Hier, j’étais dans le TGV avec ma fille.
Il y a du monde, l’ambiance normale d’un retour de Pâques avec pas mal d’enfants, des bagages, et des papiers d’œufs en chocolat qui trainent dans les coins.
On se fait contrôler avant de monter sur le quai. Ça arrive parfois, c’est une gare moyenne du sud-ouest de la France, comme il y a des travaux sur la voie, je me dis que c’est la procédure habituelle, pour désengorger le passage, pour éviter les accidents. Je ne m’inquiète pas plus que ça.
On monte dans le train. On rejoint rapidement une plus grande ville, dans laquelle d’autres gens montent. Le TGV est désormais plein.
Je fais des coloriages avec ma fille.
Le contrôleur fait une annonce. J’entends les mots « dispositif de sécurité renforcé » « SNCF » « pièce d’identité ». Je me concentre pour tout écouter. En substance, on nous annonce que notre train fait l’objet d’un dispositif de sécurité renforcé et que les passagers vont être obligé.e.s de montrer leurs pièce d’identité. Les photos ou photocopies ne seront pas acceptés.
Ma voisine enlève un écouteur et me regarde interloquée.
Je ne sais pas quoi lui dire.
L’ambiance change dans le wagon.
Des gens se lèvent, fouillent leurs bagages.
Derrière moi j’entends une voix d’enfants demander « mais moi j’ai des papiers Mamie ? » et sa mamie répondre, consternée « ben non ».
Je regarde ma fille, 5 ans. Elle non plus n’a pas de papiers d’identité. Et en plus j’ai oublié le livret de famille chez son père. Super. Je commence à stresser. Ça y est je me sens en tort.
- Maman tu fais le coloriage avec moi ?
- Non attends faut que je regarde un truc.
Je vérifie les textes de loi. service-public.com me dit qu’aucun texte ne m’oblige à avoir sur moi une pièce d’identité.
Le site précise cependant, qu’en cas de contrôle, le fait de ne pas avoir de papiers peut rendre la procédure plus longue.
Je vérifie pour les enfants, c’est la même chose.
Bon. Ouf. Je suis soulagée.
On va aux toilettes avec ma fille. Depuis les portes vitrées on voit deux contrôleurs en train d’inspecter les passagers du wagon qui nous précède. Je dis inspecter car de là où je suis, je les vois se pencher vers les gens, qui en échange leur tendent des passeports ou des cartes d’identité. Je suis très mal à l’aise. Je prends conscience de l’écho dans ma tête.
contrôles dans des trains = sale moment de l’histoire = malaise
Je pense aussi à ce court-métrage, que j’ai vu il n’y a pas longtemps, et qui a eu le césar l’année dernière. L’homme qui ne se taisait pas. Ça se passe dans un train. C’est glaçant.
Mon malaise, ma fille et moi on se rassoit et ça y est les contrôleurs sont dans notre wagon. Je les regarde. J’en compte environ 5. Certains ont l’air de contrôleurs habituels, d’autres ont des badges, des uniformes qui me semblent légèrement différents, sans doute eux les représentants du « dispositif de sécurité renforcé ». Ce sont tous des hommes.
Je prépare plein de questions dans ma tête.
Pourquoi demandez-vous aux gens leurs pièces d’identité alors que normalement rien ne les oblige à le faire ? Pour qui travaillez-vous ? Depuis quand est-ce qu’il y a des dispositifs de sécurité renforcé dans les trains ? J’aimerais être contrôlée par une femme, comment se fait-il qu’il n’y ait aucune mixité dans votre équipe ?
J’ai déjà vu des douaniers, les gendarmes, la police, la sureté ferroviaire monter dans les trains. Mais c’est la première fois que je vois des contrôleurs agir comme tels.
Je sens quelques autres personnes mal à l’aise comme moi. Ma voisine à droite. Un autre type plus loin. On s’échange quelques coups d’oeil et des sourires. Des messages non-verbaux quelque part entre « ralala ils abusent » et le plus inquiet « c’est quoi ce bordel ? ».
Mon tour arrive. Je présente mon billet. On me demande une pièce d’identité. Je la donne. Le type la prend. Regarde ma photo, puis me regarde, longuement et fixement. C’est désagréable. Je demande : qu’est-ce que vous vérifiez ?
