A mesure que le conflit s'éternise en Palestine, les esprits s'échauffent et mille combinaisons de paix se croisent, dans ce qu'on appelle l'opinion publique, pour échafauder le même système ingénieux et croulant, la même utopie de fortune, censée gagner du temps pour les uns, rouvrir le dialogue interrompu pour les autres, arrêter provisoirement pour tous un désordre intolérable, qu'on sait presque sans fin. Un conflit qui ne serait résolu que par l'éradication de la résistance palestinienne, l'épuisement des populations harassées par le malheur et censées décamper, rejoindre les camps de réfugiés des pays voisins ou la diaspora internationale (avec un passeport d'apatride ou des passeurs aventureux), s'il faut échapper au camp de concentration (encerclement et privations inhumaines imposées à un peuple qui, à l'instar des Afrikaners triomphants, assiègerait les Noirs israéliens et mérite un embargo aussi ferme qu'unanime de la communauté internationale) !
C'est donc l'issue fatale, puisque ni gauche ni droite en Israël ne semblent pratiquer des choix distincts concernant ce peuple donné comme inexistant de toutes les manières ? Pour les pionniers cyniques ou mystifiés, la Palestine étant une "terre sans peuple pour un peuple sans terre", l'argument biblique suffit à éliminer toute contestation ; pour les militants de l'Eretz Israël ou des formations contestataires, l'existence d'Israël en tant qu'état sioniste n'est pas négociable, puisque ce sont seulement les frontières dessinées par les expulsions et les conquêtes qu'il s'agit d'élargir encore ou de freiner dans leur expansion mouvante inexorable. Bref, pour les Palestiniens, qui ne revendiquent plus que le minimum vital sur leur terre historique, prêts à des concessions imposées par les grandes puissances et indéfiniment pourchassés par des conquérants nantis de leur bon droit biblique (la Terre Promise) et positif (la terre donnée par les colons Anglais et confortée par les Nations Unies), subsister est une nécessité biologique, ainsi qu'une insurrection d'ordre ontologique.
En effet, sauvegarder la surface contractée d'un territoire quadrillé, morcelé, kafkaïen, est à l'image d'un sursaut ethnique et existentiel : comme la terre laminée et cadastrée à ses dépens, le peuple palestinien n'est plus qu'une vague peuplade en morceaux, dépecée par les massacres réguliers et grièvement parquée dans un labyrinthe de servitudes quotidiennes, à même de ruiner le sentiment humain et de décourager la plus persévérante des passions : vivre. L'argument politique de l'"autorité palestinienne" (comme on dit), construit sur des considérations pragmatiques, consiste donc à éviter une extinction inéluctable à terme, tandis que le Hamas, animé par la pulsion désespérée de la survie (celle des résistants du ghetto de Varsovie en donne une idée), se soutient de l'espérance humaine ou religieuse. Or, si Israël est puissammant soutenu dans sa volonté de résurrection (fin de la diaspora et réalisation de la promesse religieuse) par le droit positif et une légitimité métaphysique parfaitement aberrante, sur le plan historique et juridique, la résistance religieusement inspirée du Hamas est un prodige d'inconsistance idéologique et un défi terroriste à combattre universellement ! On pourrait croire que les politiques réalistes du Fatah sont mieux loties et mieux agréées, en raison de leur structuration strictement rationaliste. Le fait est que cette attitude ouverte aux négociations est anéantie d'emblée par la fin de non-recevoir perpétuelle des idéologues sionistes, qui considèrent qu'un état palestinien indépendant n'est ni plus ni moins qu'un attentat permanent contre leur sécurité, une fiction stratégique construite à des fins de reconquête, de remise en question des acquis israéliens. Israël a réussi, au moyen de sa foi ardente et de ses capacités techno-scientifiques, à invalider la raison et la foi des Palestiniens, sûr de mobiliser la conscience éclairée des grandes puissances et la terre entière contre le "terrorisme" redoutablement organisé à l'échelle planétaire d'une part, de soulever d'autre part adroitement l'ensemble des Juifs (où qu'ils soient) contre la menace faussement pacifiste et pseudo-laïque... musulmane ! Irrationnel dans sa foi monstrueuse, monstrueux dans sa conjuration rationaliste, le peuple palestinien est le rebut de l'esprit et du coeur, une menace mondialement attestée et un jeu stratégique localement dangereux. Pour toutes les nations et pour la nation juive, le nationalisme palestinien relève de la perversion politique et de la pathologie mentale...
