Cher Kaze Tachinu
Dans un commentaire à "L'hedbo du club (16)", vous écrivez qu'il est "difficile de contenter tout le monde et son père".
Je connais votre goût de la poésie et votre refus d'abandonner aux déconseilleurs impulsifs le "monopole du coeur".
A mon avis, Kaze, le dicton n'apaise rien.
D'une part, G. Delacroix souhaite la bienvenue à des personnes, parce que tout blog mérite un coup d'oeil, même si chacun fait son parcours tout seul (à ce propos, je vous signale des pages extraordinaires sur le devenir-jeu-vidéo de Deleuze et Guattari, puisque des internautes hyper-inspirés semblent tracer des "lignes de fuite" interactives et inouïes sur écran ! Je répète amicalement encore que François Cusset est en train de déblayer très sérieusement et ce n'est pas un blogueur frénétique ou désespéré : il ne faut pas que des nomades du clavier et de la souris, happés par la beauté schizoïde de leur désarroi, obnubilés par des ritournelles jolies, oublient de lire des auteurs intelligents sur papier imprimé, histoire de strier quelque peu les glissements trop lisses sur des plateaux compulsifs ou timorés...).
Parmi ces nouveaux blogs, d'autre part : celui (sans blague) de Siné !
Nous vivons une époque où il suffit de désobéir à Philippe Val pour devenir un héros ! Ce n'est pas si facile. Charb continue à faire le boulot et Siné, impertinent, se met à son propre compte. On lui abîme son matériel. Des gens qui estiment qu'il aurait dû trouver bon accueil chez Libé soutiennent le journal... C'est reparti (se félicite-t-on, et tant mieux !). Siné ne s'est pas rebellé contre l'esprit Val, et ne se démarque qu'en apparence de celui de Charb. Les dits anarchistes qui font de la scatologie ou de la dérision au vitriol (une citerne de vitriol pour rafraîchir d'énormes et d'archaïques morceaux de bravoure rancis, cultivés sournoisement parfois dans la rhétorique obscène des anciens négriers) n'ont pas encore compris pourquoi le Père Duchesne disait "merde" dans ses papiers (Barthes a écrit des pages intelligentes aussi pour savoir s'il existe une "écriture révolutionnaire" dès début des années 50, déjà !). Le problème, avec les anarchistes-pour-rire, c'est qu'au milieu d'un océan de m..., surnagent quelques bons horions. Ce n'est donc pas disproportion, inversion spectaculaire, dissymétrie loufoque, mais peut-être simplement de l'incontinence, effet parmi d'autres de la sénilité précoce, ou de l'immaturité en fin de carrière... Là encore, degré zéro de l'intelligence, ou nième degré de l'impertinence pour tous, de l'insolence bon marché ?
Chacun (des lecteurs) a reçu son estocade. Mais, dans le public, la majorité s'est résignée à ce mode très confortable de subversion... perverse, qui s'autorise l'ambiguïté pour couvrir ses lacunes, ou ses bassesses. Qui s'autorise une certaine franchise. Franchise et contrebande mêlées...
Il y a aussi une minorité qui ne veut pas s'en accommoder puisque la majorité, suave pour rire d'elle-même, devient féroce ou exécrable quand il s'agit de rire de ceux qui n'ont pas envie de rire avec des anarchistes-pour-rire. Qui ne veulent pas faire semblant de trouver drôle ce qui est indigent et laid.
Les anarchistes-pour-rire, conformistes dans le fond et dans la forme (pour la majorité), dans la forme et dans le fond (pour les minorités que cela ne fait pas rire), ne peuvent pas tromper quelqu'un comme Ben. Leur proximité lui donne la nausée, car ils se rachètent (de leurs platitudes et de leur aplatissement profond, malgré le mépris professionnel du "politiquement correct") aux yeux du commun des rieurs en se montrant cyniques envers ceux qui n'ont pas fini de fournir (bon gré mal gré, à leur insu ou le sachant), à la stérilité de ces Ridicules Insoumis, les motifs de la cohésion maximum, le consensus de l'abjection.
