Chaque mois, je reçois invariablement des messages de personnes prétendant avoir démontré une conjecture célèbre, comme l'hypothèse de Riemann, ou avoir redémontré un grand théorème, à l'instar de celui de Fermat. Parfois, cette fatuité va même jusqu'à prétendre avoir achevé l'impossible tels que la quadrature du cercle ou la duplication du cube. Dans la communauté des mathématiciens, ces auteurs sont souvent désignés sous le terme de « cranks », un mot difficile à traduire en français, mais que l'on pourrait se rapprocher en appelant « marginaux mathématiques » ou « théoriciens farfelus ».
Le mathématicien américain Underwood Dudley leur a consacré un livre intitulé « Mathematical Cranks » (Les cranks mathématiques), qui analyse leurs démarches et répertorie les sujets qui les captivent particulièrement. « Je travaille dans ce domaine depuis une décennie et je n'arrive toujours pas à déterminer exactement ce qui fait qu'un crank est un crank », a-t-il déclaré au New York Times en 1999. « Ce sont généralement des hommes, des vieillards », a-t-il déclaré. « Tous sont sans humour. Aucun d'entre eux n'est gros », une caractéristique qu'il attribue à leur personnalité obsessionnelle. « C'est comme de l'obscénité : vous pouvez reconnaître un crank quand vous en voyez un. »
Dans un article intitulé « Justified Epistemic Exclusions in Mathematics » (Exclusions épistémiques justifiées en mathématiques) récemment publié dans la revue Philosophia Mathematica, Colin Jakob Rittberg soutient que les préoccupations liées à la gestion de la charge de travail justifient l'exclusion de ces non-initiés des pratiques de production de connaissances mathématiques : « Pour les communautés mathématiques, un “crank” est un auteur d'arguments incorrects qui affirme obstinément que ces arguments sont corrects, même lorsqu'il lui est démontré que les arguments ne répondent pas aux normes requises [De Morgan, 1872]. Les “cranks” sont considérés comme “désespérés” et “fous” [Hodges, 1998], et leur travail est qualifié de “saupoudrage étrange de folie” [Johnson, 1999]. Ils sont perçus comme une “nuisance” [Dantzig, 1954] par certains, car étudier leur travail nécessite du temps et des efforts avec peu de chances de bénéfices épistémiques. Pour éviter de perdre trop de temps sur de tels travaux, les mathématiciens recherchent des indicateurs de compétence de ces œuvres, tels que le style de présentation ou les questions abordées, afin de déterminer si le travail mérite un examen approfondi de son contenu. Ces indicateurs de compétence fonctionnent comme un filtre. »
Dans cet article, je soutiens que l'utilisation du concept de « crank », tel que défini par la communauté mathématique, s'avère pertinente pour une analyse approfondie de la personnalité du président tunisien Kaïs Saïed, allant au-delà de son penchant déjà bien documenté pour la théorie du complot, éclairant ainsi d'un jour nouveau sa dérive autoritaire et les échecs notoires de ses projets, tant sur le plan politique qu'économique. Je le démontrerai en mettant en lumière des indicateurs de compétence ou, plus précisément, d'incompétence qui sont caractéristiques des pratiques des « cranks ».
Un premier indicateur interpellant concerne les prétendues compétences académiques du président. Malgré ses affirmations constantes en tant que professeur de droit constitutionnel, il est important de souligner qu'il n'a jamais obtenu le titre de docteur en droit. Son parcours académique se résume à son rôle d'assistant d'enseignement au sein des Facultés de droit de Tunis et de Sousse. En juin 2019, lors d'une interview accordée à l'hebdomadaire « Acharaa el Magharibi » (la Rue du Maghreb) en préparation de la campagne électorale qui l'a conduit à la présidence, il a abordé ce sujet avec sa propension habituelle aux théories du complot. Confronté aux questionnements de la journaliste Kaouther Zantour concernant son parcours académique modeste, il a esquivé en déclarant : « Je préfère ne pas évoquer ma thèse, car c'est source de douleur. Je préfère aussi ne pas aborder ce sujet, car il contient des abus touchant certaines personnes. Les nouvelles perspectives que j'ai présentées, ainsi que les explorations et les analyses de diverses notions établies, attestent de ma contribution, si minime soit-elle, à l'évolution du domaine juridique. En 1986, mes textes juridiques, dont certains étaient inédits, ont été publiés. Ultérieurement, ils ont été volés par certaines personnes ».