L'état sioniste se veut cependant l'"état juif", ethniquement et religieusement déterminé. On a beau (avec Shlomo Sand et d'autres historiens) reconnaître que cette ethnie est un brassage extraordinairement divers et que la notion de race est une donnée inacceptable de l'argumentaire et de la doctrine idéalisée d'un peuple autrefois martyrisé par le national-socialisme érigé sur l'idéologie du sang, de l'espace vital et du parti unique, le parti pris israélien unanime s'accommode parfaitement de son racisme en principe légitimement anti-nazi, défensif et louable, dont l'enjeu est de rassembler afin de les protéger les communautés hébraïques éparses par le monde, et le prix, la liquidation de la présence arabe sur "leur" terre métaphysiquement intacte, un désert désolé que les kibboutzim et l'enthousiasme humaniste auraient fait refleurir dans le sens de la promesse éternelle de Yahweh... Réduit politiquement et jugé à Nuremberg à l'issue de la Seconde guerre, le nazisme a légué à ses nostalgiques un antisémitisme pérenne, suffisant à persuader les Juifs encore disséminés de se rallier à leur communauté menacée, encore plus gravement, par l'"islamofascisme" en général et les Goering palestiniens, avec tous les dignitaires d'un régime universellement honni, doté d'une armée foudroyante et de plans ultra-confidentiels pour la "solution finale" ! Le transfert est automatique et la culpabilité avérée des uns, comme l'innocence limpide des autres, en sont renforcées. Seuls les Palestiniens, innocents mais coupables (leurs intentions seraient manifestes dans la véhémence de leur combat), coupables mais innocents (l'histoire, le droit et la raison plaidant malgré tout en leur faveur), échappent à cette géométrie rigoureuse ; ils représentent un désordre qui révulse les consciences affligées par le malheur juif et choque les coeurs sensibles qui n'admettent pas leur martyre comme tribut à payer à un double crime. Dans ce concert de lamentations vindicatives et de déplorables solidarités taciturnes, et pour trancher le noeud gordien (geste impérial d'un Alexandre révélé à lui-même dans l'énormité fracassante de son destin), Israël garde le dernier mot, non le droit international, ni l'élégie morbide des âmes sensibles et muettes.
On a beau relever l'inconséquence qui exalte la parabole théologique conquérante pour les uns, tout en déniant le refuge spirituel aux Palestiniens, Israël encore une fois est pourvu de la plus radicale des légitimations : il lui est tellement facile (et on lui en sait gré naturellement) de brandir l'épée vengeresse du peuple raisonnable et rationnel, tenant douloureusement et solitairement en respect les fanatiques musulmans par millions qui l'assiègent et les fous d'Allah universellement exécrables et universellement taxés d'ignominie. Souveraineté des Lumières à l'encontre de l'obscurantisme islamique, élection divine pour réduire au silence les esprits trop ingénûment attachés aux clartés de la logique et aux maigres lueurs de l'universalisme humaniste, rivés à la contradiction insoluble qui les conduit à des restrictions mentales, juridiques et rationnelles exorbitantes, du moment qu'ils dérogent exceptionnellement aux exigences (intellectuelles et morales) coutumières, en acceptant le principe d'une réparation fantastique : un abri pour un peuple persécuté, contre toute raison, ne saurait être à la fois contesté et reconnu exemplairement : l'esprit critique humilié et toute honte bue, on pourrait dès lors laisser bafouer les droits élémentaires des êtres humains (en Palestine), à moins d'être taxé d'"antisémitisme" (mondialement), de conspiration contre l'existence d'un état impossible à protéger à moins d'enfreindre les clartés de l'esprit et d'étouffer la révolte du sentiment humain.
Telle est l'équation faite paralogisme, et tel est l'alibi érigé en stratagème arachnéen ! Le labyrinthe est une architecture savante et la victime palestinienne, déguisée en minotaure fabuleux, en monstre anté-diluvien, guette le Nouvel ordre mondial.
Israël jouit du fil d'Ariane de l'O. N. U. et des grandes puissances. Quant au peuple disloqué de la Cisjordanie démantelée et de Gaza terrassé corps et biens, fragments en éclats divisés, ressoudés par une exigence politique vitale pour leur survie, il ne doit compter que sur la lassitude et l'épuisement d'une armée qui le massacre impunément, avec l'allégresse de la mission urgente et la sérénité du devoir accompli, mais qui, égarée dans son artifice, refusant de suivre le fil qu'on lui tend de partout pour sauver la face à ses complices, finira par abandonner peut-être le jeu afin de se restaurer, de régénérer son dynamisme légendaire, avant de revenir, comme on doit s'y attendre, toujours lumineuse, inspirée, vengeresse, véhémente et vigoureuse. Le labyrinthe sophistique est un comble d'errements réglés, réguliers, régulateurs. Le reste (sang palestinien, charte de l'O. N. U, ou colères mondiales) est dérèglement factice, des bulles fétides où pullulent les sorcières, comme les destins funestes et les humanismes fatidiques !