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Billet de blog 18 août 2014

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Le néolibéralisme comme arme de destruction massive

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On disait couramment (et avec raison), à une époque où le stalinisme ne parvenait plus à couvrir les cris de ses victimes, où l'odeur méphitique des camps de concentration transpirait jusque dans les cercles des fidèles intransigeants, que Marx était l'antidote naturel au totalitarisme, qui n'est qu'une version dévoyée de la saine doctrine... Quel désespoir, pour les élites du Tiers monde en particulier, obligées de secouer la torpeur des conservatismes et de formuler en termes anti-impérialistes les doléances et les revendications des peuples qui, faute d'avoir généré à temps le mode de production adéquat, devaient brûler haltes de réflexion et stations méditatives au lieu de suivre docilement les étapes académiques et les doctes médications de la croissance économique (Rostow) !

Déchirées généralement entre l'ethnologie qui mettait l'accent, dans ses efforts critiques anti-ethnocentriques les plus achevés, sur l'irréductibilité des structures symboliques et sociales au modèle unique, et la lutte des classes, qui s'orientait dans la voie d'un historicisme réductionniste (ce qui avait pour conséquence de travailler à une modernisation harassante, à même d'importer des modèles de développement capitaliste, un bouleversement technocratique sans précédent, susceptible d'installer les bases d'un productivisme avancé et donc d'accélérer le "moteur de l'histoire"), ces élites adhéraient sans le savoir d'une part à un fiction différentialiste en même temps qu'à une vision unidimensionnelle, pensant d'un côté sauvegarder l'originalité culturelle de leurs formations sociales, les intégrer à un processus fédérateur de l'autre, autour de l'utopie révolutionnaire.

Il suffit donc que le Non alignement (garant de leur autonomie quant à l'impérialisme bolchevique) s'effiloche et que le bloc soviétique (allié stratégique contre l'impérialisme des démocraties libérales) s'effondre pour se retrouver face à une double impasse. D'une part, les énergies du mouvement anti-colonialiste, forcément national (libérateur et non annexionniste, émanciapateur, non chauvin), émiettées sous l'action du pluralisme culturel, dont les particularismes exacerbés autour de l'argument ethno-linguistique, une balkanisation narcissique à mesure que le nationalisme fédérateur se muait en une multitude de revendications micro-nationales ; d'autre part, une modernisation hâtive, qui s'est traduite par des destructurations sociologiques violentes, mais dépourvues du pôle révolutionnaire en ruines...

Bref, le moment était venu pour que, sous les coups d'un néolibéralisme à marches forcées sur la voie de la mondialisation et de l'idéologie néoconservatrice, qui se présente comme une réaction d'auto-défense à l'encontre des forces de dissolution de l'identité occidentale, ces sociétés envisagées naguère comme des forces de dissidence et de transformation ne soient plus considérées, à travers le prisme médiatique mis au pas et les frustrations des élites occidentales, que comme un frein à la globalisation (nécessitant un consensus idéologique lisse), une opposition frénétique à l'unipolarisation mondiale (en raison de leur immaturité intrinsèque, incompatible avec les exigences drastiques de l'homogénéité universelle).

Les ravages sont perceptibles. L'Occident contrarié dans sa vocation mondialiste n'est pas tenu de se satisfaire de demi-mesures. Toute hésitation est lourde de conséquences. Il faut frapper et emporter, fouetter sans états d'âme excessifs. L'enjeu est brûlant, puisqu'il ne faut pas laisser aux "sociétés composites" (Paul Pascon) l'illusion de pouvoir se rabattre sur des velléités de refaçonnement autonome, à l'ère des grands ensembles et des fédérations strictement économiques, gouvernées par des oligarchies qui découpent et agencent en fonction de normes géostratégiques impérieuses. Il ne faut pas non plus que les anciennes constructions d'inspiration marxiste, hostiles au suffrage universel et au libre échange, échappent à la logique du marché et du "droit procédurier axiologiquement neutre" (Michéa). Autrement dit, ni résistance à la logique marchande, ni réticence à l'égard des normes issues du néolibéralisme, indifférentes vis-à-vis des particularismes culturels, corrosives pour les données anthropologiques réfractaires aux valeurs marchandes ultra-libérales.

Il est donc évident que l'essentiel des acquis différentialistes (dont même un Henri Lefebvre s'est autrefois fait le chantre) ont fait l'objet d'une récupération massive : seule la culture occidentale est en péril et doit se montrer agressive pour sauvegarder l'originalité de ses structures symboliques et sociolologiques ; seules les sociétés immatures ou frénétiques constituent un bloc monolithique d'archaïsmes et de pulsions rétrogrades ! Les violences qu'elles subissent sont dictées par un double impératif : survie triomphale du modèle démocratique qui a pourtant fait ses preuves et mérite d'être universalisé dans l'incandescence de la tension historique, dépérissement programmé des objections à cette exigence (désirable mais mêlée d'obscurantisme coriace, de prosélytisme despotique dévastateur), qui sont obligatoirement tyranniques et dangereuses pour la pérennité de ce modèle miraculé (dont ni Petit père des peuples ni Grand Timonier ne vinrent à bout !) et miraculeusement salvateur (se passant d'emblée d'argument rationnel)...