« La construction démocratique par la base », un indicateur politique de la tendance « crank »
Dans cette même interview de 2019, le « professeur » de droit constitutionnel et candidat à la présidence de la République, Kaïs Saïed, a dévoilé son projet politique pour le pays, baptisé « construction démocratique par la base ». Voici un extrait significatif de son dialogue avec la journaliste :
“Pour résumer votre projet, si vous gagnez l’élection, il y aura seulement des élections présidentielle et locales en 2024 ?
Oui, en dehors de l’élection présidentielle, il y aura seulement des élections pour les conseils locaux. Les conseils locaux choisiront chacun par tirage au sort un représentant pour les conseils régionaux, qui à leur tour choisiront un représentant de chaque conseil local pour être membre du Parlement. Il n’y aura pas d’élections directes pour le Parlement.
Mais la tendance générale dans le monde est de réduire le nombre de représentants parlementaires ?
C’est un énorme mensonge. Dans les pays occidentaux eux-mêmes, la démocratie représentative a fait son temps et son époque est révolue.
Si le rôle des partis est terminé selon votre évaluation, quelle est l’alternative pour l’organisation politique ?
Il y a d’autres possibilités complètement différentes. Qu’est-ce que signifient les partis ? Ils sont arrivés à un certain moment dans l’histoire de l’humanité. Ils ont joué un rôle majeur aux XIXe et XXe siècles. Mais avec les nouvelles formes de réseaux sociaux et de communications technologiques, les partis politiques ont été marginalisés et en temps voulu ils perdront leur raison d’être.
Est-ce que l’abolition des partis figurera parmi vos réformes politiques ?
Non, je ne les éliminerai pas. Ils disparaîtront progressivement d’eux-mêmes.”
La constitution de 2014, octroyant des pouvoirs limités au président de la République, aurait constitué un obstacle majeur à la réalisation de changements aussi radicaux. Pour contourner cette limitation, Kaïs Saïed a orchestré un coup d'État le 25 juillet 2021, mettant en place des mesures visant à centraliser le pouvoir entre ses mains. Un an plus tard, il a révoqué la constitution existante et a fait adopter par référendum une nouvelle constitution, rédigée de sa propre main, jetant ainsi les fondations de son projet politique.
Sous l'influence de pressions extérieures, Kaïs Saïed a modifié son projet. Il a consenti à ce que l'Assemblée des représentants du peuple (première chambre) soit élue au suffrage universel direct. Cependant, cette assemblée doit partager le pouvoir, désormais assez limité selon la nouvelle constitution, avec le Conseil national des régions et des districts, qui incarne le projet politique du président. Les modalités de l'élection et la composition de ce conseil reflètent des traits caractéristiques d'une approche « crank ».
Dans ce système, les électeurs de chaque imada (la plus petite unité territoriale) élisent leur représentant au suffrage uninominal à deux tours. Ce représentant, agissant en vertu d'un programme impératif, siège au conseil local correspondant à la délégation. Tous les trois mois, un tirage au sort parmi les conseillers locaux détermine ceux qui siègeront au conseil régional, compétent sur le gouvernorat. Les conseillers régionaux élisent ensuite un membre au conseil du district et trois représentants au Conseil national des régions et des districts, formant ainsi la deuxième chambre du Parlement.
Cependant, le président est confronté à un défi de taille : les citoyens refusent d'adhérer à son projet politique de « construction démocratique par la base ». En l'espace d'un an, à trois reprises, ils ont boudé les urnes, que ce soit lors des deux tours des élections législatives ou lors du premier tour des élections locales récemment tenues le 24 décembre dernier, où le taux de participation est resté obstinément à 11%. La Tunisie établit ainsi un nouveau record mondial d'abstention. Malgré cela, Kaïs Saïed, dans son entêtement caractéristique des « cranks », refuse de reconnaître que les Tunisiennes et les Tunisiens rejettent la conception complexe et excentrique de la « fonction législative » selon sa terminologie du pouvoir législatif, qui révèle sa vision peu orthodoxe de la séparation des pouvoirs.
