Lors d'une interview en 1985, retransmise par la chaîne Brut sur YouTube, Marguerite Duras partageait ses inquiétudes concernant les années 2000, notamment sur la capacité de l'homme à faire face à l'information venant de partout (avènement de la télévision, par exemple).
« Je crois que l'homme sera littéralement noyé dans l'information. [...] Il n'y aura plus personne pour lire. »
Aujourd'hui plus que jamais, l'homme a la tête sous l'eau. Les poids à ses pieds le tirent toujours plus profondément dans l'obscurité. Et pourtant, l’homme doit agir, il doit choisir et exclure, trouver son chemin les yeux bandés, car l’urgence du présent ne lui laisse que très peu de modération et de temps pour la réflexion. S’il n’agit pas, bientôt il sera trop tard.
La crise écologique est une épée de Damoclès en permanence au-dessus de notre tête, mais il y a longtemps que l'homme ne lève plus les yeux pour regarder le ciel. Pour de plus en plus de jeunes, les changements globaux ne sont plus que le bourdonnement d’un essaim d’abeilles qu’on entend au loin, trop éloigné pour qu’on s’en inquiète. Et si l'homme levait les yeux au ciel, pris par le soleil brûlant, peut-être serait-il ébloui davantage encore. En effet, comment un homme raisonnable peut-il faire face à la grandeur de la question écologique, face à laquelle il se sent impuissant, à la crise politique, face à laquelle il croit ne rien pouvoir, à la crise sociale qu'il subit de plein fouet, et, pour couronner le tout, face aux crises internationales et au spectre toujours plus puissant de la guerre et de la violence ?
Le meurtre d'Iryna Zarutska, filmé par les caméras de surveillance, est d'une horreur sans nom ; bientôt, il était quasiment éclipsé par le meurtre du militant Charlie Kirk, et aujourd’hui, à peine digérés, ils sont déjà des souvenirs lointains, remplacés par d’autres horreurs. Le reflux de ces images de violences sans nom et si nombreuses, c’est l’habitude que nous avons prise de les “swiper” sans même pouvoir encore s’en offusquer. Or, plus l'on s'enfonce dans l'horreur, dans l'incertitude et le flou, plus les positions politiques et idéologiques deviennent radicales et assumées.
L'homme est submergé par l'information qui lui vient de partout, de tous bords et sur tous les sujets, et il faudrait qu'il ait un avis ferme sur tout, pratiquement sans nuance.
J'aimerais profondément croire qu'on ne peut pas juger un homme pour ses opinions, car il est une liberté fondamentale d'en avoir et de pouvoir les exprimer. Pourtant, on ne peut évidemment pas être ouvertement un sympathisant nazi sans faire face à la justice : il y a donc bien des idées qui ne sont pas acceptables, et qui doivent être combattues. Ainsi, si l'homme se noie, son devoir moral persiste, et c'est peut-être à travers ce dernier qu'il peut encore respirer le peu d'air qui lui parvient. Je suis convaincu que personne n'échappe à ce devoir moral : choisir de ne pas agir est une action qui a autant de conséquences que l'action de celui qui décide d'agir, peu importe ce qu’il fait.
Alors, comment accomplir ce devoir moral en ces temps sombres ? Comment l’identifier clairement sans se fourvoyer ?
Le pouvoir grandissant de l’extrême droite rappelle à bien des égards la période de la montée du nazisme et du fascisme dans les années 1930 : comparaison que beaucoup de spécialistes ne manquent pas de faire. Mais pourquoi est-il alors si difficile de distinguer ce qui est bon de ce qui est mauvais ?
L'Allemand Dietrich Bonhoeffer, pasteur luthérien, théologien, essayiste et résistant au nazisme (exécuté dans un camp de concentration en 1945), a théorisé, je crois, une situation qui ressemble en bien des points à ce que nous vivons, et dont nous pouvons beaucoup apprendre.
Dans le chapitre deux de son Éthique, intitulé Éthique comme configuration, il s’interroge : « Que reste-t-il de l’éthique lorsqu’elle fait l’épreuve du réel ? ». Bonhoeffer écrit à une époque caractérisée par l’urgence morale du présent, et il remarque que cette urgence coïncide paradoxalement avec un rejet des questionnements éthiques. La situation historique inédite dans laquelle il s’inscrit révèle l’échec de toutes les attitudes morales développées par le passé. Cet échec ne s’explique pas par un manque de volonté de l’humain à faire le bien (au contraire, l’humain est submergé par un questionnement moral), mais par l’inadéquation de ces attitudes morales au réel. Pour Bonhoeffer, la situation présente se caractérise par un paradoxe : d’un côté, le présent est marqué par une distinction claire entre les crimes et les autres actions humaines ; et de l’autre, les certitudes morales se dissipent. Le théoricien critique est rendu aveugle face au réel, alors même que les crimes apparaissent plus clairement que jamais.