Il y a pourtant une multitude d'objections qui se lèvent du sein du libéralisme classique qu'on ignore et qu'une dénégation féroce persiste à occulter. Si les pères de l'économie libérale et du libéralisme humaniste militant revenaient parmi nous, comme Marx horrifié par le stalinisme, ils ne se reconnaîtraient pas dans cette idéologie destructrice des principes qu'ils ont formulés. N'est-ce pas pour mettre un terme aux guerres de religion que Hobbes et Locke ont développé leurs théories ? N'est-ce pas pour l'épanouissement parallèle des nations que les richesses conceptualisées par A. Smith devaient être promues par-delà les barrières chauvines et les monopoles iniques, qui saccagent jusqu'aux conditions élémentaires de la libre concurrence ? N'est-ce pas pour dévoiler les vices de l'"esprit de conquête" et institutionnaliser la protection des libertés privées que Benjamin Constant a vaillamment ferraillé ? Etc. Or qui s'applique à ré-inventer depuis la chute du Mur de Berlin les horreurs auxquelles nous devons l'insurrection contre l'esprit de "servitude volontaire" et la magnifique sagesse des Montaigne ? Qui, sous couvert de voltairisme, irait aujourd'hui jusqu'à dénier aux quakers d'ailleurs le droit de penser autrement ? Qui, ayant remisé Le Neveu de Rameau (où Hegel croyait lire la quintessence de la conscience malheureuse), a forgé un cynisme omnipotent seriné jusqu'aux enfants consommateurs intoxiqués de publicité et ânonnant des motifs d'addiction aux meurtres virtuels, subliminaux ou grossièrement symboliques ? Qui, monopolisant les canaux d'information, martèle quotidiennement et avec une fureur d'unanimité pathologique, une propagande aux antipodes de la liberté de la profession journalistique pluraliste par définition ? Qui a réduit les critiques pourtant nombreuses de ce mode de vie à des démangeaisons vicieuses, voire à de l'inconscience puérile avérée ? Etc. Dans quelle partie du monde fabrique-t-on scientifiquement de la peur dispendieuse et de la duplicité discursive schizophrène, des réflexes paranoïaques, des malaises raisonnés et déraisonnables ? Où l'intelligence et l'humanité sont-elles si assidûment et régulièrement humiliées ?... On croit rêver.

On ne voit pas comment les lois martiales, à l'échelle planétaire, comment les exécutions sommaires infligées massivement, comment la violation du secret des vies innombrables seraient défendables du point de vue libéral honnêtement envisagé ! On ne voit pas pourquoi, dans ces conditions, on continue à vouloir dépenser de l'argent pour lutter contre le virus Ebola, tout en décimant par la faim (Jean Ziegler, en tant qu'expert non médiatique de l'O. N. U., ne s'amuse pourtant pas ici avec des métaphores outrées, ni des hyperboles lyriques...) des populations entières ! On ne comprend pas pourquoi le maintien sous tutelle de ces nouvelles "classes dangereuses" du rebut universel, la protection de la tourbe des banlieues planétaires et les soins prodigués aux populaces du Tiers monde seraient compatibles avec le souci humanitaire, une philanthropie superfétatoire et un paternalisme complice de leurs turpitudes inguérissables ! Ne sont-elles pas bonnes pour le suffrage censitaire et des expéditions à la Genghis Khan satellitairement et dronesquement assistées, dignes d'un Mur de Chine susceptible de contenir ces hordes nuisibles et futiles comme une panne d'électricité, une nuit sans télévision, un caddie à moitié vide de victuailles semi-toxiques ?! La "racaille" anti-mondialiste (ou altermondialiste), car reliquat putride d'excroissances nauséeuses et de miasmes méphistophéliques des mondes autres que néoconservateurs, est obtuse et imperméable aux libertés, donc attentatoire à la pureté de l'oxygène, à la transparence de la brutalité intelligente, au cristal radieux du globe parcouru de fêlures ?! Quel citoyen télespectateur a-t-on ainsi dressé ! Combien, chez les dinosaures et autres australopithèques noirs, jaunes ou musulmans, chez le Néandertal palestinien ou l'extra-terrestre yéménite, de candidats à l'esprit démocrate si exemplairement incarné ?! L'homo sapiens blanc caricature d'humanité, à force de caricaturer quiconque refuse de se prosterner sans discernement et sans indépendance de jugement devant la suprématie intraitable de l'homo oeconomicus au bord de la démence ou de l'asphyxie, étranglé par d'incompréhensibles colères ?!

Ce sont précisément ces contradictions qui condamnent aujourd'hui les champions de la démocratie devenue une arme de destruction massive, otage de morbides fureurs, là où la libre adhésion des personnes et des peuples pédagogiquement convaincus, civiquement et rationnellement persuadés de sa supériorité idéologique, respectés juridiquement dans leurs droits et culturellement dans leurs différences, valorisés éthiquement comme sujets libres et non méprisés jusque dans leur droit à l'existence physique, les conduirait providentiellement (à en croire Tocqueville, à l'image et toutes proportions gardées de ce qui s'est passé en Europe de l'Est) à se plier à cette douce tempête, à ce torrent de béatitude et à sa "main invisible".

Ou bien doit-on se résoudre à penser que le néoconservatisme et le néolibéralisme unis travaillent avec acharnement, en multipliant les guerres civiles et en s'arrogeant un droit d'interprétation médiatique exclusif des événements et des destinées, à rendre cette démocratie des confins impossible, à rendre définitivement opaque un monde déjà à moitié dévoré par des obscurités inédites, à peine éclairé du brasillant faisceau des bombes éclairantes et du pinceau lumineux d'un dessin géostratégique inexorable ? Le réveil sera à la hauteur du cauchemar : rosée de sang, soleil anémique au-dessus des charniers fumants, et partout des corbeaux gorgés d'hymnes anachroniques qui se régalent de chairs indistinctes, que l'artificielle dépigmentation néolibérale aura retenues au seuil de la putréfaction...

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