- Albert K: Où en étais-je? Ah oui, à l'image de la Gare, lors de notre arrivée.
J'ai d'autres images qui remontent à cette enfance. Malgré que nous sommes en pleine guerre, je n'ai pas de souvenirs sanguinaires, macabres, destructeurs de la guerre. Quand je vois aujourd'hui à la télévision des scènes de guerre, en Syrie, en Libye, en Irak ou ailleurs, avec des mères et leurs enfants au milieu des ruines, des véhicules calcinés, des chars et des véhicules blindés, les trous énormes laissés par les bombardements, on ne peut s'empêcher de penser au futur de ces enfants, ces générations qui auront comme images de leur enfance des champs de ruines, du sang, des morts, on ne peut s'empêcher de chercher à deviner leur future personnalité, même après la guerre, pourront-ils vivre "normalement"? Quelle sera leur "normalité" par rapport à celle d'un autre enfant de la planète ayant vécu sans ces images? Cette banalisation de la violence aura indéniablement des répercussions dans le devenir de l'être humain et de la Société dans laquelle il évoluera.
La seule image de "guerre", vécue dont je me souviens est ''agréable'', c'est celle-ci: des soldats qui passent en rangs serrés, ordonnés entre les maisons et nous, gamins qui courront derrière eux pour attraper les chewing-gums et bonbons que les soldats de l'arrière nous lancent. C'est au camp de Tiliouate, je crois, en Grande Kabylie. Nous sommes une dizaines d'enfants et nous courrons, joyeux en attendant les friandises. Il semble que cela ce soit reproduit plusieurs fois de sorte à ce que cette situation soit gravée dans mon esprit. Longtemps après, lors d'une discussion avec des amis de mon âge, ce moment m'a été confirmé, nous sommes plusieurs à avoir gardé ce moment de délice à l'esprit. Cette image est la mienne, celle d'un enfant de quatre ans maximum. Je vais avoir par la suite une autre vision de la guerre, celle des adultes, celle que mon père va me rapporter. Souvent, dans mon enfance je vais entendre d'innombrables histoires, celles que lui a vécu, vu ou entendu et qui seront évidemment moins agréables que celle des friandises. D'abord, la mort de son grand frère dont je porte le prénom, le premier combattant révolutionnaire tué dans le village. Il m'a souvent parlé de cette opération de l'armée française, informée de la présence de maquisards dans le village puis de l'embuscade qui va s'en suivre et enfin de la mort de certains d'entre eux, dont mon oncle. Il me montrera le grand sapin où il a été abattu et la crête où était posté le véhicule blindé et sa mitrailleuse qui les a fauché au tout début de la révolte, en 1955 ou 1956 peut-être. Ces embuscades vont se répéter à de multiples reprises. En effet, le village se trouve sur un parcours très emprunté par l'ALN et la présence de moudjahidins est régulière. Les villageois leur donnent refuge, les abritent, les soignent, les alimentent puis ils reprennent leur long chemin. C'est la raison pour laquelle, après avoir tenté de retourner les villageois contre l'ALN sans y parvenir que l'armée française a décidé de déplacer certaines populations et de les regrouper dans des camps. Sans l'aide du peuple, des paysans dans les villages reculés, la révolution devenait impossible. C'est ainsi que le camp de Tiliouate est né. Dans ce village, il y avait la caserne principale de la région, il reste d'ailleurs des vestiges de cette caserne encore aujourd'hui. C'est donc là que les habitants des villages alentours ont été déplacés. L'objectif était double, d'abord tenter de couper le soutien et les points d'approvisionnements des maquisards et aussi de contrôler plus facilement ceux des villageois qui oeuvraient clandestinement à la mise en place de cette indispensable logistique, au transit des informations et à l'acheminement du courrier. Mon père, qui s'est engagé très tôt au service de la révolution, sûrement influencé par l'image de ce frère, perçu localement comme un héro de la résistance, est devenu guetteur, éclaireur puis a poursuivi en détournant brillamment et en utilisant sa mission pendant son service militaire en tant qu'appelé. Il m'a parlé, avec nostalgie de son incorporation à Angers dans le Maine et Loire où il a effectué ses classes puis de son affectation sur le terrain, en Algérie dans le constantinois. Je reste persuadé qu'il aurait rejoint les rangs de l'ALN si la guerre s'était prolongée. Heureusement pour lui et pour nous que ce ne fut pas le cas...
Une autre image, furtive aussi c'est celle de mon oncle paternel, l'aîné, qui revient du marché, sûrement l'unique marché local où j'ai aimé plus tard flâner et me balader, seul ou avec des amis ou mes enfants, celui de Larab3a. Il est encore sur sa monture et je cours vers lui à sa rencontre et je saisi les délicieux bonbons qu'il nous a apporté. Hum...
C'est tout, pas d'images de ma mère biologique et des siens, pas d'images de mes copains et cousins, pas de maîtresse ou de maître, je n'allais pas encore à l'école, y en avait-il une d'ailleurs en ce temps là? Pas d'image non plus de ma future mère. Plus tard j'apprendrai que l'une de mes tantes m'avait allaité quelques mois, en même temps que son fils, je me découvrirai alors un frère et une mère de lait. Je n'ai pas dans mes souvenirs ces moments de partage si doux dans mes souvenirs d'aujourd'hui mais lorsque je l'apprendrai bien plus tard, la relation avec cette tante et ce frère sera pleine de tendresse, de respect et de remerciement, jusqu'à la fin prématurée de leurs jours... C'est vers mes 10 ans que je retournerai pour la première fois, pendant les congés d'été, sur la terre de ma naissance et alors je serai submergé par ces images, ces souvenirs et ils viendront parfumer mes nouveaux souvenirs d'une senteur et d'une odeur que j'ai gardé, comme un secret...