms » se trouvent ainsi fréquemment désignés en invoquant leur soi-disant origine, toujours pour souligner une condition aggravante. Ainsi l’auteur des coups ne serait pas seulement une personne violente, habituée aux sports de combat, il serait de surcroît membre de cette communauté rattachée à une longue histoire de la délinquance, de l’insécurité ou de l’illégalité. On laisse supposer que cette appartenance serait peut-être une des causes de ses actes et ajouterait une valeur négative qui justifierait les soupçons autour de sa parole publique.
L’argument porté par le Président suggère un autre trait qui accentue la disqualification. La « langue des Gitans » ne pourrait être celle d’un raisonnement élaboré, l’expression de la colère sociale, la voix du peuple. Elle n’en aurait pas la capacité, ni l’autorité, ni le caractère « national ». Il faudrait de longues pages pour rappeler ici l’ancienneté historique sur le sol français de ceux que l’on appelle les « Gitans » et qui appartiennent à la sphère linguistique du romanès, la langue romani : les capitaines égyptiens au service des seigneurs de l’Ancien Régime, les Bohémiens et Bohémiennes qui peuplaient les villes et les campagnes et qui ont laissé tant de traces dans la topographie de la France et dans les archives, les Calé appelés « Gitans », qui parlaient le caló dans le sud de la France et dont certains aujourd’hui parlent une forme rare du catalan, les Manouches ou Sinti de toutes les régions qui parlent encore la langue de leurs ancêtres, les Sinti piémontais notamment qui formèrent les grandes compagnies de cirque du 20e siècle et parlaient un dialecte particulier, les Roms d’Europe centrale et orientale qui arrivèrent par vagues à partir du 19e siècle et qui parlent de multiples dialectes, notamment le kaldérash, auxquels il faut ajouter tous les Yénishes du Centre et de l’Est, qui ont absorbé, il y a longtemps, une partie du lexique romani, et aujourd’hui les centaines de milliers de Voyageurs, itinérants ou sédentaires, qui s’expriment dans les langues du Voyage dont les variantes sont aussi nombreuses que les régions françaises.
Il y a une certaine émotion à évoquer la présence de la langue romani en France et tous ses parlers qui subsistent encore aujourd’hui. Il faudra raconter un jour combien cette langue a été ignorée par les savants, sauf une poignée d’entre eux. Comment elle est restée si peu enseignée que les enseignants de romani aujourd’hui en France se comptent sur les doigts d’une seule main. Comment elle a été occultée par les pouvoirs publics malgré l’adoption en 1992 de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, qui n’a toujours pas été ratifiée par la France car jugée, par le Conseil constitutionnel, incompatible avec les principes de la Constitution.
Alors, « comment les Gitans parlent-ils » ? Ils parlent d’abord le français, la langue de leur pays, ni plus ni moins que tout le reste de la population. Mais ils sont aussi les locuteurs d’une des langues de France, le romani, une langue de tous les jours, mais aussi une langue de l’écrit et de la poésie, la langue d’auteurs méconnus, une langue de la chanson, de la joie ou de la mélancolie, une langue à la fois politique et magnifique comme toutes les langues, une langue qui plonge dans l’histoire de l’Orient, de la Méditerranée et de l’Europe, une langue qui a laissé des traces dans le français et pas seulement dans l’argot, une langue qui a raconté les souffrances de la Seconde Guerre mondiale, et qui aujourd’hui parle de la vie quotidienne dans un pays qui n’a aboli qu’en 2017 la loi discriminatoire de 1969, héritière de l’autre loi de 1912, de sinistre mémoire, qui instaura le « carnet anthropométrique des nomades ». C’est aussi une langue qui peut être indifférente au mépris, une langue qui se parle dans les maisons ou les caravanes, qui se parle dans les familles, avec les amis et les voisins, et avec tous ceux qui ne prétendent pas savoir « comment parlent les Gitans ».