Les émeutes qui ont secoué le pays et son champ politique à la fin du mois de juin 2023, suite à la mort du jeune Nahel à Nanterre, constituent un événement politique majeur de notre histoire contemporaine. Les points de clivage qui en sont issus, d'un côté une tentative de compréhension des motifs de la colère, et de l'autre une posture punitive affirmée refusant toute analyse socioéconomique, sont une donnée politique nouvelle qui recompose aujourd'hui notre champ politique - et en écho la société française toute entière.
Émeutes ou révoltes ? Vague nihiliste ou mobilisation politique ? Pour nous, ces questions n'ont pas lieu d'être. Un groupe social s'est mobilisé, avec le répertoire d'action à sa disposition, selon un cycle que toute analyse des mobilisations peut identifier désormais comme « classique » : à la mort d'un jeune des suites d'une rencontre avec la police répondent d'importantes manifestations de violences urbaines, orientées en grande partie contre la police et les bâtiments institutionnels.
Les vidéos pour manifester des idées politiques
En 2023, un fait nouveau émerge : les jeunes émeutiers n'apparaissent toujours pas sur les plateaux télé pour expliquer leurs actes, mais utilisent les réseaux sociaux, en particulier Snapchat, pour exprimer leurs points de vue en vidéos et commentaires. Il est erroné de réduire ces contenus à une simple compétition de violence : on y retrouve un certain regard sur les événements en cours, entre distance et gravité. Sur ces mêmes réseaux sociaux, des personnalités publiques issues des quartiers se sont manifestées pour soutenir le mouvement et/ou remettre en question le mode d'action des émeutiers. Des joueurs de l'équipe de France, des artistes tels que Rohff, Médine, SCH, Gradur ou Sadek, ainsi que des influenceurs emblématiques des quartiers comme Golozer ou le boxeur de Nanterre Bilel Jkitou ont participé à ces débats : ceux-ci, bien plus intéressants que ceux des plateaux de BFM, sont ancrés dans l'expérience de vie dans les quartiers populaires, revendiquant cette expérience comme une ressource positive qui permet de réfléchir et d'agir.
Dynamique des « listes citoyennes indépendantes »
Le parallèle avec les émeutes de 2005 a été maintes fois mobilisé depuis un mois. Elles s'inscrivaient dans un registre de mobilisation et de revendication très proche, et sont loin d’avoir été « sans effet » d’un point de vue politique. Dans la suite des émeutes de 2005 (parties de Clichy-Sous-Bois) et de 2007 (parties de Villiers-le-Bel), s'est déployé ce que nous nommons un « âge des listes indépendantes » issues des quartiers populaires : ces formes de mobilisation électorale prenaient acte d'un certain isolement des revendications des émeutes dans le champ politique traditionnel et poursuivaient en fait une expérience politique ancrée sur les territoires populaires depuis les années 1980 et la « révolution avortée »[1] de la marche de 1983.
Aux élections municipales de 2014 puis de 2020, de nombreuses listes revendiquées comme « indépendantes et citoyennes », ont bousculé le jeu politique dans de nombreuses villes populaires. A chaque scrutin désormais, des collectifs issus des quartiers revendiquent une légitimité à s’inscrire dans le champ politique et souvent y parviennent, contraignant les forces politiques traditionnelles à dialoguer, voire à s’allier.
Ces démarches politiques ont la particularité d'invoquer la dimension « citoyenne » de leur rassemblement pour s'adresser à un public éloigné de la politique institutionnelle. Cet enrichissement de l'espace démocratique français est sans aucun doute amené à se poursuivre. Les émeutes de 2023 sont à considérer comme une étape de ce processus.
Les élections municipales de 2026 peuvent être un moment de récupération de la politique
Pour nous qui connaissons ces contextes, cette influence est une évidence. Mais ce qui est marquant, c’est la manière dont la présence politique des quartiers est coupée au montage par un discours qui continuent de les présenter comme les lieux du vide et de l’absence de politique. La vague de stigmatisation et de répression qui a suivi les émeutes fait partie de cette « politique de dépolitisation des quartiers » dans laquelle se retrouvent le macronisme et l'extrême-droite.
Cette dynamique délétère ne peut être contrée que par une « récupération de la politique » par les habitants des quartiers. Les élections municipales de 2026 peuvent en être l'occasion et on aurait tort de penser que la participation au jeu politique est un tabou. « Elle va voir tout flou la vieille en 2026, Quand j'vais devenir le maire d'la municipalité »[2]. La myriade de mobilisations qui ont germé ces dernières années dans les quartiers populaires a sa place dans le champ politique. La force motrice de ces initiatives qui répondent à l'urgence du quotidien n'est pas éloignée des raisons de la colère exprimée il y a un mois.
En s'imposant comme débouché politique aux émeutes, les élections municipales peuvent sonner comme un rappel utile de la continuité entre révoltes sociales, engagements ordinaires et processus démocratique. Ici, la gauche est évidemment attendue au tournant : dans quelle mesure sera-t-elle capable de construire avec cette présence politique ?
Ulysse Rabaté, auteur de Politique Beurk Beurk. Les quartiers populaires et la gauche : conflits, esquives, transmissions (2021)
Abdel Yassine, ancien conseiller municipal de Fleury-Mérogis
[1] Selon la formule de Saïd Bouamama.
[2] Medine : Grenier à seum (2022)