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Tribune 27 octobre 2025

Une taxe Zyed et Bouna : rendre justice aux quartiers populaires de France

Les commémorations pour les 20 ans de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré montrent que cet événement est un repère de la vie politique et sociale française du début du XXIème siècle. Mais les symboles ne suffisent pas. Il y a chez les actrices et acteurs qui œuvrent au quotidien dans les quartiers un certain dégoût à voir tant de communications, au regard de l’ampleur des difficultés. Il faut investir concrètement dans les quartiers.

Les nombreuses commémorations pour les 20 ans de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré montrent que cet événement est un repère de la vie politique et sociale française du début du XXIème siècle. L'écho récent des émeutes de 2005, suite à la mort de Nahel Merzouk à Nanterre en 2023, a rappelé si besoin était les liens structurels entre violences urbaines et violences policières, sur fond d'inégalités multiples et multiformes qui frappent toujours les quartiers populaires et leurs habitants. 

Dans les commentaires d'aujourd'hui, un refrain est régulièrement ressassé: « rien n'a changé ». Si cette phrase est souvent bien intentionnée, visant à pointer les promesses trahies d'un recul des inégalités, elle n'en est pas moins fausse. Beaucoup de choses ont changé dans les quartiers depuis vingt ans, et c'est d'ailleurs en partant de cette réalité présente qu'il faut réfléchir et agir.  

Dire que « rien n'a changé », c'est faire l'économie d'une analyse de vingt ans d'évolutions profondes des quartiers populaires sur les plans urbains, social, et politique. Dire inlassablement que « rien n'a changé », c'est encore parler de ces univers sociaux depuis un point de vue extérieur, à rebours de la parole des concernés. Cette méconnaissance, qu'elle prenne la forme de la stigmatisation ou de l'appel naïf à l'action de l'Etat, est malheureusement une donnée structurelle du traitement politique des quartiers populaires: elle constitue de fait une négation des nombreuses tentatives d'affirmation, dans la sphère publique, d'une analyse du présent politique produite par celles et ceux qui s'engagent depuis ces terrains en constante évolution, aux prises avec les tensions et les ruptures du néolibéralisme contemporain.

Sur le plan urbain, de très nombreux quartiers en France ont changé de visage. Certains sont méconnaissables et n'ont tout simplement plus rien à voir avec ce qu'ils étaient il y a 20 ans. Un quartier comme Les Tarterêts à Corbeil-Essonnes a vu plus de la moitié de ses tours originelles détruites entre 2004 et 2018. De même, les projets dits de "résidentialisation" ont recomposé l'espace public des quartiers et ses modes d'occupation. Qui peut dire que rien n'a changé ? La question réside dans la nature du changement, sa perception par les habitants, l'évolution objective de la situation au regard des moyens publics investis. En ce domaine, dire que "rien n'a changé", c'est se priver d'une appréciation des acquis mais aussi et peut-être surtout d'une critique possible la Politique de la ville.

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Quartier Pablo Picasso, à Nanterre, où vivait Nahel Merzouk, tué par la police le 27 juin 2023. © LG

Depuis 20 ans, les quartiers populaires ont aussi été la cible d'investissements économiques et de politiques foncières qui ont nourri de nouvelles inégalités entre ces territoires, et à l'intérieur de ceux-ci. Les dynamiques de gentrification de la petite couronne francilienne en sont un exemple frappant, marquant de nouvelles frontières et un délaissement plus prononcé encore de certaines zones urbaines et rurales situées à grande distance de "centres" ciblés par la fièvre immobilière. Dans de nombreuses villes et agglomérations de province, cette dynamique de centralisation et de hausse de l'immobilier dans les quartiers populaires en chasse les populations historiques, installées parfois depuis plusieurs générations. Sur ce plan, on peut dire que les logiques inégalitaires se sont radicalisées et complexifiées.

