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Billet de blog 4 février 2022

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La primaire populaire ou l’exécution de la gauche

Dimanche 30 janvier, la gauche était, selon l’expression employée par les commentateurs, « suspendue » aux « résultats » de la primaire populaire. S’il ne s’agissait pas de l’avenir de la gauche politique en France, ce galimatias mâtiné de fausse candeur, ou de vrai cynisme, prêterait à sourire. Au-delà de cette bouillie intellectuelle, de quoi cette « primaire populaire » est-elle le symptôme ?

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Dimanche 30 janvier 2022, à 19h, la gauche était, selon l’expression employée par les commentateurs, « suspendue » aux « résultats », voire au « verdict », de la « primaire populaire ». Les « résultats » (ou plutôt les notes) connu(e)s, l’un des promoteurs de ce sidérant jeu de massacre, Samuel Grzybowski, a cru pouvoir s’exclamer que ce « scrutin » avait « plébiscité » Christiane Taubira.

S’il ne s’agissait pas de l’avenir de la gauche politique en France, ce galimatias mâtiné de fausse candeur, ou de vrai cynisme, prêterait à sourire.

Les mots ont encore un sens, et les concepts encore une signification dans notre monde sensible. La notion de primaire, employée à tort et à travers, ne peut en aucune manière être appliquée à cette loterie grandeur nature. En effet, le processus de « primaires » revêt une dimension institutionnelle car il implique l’investiture d’un candidat à l’élection présidentielle par un vote, investiture qui implique donc que les postulants reconnaissent le sort du scrutin.

En votant, les citoyens-électeurs expriment un choix. Ici, les participants n’ont indiqué qu’une préférence : ils ont, au mieux, exprimé une opinion relative puisqu’il fallait « noter » l’ensemble des « candidats » qui leur étaient soumis, sur la base d’une question posée où il s’agissait de « faire gagner l’écologie et la justice sociale à l’élection présidentielle » (sic).

Les thuriféraires de la méthode dite « du jugement majoritaire » n’ont pas manqué de se rengorger de leur trouvaille.

Il s’agissait d’appliquer le « vote Condorcet », obéissant au principe selon lequel un candidat, comparé tour à tour à l’ensemble de ses concurrents, et qui s’avère à chaque fois être le préféré, doit être désigné vainqueur. Mais rien ne garantit que le mode d’expression des préférences de chaque votant aboutisse à un résultat indiscutable : c’est le « paradoxe de Condorcet », que l’illustre marquis avait énoncé en 1795. Paradoxe qui a évidemment conduit à ne poser qu’une seule question, car en poser plusieurs revenait à rendre les « opinions » intransitives.

La méthode retenue refuse ainsi, par principe, l’agrégation de votes permise par le scrutin uninominal à deux tours.

L’association « Mieux voter », soutien logistique de l’opération, affirme sur son compte Twitter : « Une élection doit mesurer la légitimité de chaque candidat pour en ressortir un gagnant (sic). Le scrutin uninominal majoritaire en vigueur pour les élections présidentielles ne remplit pas cet objectif. Il est source de frustration pour l’électeur et il ne mesure pas l’opinion ».

Tout est (mal) dit, puisqu’une élection a pour objet de conférer la légitimité élective au vainqueur par la réunion des votes émis en sa faveur, votes qui ne peuvent constituer qu’un choix collectif : c’est l’assomption démocratique.

Pour nos démocrates en herbe, le scrutin de 2002 « qui a empêché le candidat le plus apprécié de l’emporter » (re-sic) illustre le « paradoxe d’Arrow », confirmation mathématique de celui de Condorcet. Il est donc particulièrement piquant que Christiane Taubira ait vaincu ce paradoxe à l’échelle de cette « primaire » - nous y reviendrons - après l’avoir inauguré vingt ans plus tôt ! Son lapsus, évoquant devant ses proches « une possible victoire en avril 2002 » en est l’éclatante manifestation !

