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Billet de blog 8 août 2014

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Gaza : nulle part sur terre, nul vocable intelligible

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Au lendemain de la Seconde guerre, l'humanité découvre l'horreur des camps de concentration nazis ! Stupeur qui durera aussi longtemps que le peuple juif est exposé à des menaces physiques ou symboliques, tant le traumatisme est violent et que l'antisémitisme est indéracinable, selon Sartre qui conclut ses Réfelexions sur la condition juive en déclarant qu'aucun homme ne sera libre tant qu'un seul Juif, en France ou ailleurs, craindra pour sa vie. Le crime est inexpiable et toute relativisation du drame est immonde. L'antisémitisme n'a rien d'une hostilité justifiée, ni justifiable, puisque c'est une passion coextensive au dérèglement humain, à la perversion fanatique inséparable des excès haineux, mais excès entre tous reconnaissable à une aliénation aussi profonde que durable. "Si le Juif n'existait pas, dit-il, l'antisémitisme l'inventerait". Il s'agit donc d'une haine indépendante des conflits concrets, des aversions où la réflexion découvrirait des prémisses ou des traces de dissension sainement ou rationnellement argumentée.

L'Ecole de Francfort est obligée de reconsidérer sévèrement les Lumières qui n'ont pas empêché le nazisme à la lumière d'une catastrophe humaine inouïe, qui est la catastrophe de la morale humaniste et de l'humanité entière déchaînée, déliée de ses moindres obligations éthiques, en tant que telle. "Phraser après Auschwitz" est aussi un scandale, selon Jean-François Lyotard. Les "grands récits" antiques, ni "médiévaux", ni ceux des Temps modernes ne sont indemnes d'insidieux archaïsmes légitimateurs du pire, chaque fois qu'on envisage des totalités closes et contentes d'elles-mêmes, sourdement travaillées par un mal chronique : les systèmes de Hegel ou Marx, ni la théodicée de Leibniz ou l'architecture savante de Kant, si rassurantes que soient ces sommes, ne sauraient épargner l'urgence d'envisager un différend inédit, mais transhistorique, intrinsèque à l'effort de penser et de conceptualiser : l'inadéquation au réel, qu'il faut réenvisager en fissurant les traités, en dégageant l'informulé, en mettant à jour, dans les lézardes métaphysiques et les crevasses mystiques, les fantasmagories esthétiques, les matériaux fluides d'un post-moderne qui fragmente les systèmes et s'exprime en fragments, qui pulvérise les concrétions faussement sublimes et procède à des ré-agencements critiques aptes à épouser les formes de l'inachevé, les aléas réfractaires aux tensions programmatiques comme aux dispositifs idéologiques sans reste.

Le projet nazi était un projet ultra-secret, une politique d'extermination destinée à "fabriquer du cadavre" et, cependant, les horreurs ne sont pas imputables à un déchaînement barbare au sens courant. La Raison s'y appliquait et la connaissance scientifique, les compétences technologiques étaient mobilisées froidement. La Libération érige le soupçon en règle de raisonnement, en méthode d'investigation.

A Gaza, l'entreprise de destruction n'est pas secrète, ce n'est pas à l'insu de la communauté internationale que se déroulent les opérations. Les prisonniers immatriculés et qui attendent leur tour pour les chambres à gaz ne sont pas attestés dans cette "bande" où pullulent les "bandes armées". On peut même quitter (fût-ce en empruntant un tunnel clandestin) cette enclave cernée, certes, mais dont les chefs s'expriment librement en appelant au "meurtre des Juifs". Des journalistes du monde entier peuvent entrer dans ce territoire et filmer, rédiger leurs articles en s'installant dans des "hôtels luxueux". Ajoutons que l'administration de ces pseudo-Juifs n'est pas le fait de fonctionnaires pointilleux et froids, des monstres glacés et loyaux vis-à-vis d'une hiérarchie inexorable, et les gardiens en uniforme d'exterminateurs ne sont autres que les "milices" de Hamas, etc. ! Bref, c'est l'île de tous les enchantements, un séjour serein de mauvaise foi internationale, une fiction morbide de perversions coalisées. On y prépare sans être inquiété la "destruction de l'état d'Israël" (un simple ghetto perpétuellement dévasté) en inversant les rôles et en escamotant la vérité. La vérité ? Gaza est un complot percé à jour et le fief retranché de conspirateurs déterminés, les derniers nazis protégés par des lois iniques et gâtés par la générosité coupable des donateurs qui enfreignent les rigueurs d'un blocus que tout justifie. Surarmés et hyper-entraînés (il ne leur manque que la bombe nucléaire, mais ce n'est pas sûr), ils n'hésitent pas à sacrifier sadiquement leurs civils utilisés comme "boucliers humains" chaque fois qu'on les repère et s'apprête judicieusement à les éliminer.

