Puis le Mûshaf ottmanien jaillit ! Il s’agit de cette espèce d’anthologie de sourates qui a résisté aux aléas de l’Histoire et dont l’ordre ne répond à aucun critère chronologique ou même thématique. Seul l’ordre de grandeur des sourates fut retenu par le Calife Ôthmane Ibn Âaffane.
Omeyyade de souche, Ôthmane Ibn Âaffane faisait partie de la petite vingtaine de Mecquois qui savaient lire et écrire à cette aube de l’islam. Cet aristocrate qui fut la quatrième personne à embrasser la nouvelle religion devint doublement le beau-fils du Prophète.
Devenu Calife, il sera confronté aux troubles qui s’amplifieront crescendo jusqu’à l’aboutissement de la Fitna Kobra (la Grande Tourmente).
Il ne pouvait, par conséquent, rester neutre quant à la méthode de compilation du Coran qu’il avait astucieusement choisie sous la forme d’un Mûshaf ( المصحف) supposé « consensuel ».
Il refusait, en effet, avec une vigueur parfois sanguinaire, moult portions du Coran tels que rapportés par ses adversaires politiques ou des membres des clans de son prédécesseur Omar ou de son successeur Ali. Que de rapporteurs exécutés ou acculés à la fuite ! D’autant que la compilation avait été initiée par le Calife Ôthmane près de vingt ans après la mort du prophète. Elle était bel et bien inscrite dans la consolidation d’un pouvoir personnel et clanique manifeste.
La Chaire d’Histoire du Coran qu’occupe François Déroche au Collège de France a mis en lumière un nombre important de portions de Coran qui ne figurent nullement dans le Mûshaf dont les Musulmans ont hérité. La découverte de ces portions coraniques dans plusieurs sites archéologiques attestent de la férocité éradicatrice d’Ôthmane Ibn Âffane de toute velléité de « rectification » de sa version de la vulgate consignée dans son Mûshaf
C’est, de mon humble avis, durant ce magistère califal ôthmanien -dont la durée a approché la douzaine d’années- que la notion de pouvoir a émigré d’une espèce de « concorde consultative » appelée la Choura vers le despotisme souventement dur et, durant plusieurs phases de l’expansion de « Dar al Islam », copieusement sanguinaire.
Ce despotisme s’amplifiera au temps des Omeyyades puis des Abbassides et ne cessera de perfectionner ses stratégies, ses stratagèmes, ses techniques et ses modus operandi.
L’islam politique s’était installé ainsi très tôt et confortablement dans les mœurs de gouvernance comme dans les mentalités d’ailleurs. Toute voix intellectuelle dissonante était vigoureusement réduite au silence. Comme le christianisme, l’islam a été mis au service de l’absolutisme de droit divin. Au point que le Califat en a fait pour longtemps son essence et sa substance.
Pour ce faire, des centaines de milliers de hadiths apocryphes furent inventés, ordonnés ou inspirés par des califes dont la légitimité ne passait que par « l’élévation de la Parole divine » (إعلاء كلمة الله ورسوله). Le pouvoir en Dar al islam comme en Dar al harb ne pouvait ainsi laisser la moindre place au libre-arbitre de chaque individu. Le rapport vertical au Créateur ne pouvait arranger les affaires du Prince.
Le sort du célèbre poète soufi Mansour Al-Hallaj illustre cette usurpation de la relation verticale Homme-Dieu par l’islam politique. Parce qu’il a dénoncé la confiscation de la spiritualité par la manipulation politique de la foi ; Parce qu’il a crié « Je suis la Vérité ! » (ana al haq !), insistant en public sur le fait que « l’être humain est le dépositaire de la vérité (al haq), et que chacun reflète la beauté divine et est donc nécessairement souverain », il lui fut administré le pire des châtiments : « Il reçut mille coups, et ne prononça pas un seul mot…le bourreau lui coupa successivement les mains et les pieds, coupa la tête qu’il garda de côté, brûla le corps. Quand celui-ci ne fut que cendres, il le jeta dans le Tigre, et planta la tête sur le pont de Bagdad » (Ibn Khallikan in « wafayate al aâyane » (وفيات الأعيان)).