Réagissant au nouveau record mondial d'abstention établi puis égalisé à deux reprises dans la même année par la Tunisie, le président a exprimé son point de vue deux jours après les dernières élections locales : « Il y a un seul État et la politique de l’Etat est définie par le président de la République et tout le monde doit y adhérer. Pour ce qui est de la fonction législative, elle est exercée par l’Assemblée des représentants du peuple et le Conseil [des régions et des districts] qui vient d’être élu. L’opération électorale a eu lieu en toute indépendance. Je préfère des résultats réels à ceux falsifiés à 99%. Il faut dire que l’abstentionnisme résulte principalement du rejet des citoyens de l’idée du Parlement. C’est aussi paradoxal, de voir les Tunisiens qui sont tombés en martyrs pour avoir un Parlement, rejetant aujourd’hui l’idée du Parlement. Il faut du temps, certainement, pour que le peuple retrouve la confiance ». Le président élude la responsabilité de cet échec en l'attribuant à l’héritage politique de la décennie 2011-2021 post-révolution, rebaptisée « décennie noire » par ses proches.
La mise en place effective du projet politique de « construction démocratique par la base » aura lieu dans les mois à venir, malgré l'opposition silencieuse de la population face à la complexité de sa géométrie politique.
« Réconciliation pénale » et « entreprises communautaires » : les découvertes audacieuses d'un « crank » économique
« Nous avons les moyens de réaliser des miracles. » C'est avec cette affirmation audacieuse que le président a marqué, le 2 octobre 2022, le début de la phase constitutive de la première « entreprise communautaire » en Tunisie. Le principe de cette utopie collectiviste n’est pas nouveau : l’État met à la disposition des citoyens d’un lieu donné, constitués en entreprise, des terres ou des biens immobiliers lui appartenant pour développer des projets à partir des ressources et des spécificités locales, les habitants apportant leur part au capital. Le président considère ce système comme une réponse exemplaire et novatrice aux défis du pays. Cependant, depuis la promulgation en mars 2022 du décret l’ayant instauré jusqu'à août 2023, seulement 79 « entreprises communautaires » ont vu le jour. Cela souligne une fois de plus la perspicacité des Tunisiennes et des Tunisiens face aux initiatives quelque peu extravagantes du président.
Un autre élément essentiel du programme économique du président concerne la « reconciliation pénale ». Quelques jours après son coup d'État, lors d'une réunion avec le président du Patronat tunisien, il a affirmé que « les fonds spoliés du pays doivent être restitués, en échange d'un règlement judiciaire avec les hommes d'affaires impliqués dans cette spoliation ». Il a précisé « le nombre de ceux qui ont pillé l'argent du pays est de 460 individus, selon un rapport publié par la Commission Nationale d'Investigation sur la Corruption et la Malversation, et le montant exigé de ces personnes, s'élève à 13,5 milliards de dinars (environ 4 milliards d’euros) ». Le rapport en question, publié en décembre 2011, ne présente en réalité aucun chiffre précis. Kaïs Saïed se réfère ici à l'estimation faite de manière assez aléatoire en 2013 par le ministre des Domaines de l’État, Salim Ben Hmidane.
Le président a ajouté que « les fonds spoliés doivent être restitués au peuple tunisien et un texte doit être promulgué à cet effet, pour conclure un règlement judiciaire avec les individus impliqués dans la spoliation des deniers publics, après qu’ils soient classés par ordre décroissant du plus compromis au moins compromis ». Kaïs Saïed a expliqué : « en vertu de ce texte, chacun d'entre eux doit s'engager à réaliser des projets dans toutes les régions du pays, notamment dans les zones les plus pauvres aux moins pauvres ». Il a également souligné : « pour éviter les poursuites pénales et les prisons, ils doivent restituer l'argent au peuple tunisien qui a été maltraité pendant des décennies ».
Pour atteindre ses objectifs, le président tunisien s'est inspiré de la méthode autoritaire du prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, qui a arrêté de nombreux princes et hommes d'affaires au nom de la lutte contre la corruption, les maintenant en détention jusqu'à ce qu'ils acceptent de verser d'importantes rançons, contribuant ainsi au financement de ses projets politiques. Kaïs Saïed a ainsi instauré en décembre 2022 une commission de « réconciliation pénale » placée sous sa tutelle directe dont il dispose du droit de nommer et de révoquer ses membres.
