La nomination de Michel Barnier comme premier ministre, après 60 jours délirants où Emmanuel Macron a révélé encore les latitudes autoritaires des institutions de la Vème République, est une radicalisation d'un phénomène de séparatisme entre ce qu'il se passe dans la société, et la politique comme monde clos.
Nous ne comptons plus les messages que nous recevons de nos proches qui nous disent en substance : « c'est ça ta politique ? ». Ce sentiment est particulièrement fort dans les quartiers populaires, dont la mobilisation a « tiré » la dynamique du Nouveau Front Populaire aux élections législatives, sauvant la gauche - la France - d'un désastre annoncé.
Disons-le tout de suite : les gens qui se sont mobilisés en juillet ne découvraient pas la menace de l'extrême droite, ni la nécessité de s'y opposer, avec cette mise en mouvement électorale. Parmi celles et ceux qui se sont déplacés, parfois pour la première fois, pour faire barrage à la perspective d'un Bardella Premier Ministre, beaucoup ont déjà au quotidien une expérience ordinaire de la politique et de l'engagement. Celle-ci se manifeste dans une kyrielle de pratiques et de discours qui se déploient en dehors des règles établies par l'ordre institutionnel, justement parce que celles-ci apparaissent injustes, bloquantes, peu à même de changer les conditions de vie pour les classes populaires.
« C'est ça ta politique ? »
Cette interpellation incarne sans aucun doute les visées d'Emmanuel Macron. Éteindre toute velléité populaire d'intervention sur le cours des choses, toute revendication de compétence citoyenne en politique. Susciter le dégoût, en projetant que ce dégoût cachera l'ampleur de la confiscation. Ici il ne fait pas vraiment dans l’originalité et s’inscrit dans la « pure » lignée néolibérale héritée de la fin du XXème siècle.
Les travaux de Joseph E. Stiglitz nous rappellent que les « thérapies de choc » du FMI se sont presque toujours imposées dans les pays du Sud contre les programmes politiques - de gauche - qui l’avaient emporté dans les urnes. En France certes la situation est assez inédite sous la Vème République, mais un précédent relativement récent nous rappelle que la mobilisation électorale des classes populaires peut tout à fait dans notre pays se confronter à un pouvoir politique qui contourne le résultat d’un vote : en 2005, le "Non" au référendum sur le traité constitutionnel européen, progressivement transformé en « Oui » par Nicolas Sarkozy puis François Hollande.
La question est donc celle du refus populaire de cette confiscation, et des capacités des organisations de gauche à accueillir un mécontentement qui s'exprime aujourd'hui sous des formes diverses, hétérogènes et dont la gauche aurait tort de ne pas s'inspirer. A ce titre la vidéo du talentueux créateur de contenu Boulaya 242, qui s'était déjà fait remarquer pendant la campagne des européennes avec un tutorial devenu viral sur les listes en présence (et une défense appuyée du « camp des prolétaires ») est riche d'enseignements sur l'écho de l'actualité politique dans les quartiers : on est loin, très loin de l'indifférence sur laquelle compte Emmanuel Macron.
Ainsi l'heure n'est peut-être pas aux grands « appels » à mobilisation puisque ceux-ci ont été largement entendus et ont, rappelons-le, dépassé les pronostics lors des dernières échéances électorales. L'enjeu présent est sans aucun doute de « re-connaître » (au sens que Pierre Bourdieu donnait à cette expression, à savoir accéder à une meilleure connaissance du réel) les très nombreuses formes de contestation et de mobilisation qui traversent la société française.
Dans notre rapport à la politique en France, nous nous étions depuis quelques temps habitués à cette idée étrange de « fumée blanche » : à la fin de séquences électorales pourtant marquées par une appropriation populaire toujours vivace des enjeux politiques de notre temps, il fallait attendre que des représentants à la légitimité finalement contestable se « mettent d'accord ». La mise en récit par les champs politique et médiatique de ces « accords », souvent scellés dans le mystère des réunions entre « négociateurs », avait pour effet plus ou moins délibéré de clore un chapitre pour en ouvrir un autre, où les professionnels reprenaient la main sur la chose politique.
Pour nombre d'entre nous, cette expérience rappelle beaucoup d'épisodes similaires vécus à l'échelle locale ces dernières années, au cours desquels les accords entre appareils ont servi à justifier la mise à l'écart d'actrices et d'acteurs de terrain dont la légitimité dépassait le cadre des partis politiques. D'ailleurs, l'analyse objective révèle que la fumée blanche, lorsqu'elle se dissipe, révèle presque toujours en proposition... Une personne blanche. A ce titre, la photographie des responsables du NFP reçus à l'Elysée à l'été 2024 rappelait malheureusement les commentaires ironiques à l'égard des députés du 93 assez peu « représentatifs », posant devant le conseil départemental de Seine-Saint-Denis, au lendemain de leur élection en 2022.
La compétence politique de la rue contre un projet de destruction démocratique
Alors que nous avons vécu ces dernières années de formidables (et parfois surprenantes) poussées démocratiques, avec une participation au débat public, puis au vote, résolument « boostées » par la sur-présence des idées toxiques du Rassemblement National et la volonté de les combattre, voilà que cette dynamique s'est trouvée à chaque fois stoppée par une issue paradoxale : après s'être mobilisé, il fallait attendre non pas Godot, mais la manière dont le champ politique allait « recevoir » cette mobilisation. La NUPES, puis le NFP, sont des produits paradoxaux de ce phénomène : effets d'une attente populaire qui s'est imposée aux appareils, ils ont aussi manqué à traduire cet élargissement du territoire de la politique, seule issue à l'entreprise de destruction démocratique auquel s'emploie aujourd'hui d'Emmanuel Macron.
La fumée blanche peut alors être considérée comme le « nuage de fumée » si bien décrit par Kery James dans un morceau classique d'Ideal J : « la fumée devient un mur » - une dépossession.
Dans ce contexte, changer la méthode est un enjeu à la fois crucial et complexe pour la gauche. Elle-même a pu tomber elle aussi dans le piège d'attendre ou faire attendre « la fumée blanche » produite par les discussions de « responsables » : rétrospectivement, on mesure comme cette logique du faux suspens est allée à rebours des aspirations démocratiques exprimées dans tous les mouvements sociaux marquants de ces dernières années. Des Gilets jaunes aux révoltes urbaines, des mouvements écologistes de désobéissance civile à la colère contre l'imposition autoritaire de la réforme des retraites, c'est à chaque fois la légitimité de l'ordre institutionnel tel qu'il est à « prendre les bonnes décisions », qui est à juste titre interrogée, et la compétence politique de la rue qui est revendiquée. A chaque fois, c'est cette volonté imprévue de « prendre part au jeu », venue notamment de classes populaires désignées comme dépolitisées, qui a contredit le récit déploré d'une disparition des idées de gauche.
Heureusement, les temps qui viennent ne manqueront pas d'occasions nouvelles pour que cette compétence s'exprime, dans le jeu électoral et en dehors.