a.abbes

Mathématicien, directeur de recherche

Abonné·e de Mediapart

10 Billets

0 Édition

Billet de blog 26 juillet 2024

a.abbes

Mathématicien, directeur de recherche

Abonné·e de Mediapart

Le discours orwellien de Kaïs Saïed : entre répression et réalité dénaturée

Le discours orwellien de Kaïs Saïed pour le 3e anniversaire de son coup d'État, où il se compare au prophète Salih, masque une répression sévère et un contrôle strict de la liberté d'expression. Ses succès annoncés contrastent avec les crises réelles.

a.abbes

Mathématicien, directeur de recherche

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans son discours du 25 juillet 2024, commémorant le troisième anniversaire de son coup d'État, le président tunisien Kaïs Saïed a utilisé une métaphore évocatrice, se comparant au prophète Salih parmi les Thamûd, un peuple antique mentionné dans le Coran pour avoir rejeté le message divin. Il a déclaré : « Je suis étranger comme Salih parmi les Thamûd », évoquant ainsi un sentiment d'isolement et d'incompréhension face à ses adversaires. Cette référence poétique, inspirée d'un vers du célèbre poète Al-Mutanabbi, place Saïed dans une posture prophétique, celle de quelqu’un qui voit au-delà des perceptions ordinaires pour "corriger la trajectoire de l'histoire". En s'érigeant en figure messianique, il appelle à une réinterprétation des événements récents et de son rôle dans l’histoire de la Tunisie. Cependant, derrière cette façade de prophète incompris se cachent des pratiques autoritaires et un contrôle strict de la liberté d'expression, rappelant les dystopies décrites par George Orwell.

Un totalitarisme à peine voilé

George Orwell, dans 1984, expose les mécanismes du pouvoir totalitaire avec la célèbre phrase : « Celui qui contrôle le présent contrôle le passé ; celui qui contrôle le passé contrôle l’avenir. » Kaïs Saïed, en évoquant la « correction de la trajectoire de la révolution », tente de redéfinir les événements de 2021 comme un ajustement nécessaire plutôt qu'un coup d'État. Il utilise cette réécriture pour légitimer son autorité et dissimuler les mesures répressives mises en place depuis lors.

Orwell écrit également : « La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. » Ce retournement des valeurs est une caractéristique des régimes totalitaires, où les mots sont employés pour masquer les réalités oppressives. Kaïs Saïed, en affirmant dans son discours que « le démantèlement des réseaux de corruption, la poursuite des criminels et des corrompus, la réinstauration des droits légitimes des misérables et des pauvres sont des choix qui se réaliseront par la grâce de Dieu... C'est ce que le peuple veut... », utilise une rhétorique qui détourne l’attention des mesures répressives qu'il a adoptées.

Sous le couvert de protéger la nation, Saïed a instauré le décret-loi 2022-54 sur la cybercriminalité, un outil qui a été utilisé pour restreindre la liberté d'expression et cibler les opposants politiques, les journalistes et les militants. Orwell aurait reconnu dans cette utilisation de la loi une forme de "police de la pensée", un moyen de contrôle social qui vise à éliminer toute forme de dissidence. Les arrestations et les poursuites judiciaires sous ce prétexte rappellent les méthodes du régime de Big Brother, où les citoyens sont surveillés et punis pour leurs opinions. D'ailleurs, la veille de son discours, Saïed avait annoncé une grâce spéciale pour un certain nombre de condamnés pour avoir publié des statuts sur les réseaux sociaux, révélant indirectement qu'au moins 1 229 personnes ont été emprisonnées pour des statuts partagés sur les réseaux sociaux ces derniers mois.

Réalisations fictives et manipulation des faits

Orwell souligne également l'importance du contrôle de l'information pour maintenir une illusion de réussite. Kaïs Saïed, dans une tentative de masquer les difficultés économiques et sociales du pays, a déclaré que « la Tunisie a pu, grâce aux choix nationaux et à ceux découlant de son peuple, obtenir des résultats nettement meilleurs que ceux du passé ». Cependant, ces affirmations sont en contradiction flagrante avec la réalité vécue par les Tunisiens, marquée par des pénuries, des coupures d'eau et d'électricité, et une économie à l'agonie.

Saïed accuse régulièrement des « ennemis de l'État » et des « réseaux maçonniques » de conspirer contre la nation, un stratagème pour détourner la critique de son administration. Cette fabrication d'ennemis, évoquée par Orwell dans 1984, sert à justifier le maintien du pouvoir en canalisant la frustration populaire vers des cibles fictives.

En guise de conclusion : La réponse de La Boétie au nouveau prophète Salih 

Étienne de La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, écrit : « Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. D’où a-t-il pris tant d’yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les tient de vous ? »

Il poursuit avec une réflexion essentielle : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre. »

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.