Cependant, le mécanisme présidentiel s'avère encore une fois être une chimère. Les résultats obtenus n'ont été que modestes, avec une récupération de seulement 26,9 millions de dinars sur les 13,5 milliards espérés. Refusant, à la manière d'un « crank » qu'il est, de reconnaître que son projet farfelu a été un fiasco, le président a limogé en mars dernier le président de la commission, tout en dénonçant les obstacles venant de l’intérieur de l’appareil d’État. Poursuivant sa fuite en avant, il a récemment présenté au Parlement un projet d'amendement du décret régissant cette commission, réduisant ses prérogatives et la soumettant davantage à son autorité. La mission de la commission a été réorientée vers la documentation, le traitement et la préparation des dossiers, la conduite des négociations avec les parties concernées, et le transfert des dossiers au Conseil national de sécurité (CNS), qui détient désormais le pouvoir décisionnel.
Le CNS a le pouvoir de refuser, d'accepter ou de revoir à la hausse les propositions financières présentées par la commission. Les personnes concernées n'auront d'autre option que de choisir entre la prison ou le versement d'une rançon. Un demandeur qui tente d'éviter l'exécution de l'accord et qui s'enfuit à l'étranger s'expose à la confiscation de ses biens, ainsi que de ceux de son épouse, de ses ascendants et de ses descendants. Ces amendements interviennent dans un contexte général d’asservissement du pouvoir judiciaire (rebaptisé par le président « fonction judiciaire ») et de son instrumentalisation pour réprimer les opposants du président.
Quand les « cranks » s'infiltrent dans les parlements
En 1894, un médecin et mathématicien amateur américain originaire de l'Indiana, Edwin Goodwin, croyait avoir découvert une méthode permettant la quadrature du cercle. Il présenta à son député, Taylor Record, une proposition de loi qui fut ultérieurement déposée à l'assemblée sous le titre « Une loi visant à introduire une vérité mathématique, offerte en tant que contribution à l'éducation, et à être utilisée exclusivement par l'État de l'Indiana sans versement de royalties, à condition qu'elle soit acceptée et adoptée lors de la session parlementaire officielle de 1897 », plus connue sous le nom de « loi pi de l'Indiana ». Le texte de cette proposition de loi comprend, en plus de la prétendue « preuve », une énumération des réalisations de Goodwin : « […] ses solutions à la trisection de l'angle, à la duplication du cube et à la quadrature du cercle ont déjà été acceptées comme contributions à la science par l’American Mathematical Monthly. […] Et il doit être reconnu que lesdits problèmes ont été longtemps laissés par le corps scientifique comme mystère insoluble et au-dessus de la compréhension humaine. » Ces trois problèmes posés par des mathématiciens de la Grèce antique n'ont été résolus, tous trois par la négative en raison de leur impossibilité, que grâce aux développements de l'algèbre, notamment la théorie de Galois.
C’est grâce à l’intervention d’un mathématicien de l’Université de Purdue, venu au Sénat de l'État pour s’assurer du renouvellement des subventions pour l’Académie des Sciences de l'Indiana, que la loi a été abandonnée de justesse. Apprenant l'existence du projet de loi, il a averti les sénateurs qu'il n'était pas de leur compétence d'établir une vérité mathématique.
Kaïs Saïed a connu une fortune plus favorable que l'apprenti mathématicien Edwin Goodwin. Il a réussi à concrétiser ses théories politiques excentriques et ses projets économiques farfelus en lois, allant jusqu'à les inscrire dans la Constitution, en prenant d'assaut le Parlement. Les juristes, et plus encore les politiciens, semblent être plus vulnérables que les mathématiciens à l'infiltration de tels intrus, comme en témoigne le doctorat honoris causa en droit décerné par l'Université de Rome La Sapienza au président tunisien en juin 2021, à peine un mois avant son coup d'État. Cette distinction continue de susciter l’indignation au sein de la communauté universitaire.
Par Ahmed Abbes, mathématicien, directeur de recherche à Paris