Ce paradoxe ne peut pas être expliqué par une simple inversion entre le bien et le mal. Il s’explique plutôt par l’inadéquation de « l’ordre établi » avec le réel. « L’ordre établi » désigne les attitudes morales répandues à l’époque de Bonhoeffer. Ces attitudes rendent l’humain impuissant face à la situation inédite à laquelle il fait face. Il décrit en réalité un mécanisme : les personnes qui adoptent ces attitudes croient voir le bien et le mal, alors qu’elles sont en fait incapables de les discerner. Elles se rendent elles-mêmes impuissantes tout en pensant adopter la bonne position.
Bonhoeffer décrit six attitudes morales, et l’une résonne particulièrement avec notre époque : l’attitude du « fanatisme éthique ».
Cette attitude est l’inverse de celle des « gens raisonnables ». Elle consiste à adhérer de façon fanatique à un principe moral, sans le remettre en question. Selon Bonhoeffer, cette radicalité force l’individu à chercher le mal dans des détails et le condamne à manquer l’essentiel du mal. Il suffit aujourd’hui de se pencher un peu, à droite comme à gauche, pour voir l’extrémité de ce fanatisme qui aveugle les gens ordinaires. Le mensonge est devenu ce qu’il y a de plus vrai puisqu’il est partout, à l’instar de Donald Trump, par exemple.
Or, l’attitude des « gens raisonnables » n’est pas meilleure. Elle consiste à sortir du manichéisme, à ne plus considérer qu’il y a d’un côté des gens fondamentalement bons et de l’autre des gens fondamentalement mauvais, et à se fonder uniquement sur les actes pour juger les individus. Or, selon Bonhoeffer, cette attitude n’est plus adaptée à l’époque qu’il vit : il ne serait plus possible d’identifier la nature d’une personne aux actes qu’elle commet. Bonhoeffer constate que le mauvais peut bien agir et que le bon peut mal agir.
Aujourd'hui, le monde fait face à un défi ironiquement similaire. Partout, les extrêmes pullulent ; ils se produisent et se reproduisent sans relâche, prônant détenir le monopole de la connaissance du bien et du mal. Mais ces attitudes ne peuvent se solder que par des échecs ; elles ne sont pas les assassins de l'ordre établi, puisqu'elles sont nées de sa destruction. Le mal est plus grand encore, et les extrêmes portent avec eux une aura funeste qui pose un voile sur la réalité de ce qui nous tient en joue. L'homme a oublié qu'avant toute chose, il est ignorant. Mais cette ignorance est un don, car il serait un tort de croire que la bataille idéologique peut être remportée avec pour seule arme la vérité. Cette dernière ne vaut plus rien. Une période de crise se définit comme le moment précis lors duquel les valeurs du passé ne sont plus efficientes, et les nouvelles ne sont pas encore établies : c'est un point de rupture. Il n'y a donc que le flou qui règne ; c'est la seule valeur qui existe, et il laisse très peu de place à l'homme ; il le submerge, l'oppresse. Ainsi, l'extrémisme n'est pas plus une valeur viable que dans les années 30 : il est une tare qui ronge l'humain, une tare qu'il faut combattre avec fermeté. De plus cette maladie a cela de puissant que, nous atteignant tous, elle nous pousse les uns contre les autres de telle sorte qu'elle disparaît, cachée par la haine et la peur.
Le monde est donc plongé dans le noir. Comment ouvrir les yeux sur notre devoir moral ?
Il demande du courage d'avancer dans le noir. Il faut pouvoir accepter de penser contre soi. Alors lorsque la lumière s’éteint, on avance plus doucement, plus prudemment, à tâtons. On se penche pour ne pas se cogner la tête, on se recroqueville. Et si, par bonheur, la main peureuse trouve une matière pour se repérer, elle s’y accroche si fermement que rien ne pourrait la détacher. Alors, tous nos sens ne reposent plus que sur cette matière aussi sombre que le reste, mais qui a ceci de plus qu’elle est proche et rassurante. Au lieu d’avancer pour trouver l’interrupteur, nous gardons les yeux fermés, trouvant notre seule lueur dans le sens du toucher.
Notre devoir moral, c’est de nous redresser pour trouver l’interrupteur.