Abdel Yassine et Ulysse Rabaté

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Billet de blog 9 janvier 2023

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Nupes : acquis, les quartiers ?

[Archive] 2022 a marqué une alliance entre la gauche et les quartiers. Mais quelle est sa durabilité ? La difficulté de faire exister un discours plus proche du réel au sein de la NUPES est sans doute liée au déficit de représentation des quartiers dans sa composition. Un impensé qui s'est manifesté dans deux épisodes, à l'Assemblée Nationale, et à Vaulx-en-Velin...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le temps semble avoir passé, depuis les lendemains du scrutin présidentiel 2022. A cette époque, à l’issue d’une campagne marquée par les idées d’extrême-droite, les quartiers populaires avaient acquis une forme de centralité dans le champ politique français, et pour cause : les scores très importants (parfois stratosphériques) de l’Union Populaire dans les quartiers avaient résolument « tiré » la candidature de Jean-Luc Mélenchon et ce dernier y constitue incontestablement un repère. On entend encore pour le qualifier dans la rue l’expression populaire de « gars sûr », exprimant un soutien sur lequel on peut compter dans l’adversité. 

46 % à Corbeil-Essonnes (91), 57 % à Grigny (91), 45 % à Vitry-sur-Seine (94), 49 % à Ivry-sur-Seine (94), 60 % à Bobigny (93), 61 % à Aubervilliers (93), 54 % à Vaulx-en-Velin (69), 52 % à Roubaix (59)… Les chiffres donnaient le tournis. Ces territoires stigmatisés et souvent abandonnés par la politique traditionnelle avaient soudain repris une valeur certaine, qui fut réalisée par exemple dans les négociations sur les investitures aux élections législatives. D’une certaine manière, les quartiers populaires et leurs habitants revenaient alors au cœur de l’attention de la gauche. De nombreux députés, aujourd’hui à l’Assemblée Nationale et élus dans le cadre d’un rassemblement de la gauche majoritairement accueilli avec grand soulagement au sein des classes populaires, ont bénéficié de cette dynamique. 

Mais dès la rentrée de septembre, le ton changeait. Les débats autour d’un abandon par la gauche des « périphéries  aphones » cultivaient une idée fausse et dommageable : les quartiers populaires seraient aujourd’hui des espaces « conquis et acquis » pour la gauche française.  

Ces discours furent accueillis avec un vif étonnement par les militant.e.s des quartiers populaires qui s’étaient engagé.e.s dans les campagnes présidentielle et législatives. Nombre d’entre eux étaient encore en train de faire le « service après-vente » de la séquence des élections législatives, gérant les colères et frustrations des uns et des autres, les déceptions des acteurs ancrés dans les luttes locales, et esquivant les moqueries des amis qui les poursuivaient en s’esclaffant avec la photographie des députés NUPES posant devant la préfecture de Seine-Saint-Denis.  

Acquis, les quartiers ? Cette idée incarne une certaine lecture des relations entre la gauche et les quartiers, marquée par l’obsession du « rendez-vous », manqué ou réussi. Cette perspective du coup-par-coup masque toute vision historique en profondeur des mobilisations issues des quartiers populaires et de leurs interactions avec le corps politique. Elle voit alternativement des divorces et des lunes de miel, là où il faudrait voir des « révolutions avortées » (le terme est celui du sociologue Saïd Bouamama) ou des alliances conjoncturelles. La séquence politique de 2022, comme tant d’autres de l’histoire politique récente, a été marqué par cette modalité. 

La difficulté de faire exister un discours plus proche de la réalité au sein de la NUPES est sans doute liée au déficit de représentation des quartiers populaires dans sa composition : on retrouve ici, pour le champ politique comme ailleurs, l’homologie classique entre d’un côté composition d’un discours et de l’autre les conditions sociales de sa production. Quitte à ce qu’une part de la réalité reste dans l’ombre. 

Un impensé qui s’est révélé ces dernières semaines à travers deux épisodes où un discours explicitement  tourné vers les quartiers populaires aurait pu être développé. Evoquons-les rapidement. 

