ABDELILAH NAJMI

Abonné·e de Mediapart

23 Billets

0 Édition

Billet de blog 7 août 2014

ABDELILAH NAJMI

Abonné·e de Mediapart

La mission de civilisation comme acheminement sincère et inéluctable vers la barbarie à son stade extrême

ABDELILAH NAJMI

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a presqu'un demi-siècle, au lendemain des indépendances et porté par un tiers-mondisme fervent, dans le sillage des Non-alignés et en pleine Guerre froide, l'historien Abdallah Laroui, l'un des très rares intellectuels formés dans les universités occidentales (à cette époque une poignée de bacheliers ayant eu les moyens et l'autorisation des résidents généraux pour constituer un noyau de hauts fonctionnaires coloniaux issus des populations assujetties, mais dont une fraction découvrit les luttes marxistes en cours ou rejoignit les mouvements de libérationon), proposait dans L'Idéologie arabe contemporaine une typologie qui fut à l'origine d'une grande controverse. Il distinguait dans les sociétés sur lesquelles portait son enquête trois mouvements importants : le "clerc", le "libéral" et le "technophile".

M. Arkoun, décédé récemment, s'est attelé durant toute sa carrière à exhumer et à porter à la connaissance d'un public limité les fondements et les textes d'un humanisme arabe classique, et malgré le soutien d'un éditeur courageux et l'application d'une équipe de chercheurs sérieux, sa dernière encyclopédie sur l'Islam (dans sa diversité culturelle et sociologique vertigineuse, son pluralisme historique et ethno-linguistique décourageant toute tentation réductionniste) est restée méconnue. L'ignorance sophistiquée, souple, ésotérique est cependant une machine autoritaire, la méconnaissance devenant vitale, sous couvert de dialogue trivial et de "métissages" incantatoires !

Les doctrines néolibérale et néoconservatrice, envahissant de concert (à ce sujet) les médias et accaparant le champ de l'opinion publique, autant que les départements de propagande scientifique, forgèrent cependant l'image simpliste et commode du "terroriste musulman" anhistorique et ubique, omnipotent, ainsi que l'attitude radicale du "fondamentaliste" résolu à provoquer l'Occident libéral pour l'anéantir, sans parler du "fascislamiste" coriace et impénitent... A l'échelle planétaire, un véritable état d'exception fut décrété bruyamment. Liquidations systématiques et bienveillantes de fanatiques activistes qui sont la cible des "frappes chirurgicales" prudentes, travaillées par des experts économes en vies humaines et disposant pour le faire de moyens technologiques impeccables, et dont le résultat est une véritable vivissection : des corps entiers de sociétés souveraines paralysées par une anesthésie efficace, une publicité monumentale et des pressions insoutenables, et où le cancer cerné ponctuellement se généralisait sans cesse en toute tranquillité. L'opinion publique est soulagée, ayant renoncé à s'informer hors les médias conventionnels, mystificateurs décomplexés et puissants, à user d'esprit critique, rassurée sur sa sécurité et le modèle de civilisation qu'elle boude et chérit tout autant, obstacle ferme et fragile à la dévastation barbare.

Une chose est sûre : à mesure que le "péril" s'avérait inéluctable et les luttes qu'il réclamait urgentes, les sacrifices consentis pour parvenir à la paix furent payés de la diminution de la substance des libertés (concomitante de leur amplification oratoire en Occident même, sans les élargir ailleurs où les promesses de démocratie feraient regretter à des peuples en détresse des dictatures déboulonnées dans l'emphase et l'ivresse de la prospérité advenue, de la délivrance annoncée avec fracas et brûlée aussitôt dans un déluge de feu, suivi d'un détraquement institutionnel chronique, de guerres civiles aussi contagieuses que voraces...) ; de la destruction de la lucidité et de la culpabilisation des protestations concernant une vaste construction idéologique illibérale, faite de mystifications licites et de surveillance des velléités vivaces rejetant des dispositions arbitraires imposées comme des choix généreux et sagaces, des options librement consenties, ou bien comme des mesures de défense impératives de l'Occident menacé, sinon à moitié ravagé, poussé dans ses derniers retranchements, victime de ses largesses civiques et de sa magnifique tolérance...

On ne peut se défendre contre un sentiment de terreur énigmatique, ni s'accommoder d'une frustration permanente face aux mensonges abusifs (contre-vérités savantes et stéréotypes élaborés, vivifiés par un dynamisme intransigeant, infexibles réflexes massifs et quasi-pavloviens...), aux manipulations cyniques les plus voyantes. Plus la manoeuvre est flagrante, plus la démoralisation grandit, et plus l'impuissance vire à la résignation, puisque les enjeux sont censés dépasser l'entendement commun, que l'argument ressassé (pauvre sophisme dont personne n'est dupe) nécessite l'action élucidante des experts, seules compétences averties de la gravité de la situation, si bien que le matraquage est converti en hymne à la joie dernière... On retrouve là (voir entre autres Fukuyama commentant Léo Strauss) l'une des attitudes néoconservatrices prônant la discrétion des élites et le mensonge licite, à des fins forcément supérieures, mais inaccessibles à la masse candide, ou inconsciente, des citoyens ordinaires. Or tout le monde pressent la lourdeur de la tâche et le supplice des maîtres du moment, contraints de tordre des principes sacrés de démocratie et de se saisir de dérogations brutales, ouvertes malgré tout à la critique et respectueuses de la légitimité des discussions occasionnées par ce grand bouleversement... Les apprences de transparence, comme les commandements obscurantistes, sont saufs.

Sitôt écroulé le dernier pan de Mur de Berlin, on ne parle que des musulmans, c'est-à-dire entre soi et à l'exclusion des interlocuteurs musulmans (qui ne comptent par la force des choses que des analphabètes, des idéologues retors, des doctrinaires sanguinaires, des tyrans et des tueurs)...

Jour et nuit, l'armée israélienne pilonne un camp de concentration (où se pressent et s'affolent, terrorisés et abandonnés pratiquement de tous, exempts de bunkers accablants et de tunnels innombrables, des civils parias planétaires, mais criminels convaincus d'atroces forfaits à l'encontre de l'humanité tourmentée), au point de faire croire qu'elle n'est sortie de sa réserve que pour donner une leçon à de mauvais élèves, des élèves turbulents ou des cancres obstinés dans le sabotage de leur éducation démocratique, alors que jour et nuit, depuis 1948, ce peuple est sujet aux pires exactions, à des carnages répétés, à une persécution institutionnellement arrêtée, à des expulsions massives, à des restrictions inhumaines de leurs moyens de survie, à une négation assidue, à un embargo stupéfiant et passivement admis par les instances internationales, à un mépris total de leurs vies et de leurs droits sans que les champions des Droits de l'homme en soient outragés, ni même incommodés.

Une étape ultime est franchie : malgré tout, nous dit-on, Israël ne fait que son devoir. C'est la mission de civilisation la plus impérieuse qu'on accomplit. Et qui a son (double) prix.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.