L'histoire de l'infamie s'est arrêtée à Auschwitz et la pensée critique à la contestation des morales, des récits et des systèmes qui n'ont pas empêché ce désastre occidental. Pour le peuple palestinien colonisé depuis un siècle (mandat britannique, Israël), massacré et méthodiquement chassé de sa terre historique depuis plus d'un demi-siècle (sort ordinaire des "terroristes" et des envahisseurs arabes) , dont les débris sont parqués dans le plus grand pénitentier au monde, soumis à un embargo cruel, pour un peuple dont la résistance est présentée comme un avatar SS et dont les populations sont redevables à Israël de la liberté de s'administrer et de mourir de faim, de soif, de la pénurie des soins médicaux, d'agoniser librement à moins de décamper, il n'est pas question d'attenter à l'intégrité sémantique des mots ou d'usurper des significations... Les Palestiniens sont responsables de leur malheur parce qu'ils osent se défendre contre une armée implacable, moderne et suréquipée, comme ils sont coupables de ne pas permettre aux Israéliens de poursuivre la construction tranquille des colonies sur le peu de territoire qu'on leur concède enfin (provisoirement). Pour exprimer leurs requêtes et doléances, ils ont l'espéranto onusien, dont le substrat ehnocentrique est l'effroyable traumatisme européen (les peuples alors colonisés n'y sont pourtant pour rien). Mais, pour gémir et hurler, ils leur reste le baragouin des singes (pour imiter le malheur juif), le sabir des sauvages (qui n'ont pas accès aux raffinements existentialistes, criticistes et post-modernes), le pidgin des hordes arabes (on sait que c'est incompréhensible), sans oublier la lingua franca des sous-developpés de toute obédience. Détresse d'élocution d'"antisémites" qui se masquent ou se méconnaissent, frustrés de ne pouvoir sévir ouvertement, ni tromper la vigilance des gardiens de la mémoire unique et du dictionnaire paraphé, des catégories atroces de l'ignominie répertoriée. Un ramassis de tristesses sécrétées par l'ignorance et la méchanceté.

Les Lumières sélectives et les passions morbides sont immortelles. L'Univers concentrationnaire (David Rousset) ne faisant pas acception de simulacres, il se serait instauré en modèle exclusif de la douleur suprême, invulnérable aux contrefaçons et l'épopée dantesque des rescapés de La Nuit (Elie Wiesel) est donc propriété privée. L'universalisme universitaire sur cette question et les indignations militantes communes s'arrêtent (les disciples d'Albert Memmi le savent) à peu près aux portraits et aux destins parallèles de L'Homme dominé (qu'il soit femme, colonisé, noir, indien, tzigane ou juif...), à l'exception d'un seul : le Palestinien, une lacune désolante dans les principes onusiens (sombre faille géologique dans l'extraterritorialité, l'extra-humanité de ces pathétiques artifices), un oubli malencontreux dans la typologie socio-historique des désastres intelligibles, exprimables, avouables, mystérieux ou lumineux.

Oblitérée par la propagande sioniste et enflée par une événementialité d'outre-monde (grâces en soient rendues à une médiatisation conventionnelle aussi elliptique que déréalisante !), la révolution palestinienne tient de l'invraisemblable dinosaure fossile (que les taxidermistes de l'histoire postmoderne exhiberont bientôt au Musée de l'Homme) et du néant grandiloquent des épopées hollywoodiennes de mauvais goût (destinées à un public immature et goulu). Fable grotesque aux temps sublimes des gambades juridiques subtiles et des contorsions pragmatiques micro-narratives, le récit palestinien, adventice et navrant, survenu de façon si désobligeante et si inopportune après Auschwitz, comme l'existence historique de ce peuple, est donc une somme paléontologique (ou pré-postmoderne) de rébus illisibles et de méga-traces opaques, de fictions décousues et obscures, suspectes et improbables. Le Palestinien a le privilège exorbitant de racheter les fautes des Grands et la malchance anodine de souffrir humainement, comme les petits, à l'ombre de la Souffrance inhumaine, de périr en criant à proximité du Cri indicible, du fait des millions de Juifs massacrés dans le silence universel, tandis qu'il s'agite encore des soubresauts d'une agonie trop visible pour être digne de foi, pour s'ajuster aux normes de l'holocauste officiel. Si les victimes de l'hitlérisme et de ses complices revenaient parmi nous, c'est pourtant dans les monceaux de cadavres déchiquetés et les ravages méthodiques impunis depuis des décennies, dans la dégradation (tantôt lente pour passer inaperçue, tantôt foudroyante pour étourdir, écraser et défier) des êtres humains sans défense (sinon désespérée) qu'elles se reconnaîtraient ; c'est du côté palestinien qu'elles se rangeraient, prosaïques et démunies, aphasiques en dépit de l'éloquence insoutenable de leur accusation, au grand dam du délire sioniste prolixe et des justes causes taillées sur mesure, à l'usage des vigiles bottés et casqués du grand Mémorial, qui les dispense encore de voir, de reconnaître, hors l'Europe, les carnages sous-traités à des fins d'innocence locale, de pureté retrouvée -- ou d'irresponsabilité impuissante à force d'être truquée.

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