L’invective raciste à l’Assemblée Nationale à l’égard du député Carlos Martens Bilongo : on aura compris qu’en vociférant sa formule, le député Rassemblement National s’adressait autant aux migrants qui traversent la Méditerranée qu’au député du Val d’Oise. Pourquoi Carlos Martens Bilongo est-il si effrayant pour l’extrême-droite? Parce qu’il est noir, issu des quartiers populaires, et incarne de fait une part de notre histoire politique. Né à Villiers-le-Bel, cette ville qui n’est pas n’importe laquelle dans l’histoire des quartiers populaires (origine d’émeutes marquantes en 2007 suite au décès de Moushi Sehouli et Laramy Samoura après une course-poursuite avec la police), le député de 31 ans l’a brillamment emporté sur l’ex-maire de Sarcelles François Pupponi. Son parcours est marqué par une forme de « normalité » (un jeune homme du territoire qui accède à la représentation nationale), et de singularité dans un paysage politique où ces trajectoires ne sont pas légion. Si les marques de solidarité ont été nombreuses et unanimes (heureusement),  a curieusement manqué dans la période un discours plus articulé qui aurait permis de mettre en avant d’autres trajectoires de députés issus des quartiers populaires et de l’immigration, incarnant cette histoire politique somme toute bien présente, même si pas assez, dans les rangs de la NUPES. 

Ce silence relatif sur le sujet des quartiers s’est manifesté également lors du drame qui a frappé la quartier du Mas-du-Taureau à Vaux-en-Velin, et l’incendie tragique où dix personnes dont cinq enfants ont perdu la vie. Un tel événement devrait susciter, au-delà de la solidarité de rigueur, une réflexion d’ampleur sur les conditions de vie dans les quartiers populaires. En pointant avec colère et dignité les responsabilités de l’emprise des « fours » sur la vie quotidienne, et la vétusté des bâtiments dans un quartier pourtant ciblé par un vaste plan de rénovation, les habitants ont soulevé des questions politiques centrales pour des millions de Français (pour rappel, 5,4 millions de français vivent en quartier prioritaire de la politique de la ville). Le sort a voulu que l’incendie ait lieu à Vaux-en-Velin, ville repère où les révoltes urbaines de 1979 et de 1990 (décès de Thomas Claudio des suites d’un accident controversé) marquèrent l’histoire politique des quartiers populaires. Abdelkader Lahmar, candidat malheureux de la gauche (il était présenté par la NUPES et le Collectif On s’en mêle) sur cette circonscription aux élections législatives 2022, est issu du quartier du Mas-du-Taureau. Il est aujourd’hui entièrement mobilisé auprès des familles victimes de l’incendie pour leur relogement. Comment expliquer que la gauche ait donné si peu de suites politiques à cet événement pourtant emblématique ? 

Cet impensé n’est bien sûr pas proprement celui de la NUPES. Il s’inscrit dans l’histoire, relativement ancienne maintenant, d’une relation conflictuelle entre la gauche institutionnalisée et les quartiers populaires. Si la séquence électorale de 2022 a été le temps d’une rencontre, lucide et réfléchie, entre une proposition politique affirmée et les enjeux du moment, rien ne dit la durabilité de ce qui a peut-être trop rapidement été clamé comme une adhésion. 

L’heure est loin toutefois d’être à la déploration. Les myriades d’engagements sur le terrain qui avaient été le socle matériel et intellectuel de la mobilisation électorale de la présidentielle dans les quartiers, sont toujours là. Les relations nouées, les prises de conscience, se mêlent aux déceptions et impatiences. Il s’agit de sortir de la dualité entre le divorce et la lune de miel, pour observer un processus de politisation hybride mais bien réelle. L’aspiration à prendre part au jeu politique progresse inéluctablement, quand elle n'est pas freinée par des guerres de succession malheureusement surinvesties par les champs médiatique et politique. La résistance la plus solide face à l’avancée de l’extrême-droite réside dans cette aspiration et l’idée de la société qu’elle porte. Voilà une base sociale au sens premier du terme, non incantatoire, formée non pas sur les réseaux sociaux mais dans les aspérités du quotidien, pour « se défendre » collectivement dans ce contexte d’urgence. 

Le défi pour la gauche est de lui laisser la place, en proposant un cadre politique et symbolique qui se nourrit davantage des pratiques ordinaires de solidarité et s’ouvre à la nouvelle génération qui les incarne. Cela, autant dans le cadre de la "bataille des retraites" qui vient, que dans la perspective des élections municipales de 2026 – ou pourquoi pas, plus tôt, dans celle d’une dissolution attendue.  

Ulysse Rabaté 

Auteur de Politique Beurk Beurk. Les quartiers populaires et la gauche : conflits, esquives, transmissions (Ed. du Croquant, 2021) 

Abdel Yassine 

Ex-Conseiller Municipal de Fleury-Mérogis

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