Il y a des bassesses qu'on ne veut pas s'avouer. Il y a aussi des douleurs qu'on ne veut à aucun prix galvauder.
Les marchands du rire infini (qui prennent peut-être des vacances pour pleurer, dans l'allégresse mainstream dont ils forment un affluent limoneux) ont oublié de se voir en face : ils aiment mieux le miroir de leur popularité, où ils s'abstiennent de trier. Leur commerce repose sur le principe commun : le client est roi. Vont-ils se ruiner délibérément ? Ce n'est ni l'esprit de la clique, ni celui de la claque, ni celui du temps. Il y a un fonds de commerce à sauvegarder en toutes circonstances. Le substrat abject, foncièrement inaltérable, archaïque et commun. Sens commun, bien commun, lieu commun : c'est leur prouesse incontesablement, ce lien social pour demeurés, ce tissu de fermentations fertiles !
L'ambiguïté et le troisième degré n'y peuvent rien. Impavide, Charb ne se formalise même pas. Pourquoi des chichis avec ceux et celles qui ne sont ni des Grands (très pointilleux sur la liberté d'expression), ni des Petits relativement grands, qui participent d'un imaginaire fastueusement partagé (nantis de leurs métèques, des petits communs et grandis par la disproportion) ?
Ils sont tellement futiles qu'on n'y fait même plus attention, et serviles, et débiles, pour dire tout. C'est pourquoi G. Delacroix, liberté d'expression oblige, rend compte et s'en tient là. C'est pourquoi Ben a des raisons de se demander : cette liberté d'expression, tantôt sacrée, tantôt profane, ne doit-elle pas se montrer plus attentive aux dégâts de ses tribulations mesquines ? Limiter les dégâts, pour l'amour de la liberté d'expression ? La démocratie ne saurait se dédire, ce n'est pas un vain mot. Apparemment que les anarchistes-pour-rire ne sont pas démocrates par vocation (ils méprisent cette tourbe grégaire), ou ne le sont que pour prendre l'humanité démocratique à témoin, quand d'autres (des despotes-nés et nés pour le despotisme, à en croire leur délire rémunérateur) n'ont qu'à subir leurs bons mots trop gras, leurs traits fébriles et cette bave brillante qui empoisse, qui ensanglante (toujours les mêmes) sans s'interroger jamais (le moyen, si on a réponse à tout ?) et sans frémir (n'est-on pas fait pour l'audace ?) !
La question ne concerne pas G. Delacroix (c'est sa profession de n'exclure personne a priori). C'est un monde profondément atteint qui doit se soigner, parce que des apriori, il s'en est accumulé et banalisé des quantités telles que, sur ce fumier, on n'a même plus la force de cracher. Tas de fumier ? Le pic rigolard et torve, suplombant sa large base à nuances et sa bigarrure graduée.
De l'esprit ? Du mauvais esprit ?
Un esprit (un monde, une mentalité...) où la moindre minorité n'aurait pas sa place, et sans la devoir à l'obligeance de quiconque, est un esprit qui n'a pas fait sa mue, ou qui fait son mutin au milieu des édredons et des duvets, des cauchemars réjouissants et des démons facétieux, d'où cet humour de mutant avec une dernière apparence d'humanité.
C'est pourquoi, comme vous faites, il est certes urgent de travailler jusqu'au bout à l'apaisement, et ne pas oublier que la célèbre réplique de Giscard, si efficace qu'elle fût, n'a pas empêché l'élection de Mitterrand (doué des "deux sexes de l'esprit", comme dirait Michelet), ni, à l'issue de cette ivresse, la gueule de bois révulsée, les vomissements ininterrompus depuis une trentaine d'années à gauche comme à droite, l'épopée laborieuse et spectaculaire des "bronzés" suivie de ces effondrements, de ces mimiques, de ces titubations qui font que, selon Chamfort, face aux voiles qui se déchirent, le coeur, le coeur enthousiaste et chétif, épineux ou flasque, à la fin se brise ou se bronze.