Il me dit qu’il vérifie que c’est bien moi parce que ma photo ne « me ressemble pas ».
- Comment ça ne me ressemble pas ?
- Ça ne ressemble pas à celle sur l’appli SNCF.
Je n’ai aucun souvenir d’avoir uploadé une quelconque photo de moi sur une application SNCF. J’essaye d’apercevoir l’écran qu’il regarde pour prétendument comparer mais je ne vois rien.
Il ne demande rien à ma fille, me rend ma carte et s’en va.
- Maman tu peux faire un coloriage maintenant ?
Je ne réponds pas.
J’ai mal au ventre, je me sens mal. Je n’ai pas posé mes questions.
J’hésite.
Je peux encore me lever, les rattraper, aller leur dire « pardon, mais je ne comprends pas ce contrôle et de quel droit vous agissez ainsi, pouvez-vous m’expliquer ? ».
Dans le court-métrage de Nebojša Slijepčević, l’homme qui ne se tait pas pose une question à des contrôleurs dans le train. Ça se passe quelque part en Bosnie-Herzégovine au début des années 90. Le train s’arrête, des gens armés montent, ils en contrôlent d’autres. Un homme intervient. Il s’appelle Tomo Buzov. C’est l’homme qui ne se tait pas. Comme il ne se tait pas et qu’il pose des questions, les gens armés le font descendre du train. On ne le revoit plus. C’est une histoire vraie.
Je ne sais pas si c’est la trouille, la sensation glacée que m’a collé ce film dans le bide, la présence de ma fille à côté de moi, la flemme ou l’envie de vite oublier ce qu’il vient de se passer mais je ne me lève pas. Je ne vais pas poser de questions. En tout cas pas aux contrôleurs.
La seule question que je pose c’est à mon téléphone. Je tape « dispositif de sécurité renforcé SNCF » et je regarde les résultats. Je constate d’abord que malgré mes premières recherches, les contrôleurs SNCF ont le droit d’exiger des pièces d’identité (article article L2241-10 du Code des transports). Première déconfiture.
Je prends également connaissance d’une circulaire adoptée par le parlement fin mars dernier et visant à améliorer la sureté dans les transports.
Un texte joyeux qui pérennise le port de caméras-piétons par les contrôleurs, prévoit la possibilité de « palpations de sécurité » réalisées par les agents (SNCF et RATP), et prolonge jusqu’en 2027 le dispositif de vidéosurveillance algorithmique.
Il n’y a rien sur les contrôles d’identité car en fait, ben ils sont déjà autorisés.
Je colle ma fille devant un dessin-animé car je n’arrive plus à colorier.
Ma voisine a remis ses écouteurs et s’est endormie.
Le type un peu plus loin a posé son livre. Il griffonne des notes sur un papier. Je me raconte que peut-être que lui aussi a besoin d’écrire ce qu’il vient de se passer, pour s’en souvenir, pour en parler.
La garde alternée prend fin au bout du quai. En voyant ma fille partir avec son père dans le métro, je ne peux pas m’empêcher de penser « ouf, lui au moins il a le livret de famille ». Ça me dégoute d’avoir ça en tête.
Toute la soirée, un drôle de sentiment m’habite, je pense aux contrôleurs, à moi qui n’ai rien dit, à la manière dont tout cela est devenu très vite habituel. La pensée que ces scènes de contrôles d’identité deviennent en effet des habitudes m’angoisse.
Le lendemain matin à la radio, j’entends le mot « grand maitre de l’ordre ». Je monte le son. Le journaliste explique qu’Emmanuel Macron ne pense pas retirer à Nicolas Sarkosy sa fonction de « Grand maitre de l’ordre » (c’est à dire sa légion d’honneur) malgré sa récente condamnation à une peine de prison.
Voilà, je me dis. C’est ça le terme. Nous sommes aujourd’hui soumis.e.s aux grands maîtres de l’ordre.
Ressources :
https://www.leclubdesjuristes.com/en-bref/surete-dans-les-transports-le-parlement-adopte-definitivement-une-loi-visant-son-renforcement-9910/
https://www.laquadrature.net/2024/05/02/contre-lempire-de-la-videosurveillance-algorithmique-la-quadrature-du-net-contre-attaque/