Un autre élément qu'il s'agit de rappeler avec force : dans la foulée des révoltes de 2005, une forte dynamique associative a marqué de nombreux territoires en France, comme un écho à la dissémination des mobilisations émeutières - prenant aussi une forme nationale avec le collectif AC le Feu. Ces dynamiques ont notamment eu pour effet une forte mobilisation électorale dans les quartiers, traduite par la constitution de listes indépendantes issues des quartiers populaires pour les élections municipales de 2008. À l'échelle de l'Ile-de-France, la liste Emergence rassemblait lors des élections régionales qui ont suivi de nombreux-ses militant·es des quartiers dans une démarche inédite dans l'histoire politique des quartiers. De fait, les mobilisations des quartiers populaires tout au long des années 2010 ont explicitement revendiqué une filiation "générationnelle" avec les révoltes, qui ont donc produit en réalité un grand nombre et une grande diversité de réponses politiques par les populations concernées. Ces expériences présentent un bilan contrasté, mais réel. Quelque chose qui relève du changement.

Parallèlement, les attaques contre le monde associatif et singulièrement contre les structures d'éducation populaire ont réduit drastiquement les espaces de socialisation politique dans les quartiers. Des générations d'acteurs sociaux, mais aussi de militants, ont "déserté" les quartiers suite à ces baisses de moyens publics, qui s'est couplée à l'affaiblissement des organisations politiques de gauche dont l'ancrage dans ces fractions des classes populaires est aujourd'hui quasi-inexistant. Des kyrielles de mobilisations ordinaires continuent pourtant de caractériser la vie des quartiers - mais sans ces "intermédiaires". C'est d'ailleurs à ce titre que l'impressionnante mobilisation électorale de 2024, qui a sauvé la France d'un Premier Ministre RN, n'avait été prévue par personne ou presque.

Indiscutablement, tous ces phénomènes recomposent le rapport entre la gauche et les quartiers, faisant de ces derniers des laboratoires démocratiques pour une redéfinition de la notion-même d'engagement. Par ailleurs, les mondes politiques des quartiers sont peut-être plus éclatés aujourd'hui qu'hier - comme l'espace des mouvements sociaux de manière générale. Cet éclatement politique est paradoxal, au regard d'une certaine affirmation "culturelle" des quartiers dans la sphère publique. 

Car il s'agit de souligner une dernière chose, essentielle : entre 2005 et 2025, les quartiers populaires français ont acquis une centralité dans l'ordre culturel. Cette présence se manifeste notamment à travers l'enthousiasme parfois excessif des industries culturelles, et l'explosion des productions qui prennent pour objet ou sujet les quartiers. Le rap est devenu de très loin la musique la plus "consommée" par les jeunes générations, et la culture des quartiers populaires s'invite désormais dans de nombreux espaces de la vie publique... sans que disparaissent pour autant les logiques de stigmatisation, singulièrement sur le plan politique. Il suffit en ce sens de repenser aux violentes réactions contre les prises de position des joueurs de l'équipe de France, exprimant leur solidarité suite à la mort de Nahel Merzouk en 2023. 

20 après donc, beaucoup de choses ont changé. Les quartiers ont continué d’être le réceptacle souvent exacerbé des tensions du capitalisme contemporain. On peut même dire qu’ils sont aujourd’hui plus que jamais ciblés par ses « nouveaux esprits » : gentrification urbaine, appropriation culturelle, instrumentalisation politique multiforme. 

Ainsi l’affirmation culturelle des quartiers va de pair avec une dégradation des conditions matérielles d’existence de celles et ceux qui y habitent. Voilà une contradiction politique. La preuve en est : tout le monde s’accorde aujourd’hui pour considérer que Zyed et Bouna sont des « symboles » pour la France du XXIème siècle. Même l’ancien Premier Ministre Dominique de Villepin reconnaît l’échec de la République dans les quartiers populaires. Oui, la France a une dette en direction des habitants des quartiers populaires. 

Mais le symbole ne suffit pas, et il y a chez les actrices et acteurs qui œuvrent au quotidien dans les quartiers un certain dégoût à voir tant d’hommages et de communications, au regard de l’ampleur des difficultés. Il faut investir concrètement dans les quartiers et rembourser une partie de la dette. C’est une question politique centrale et emblématique du poison des inégalités sociales. Puisque nous sommes en plein débat budgétaire, nous proposons une taxe Zyed et Bouna fléchée vers des investissements pour les quartiers prioritaires. Une redistribution claire et élémentaire, premier pas vers la restauration du contrat social sur ces territoires.

La taxe Zyed et Bouna, c’est un acte de justice pour financer un avenir commun.