Au-delà de cette bouillie intellectuelle, de quoi cette « primaire populaire » est-elle le symptôme ?

Déjà de la volonté absolue de supplanter définitivement toute forme organisée, institutionnalisée, dotée d’une identité objective dans l’espace public et d’une identité subjective pour ses membres, ayant pour objet la conquête du pouvoir politique ou, le cas échéant, l’association à son exercice, c’est-à-dire les partis politiques.

Les partis, gauche et droite confondues, se sont détournés de leurs militants, et ceux-ci s’en sont éloignés. Déjà affaiblis, ils ont partagé avec d’autres que leurs adhérents certaines des fonctions qui leurs appartenaient à l’échelle nationale : la définition de programmes électoraux efficients – la prolifération des clubs, think tanks et plateformes l’illustre – puis la désignation de leur candidat à la fonction suprême, en organisant des primaires « ouvertes », depuis dix ans et les primaires organisées par le PS qui avaient alors mobilisé près de 3 millions d’électeurs.

Aujourd’hui, après avoir compris qu’ils les influençaient autant, sinon plus, de l’extérieur que de l’intérieur, les acteurs autonomes ne se désintéressent plus des partis : ils veulent simplement les remplacer. Et substituer leur mode d’action au leur, c’est-à-dire se figer dans une société a-politique.

La plupart des partis l’ont compris : ils ont préféré reprendre la main sur la désignation de leur candidat aux présidentielles cette année – à l’exception notable d’EELV. D’autres ont préféré phagocyter la « primaire populaire » et ainsi transformer un soutien exprimé par quelques centaines d’adhérents en un « plébiscite » scandé par 400 000 participants théoriques.

Il a en effet suffi qu’un nombre conséquent d’entre eux notent leur candidate avec la mention « Très bien » - et simultanément Anne Hidalgo avec « Insuffisant » - pour que le différentiel joue automatiquement en sa faveur : c’est frappant lorsqu’on examine les résultats obtenus par les différents « candidats ». Christiane Taubira a obtenu 192 411 mentions « Très bien », lorsque Yannick Jadot, arrivé deuxième, en a obtenu 82 402. Quant à la mention « Insuffisant », Anne Hidalgo en a recueilli 141 385 et Christiane Taubira 51 055…

Sur un ensemble de participants strictement identique (le vote blanc n’était pas possible), et avec un « corps électoral » ayant bondi de 330 000 à 465 000 en quelques jours, aucun doute n’est permis… Cerise sur le gâteau : en reléguant la candidate socialiste, victime de ses palinodies, les participants se sont vengés du parti honni pour avoir été, pendant trente-cinq ans, le pivot de la gauche.

La gagnante ne s’est d’ailleurs pas illusionnée sur la très relative légitimité que lui conférait le résultat de cette opération : insistant sur l’héritage politique de la gauche française et en appelant aux mannes des figures tutélaires, elle a exhorté l’ensemble des candidats à s’unir, y compris Fabien Roussel qui ne figurait pourtant pas dans le panel, le candidat communiste en ayant été écarté par les organisateurs.

Contrairement aux apparences, la gauche politique existe encore. Si elle a déserté des partis affaiblis et faillis, elle en a investi d’autres. Elle est certes éclatée, mais, désireuse d’agir et persuadée que la politique est un art des moyens plutôt que des fins – la gauche n’a jamais eu le monopole du cœur –, elle se retrouve, en partie, au sein de la majorité présidentielle et tend à se structurer au sein de la majorité parlementaire.

La base militante reste toutefois largement orpheline de modes d’engagement et de rétributions symboliques. Le défi de la gauche politique est donc de s’organiser collectivement. Comme l’écrivait Michel Rocard, la seule approche politique qui vaille est l’approche par le goût des choses faites, par le plaisir de résoudre les problèmes. C’est la seule chance, pour la gauche, d’échapper à l’exécution.

Abel Hermel, Docteur en droit public

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