En vérité, toute pensée émancipatrice de l’individu des diktats des légitimismes de type théocratique et qui a été produite dans la sphère musulmane dès le premier siècle de l’Hégire a été malmenée et ses intellectuels bannis.
Le nombre d’intellectuels bannis, pourchassés, tués, humiliés, affamés, embastillés et parfois brûlés ou égorgés sur toute l’étendue de la sphère musulmane durant plus de quatorze siècles est étourdissant d’horreur.
Certes, des intellectuels lumineux purent parachever des œuvres magistrales élevant la raison au rang d’unique flambeau sur le chemin de l’émancipation des hommes ici-bas de l’emprise des voracités politiques. Mais leur héritage a vite été contré par les oulémas de sérail et banni des circuits de la transmission.
Toute étude approfondie de l’œuvre d’Ibn Rochd (Averroès) dont l’influence a traversé les siècles de Thomas d’Aquin à Sigmund Freud, aboutit à cette affirmation du Pr Majid Fakhry : « Averroès est l’un des fondateurs de la laïcité en Europe de l’Ouest » (in Histoire de la philosophie islamique. Traduit de l'anglais par Marwan Nasr - coll. Patrimoines Islam. Paris, Cerf, 1989).
Tel fut ainsi le cas d’Al-Kindi (801-873) ou Al-Fârâbî (872-950) bien avant l’avènement de la pensée d’Averroès. Tel fut également le cas de nombre d’intellectuels contemporains qui ont tenté de propager et amplifier ce courant de pensée émancipateur. En dépit du fait que ces intellectuels contemporains soient légion, de Mohamed Arkoun à Youssef Seddik, de Abdelwahad Meddeb à Ghaleb Bencheikh, les bataillons de l’obscurité veillent, sur toute l’étendue de la sphère musulmane, de Tanger à Islamabad, à l’inoculation du salafisme dans les programmes scolaires, dans les cursus universitaires et dans les politiques publiques de propagation des valeurs.
En vérité, les petits bricoleurs de l’islam politique qui sévissent aujourd’hui parmi nous ne font rien de bien innovant en matière de traque de la pensée créative et libératrice. Sous leur taqiya janussienne, comme leurs mentors d’antan, d’Ibn Taymiyya à Ibn Abdelwahab, ils sont capables du pire au nom de l’islam. Ils sont à des siècles-lumière de tout soupçon de spiritualité, et, dans leur conception de l’impensé infligé à la doxa, toute recherche d’harmonie avec l’Univers et son Grand Architecte est le dernier de leurs soucis.
Aujourd’hui, à la faveur de l’explosion des technologies de la communication, notamment du fabuleux taux de pénétration des réseaux sociaux et des chaînes de télévision satellitaires, les bataillons de l’islam politique activiste labourent intensivement les terreaux de la misère et de l’ignorance au moyen de la charrue salafo-rigoriste, non seulement au sein de la sphère musulmane, mais également dans les périphéries des métropoles occidentales où résident les populations originaires des contrées de Dar al islam.
En cela, ces bataillons d’activistes islamistes sont aujourd’hui de plus en plus confortés par des gouvernements acquis à la théocratie islamiste (Maroc, Turquie, Qatar, Afghanistan, Iran…etc.) ou par des partis pro-wahabites ou « fréristes » officiant publiquement au sein de pseudo-démocraties formelles (Tunisie, Algérie, Pakistan, Bengladesh…etc.)
Outre le sous-développement et l’archaïsme mental, le monde musulman est plus que jamais ravagé par un mongolisme idéologique devenu pandémique. Il a un nom, l’islam politique. Il a une identité, l’islamo-salafisme exclusiviste et exclusionniste.