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Billet de blog 14 décembre 2025

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La chaîne d’abattage et de découpage : l’exécuteur de la sensibilité humaine ?

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Tous les hommes sont dotés d’une sensibilité différente. N’est pas moins homme celui qui pleure devant une scène émouvante, et n’est pas plus homme celui qui ne laisse rien paraître. Il existe néanmoins des sensibilités dominantes : il est bien plus facile de trouver un homme qui a peur du sang lorsqu’il est confronté à une situation qui en implique plutôt qu’un homme que cela laisse indifférent. Si on ne prend en compte que la confrontation au réel et non au simple visionnage d’un film, par exemple, ces sensibilités dominantes sont particulièrement présentes dans les situations qui impliquent de la violence, de l’horreur et de la barbarie. Or, l’intérieur d’une chaîne d’abattage et de découpage réduit l’humain par deux fois. Premièrement, le travail à la chaîne fait de l’homme un outil, un rouage d’une machine plus grande que lui à l’intérieur de laquelle il est facilement remplaçable. Deuxièmement, il n’y a plus en lui aucune présence des sensibilités dominantes. L’homme est devenu étranger à l’horreur. Les animaux morts, égorgés, qui défilent devant lui sont aussi des outils de travail, ils sont comme lui. Comment le garçon que j’étais, détournant les yeux à la vue du sang, les fermant devant chaque scène d’atrocité, a-t-il pu évoluer dans un tel environnement sans rien ressentir ?

L’odeur de l’abattoir ne correspond pas tant à l’idée qu’on s’en fait. Elle est désagréable certes, mais elle n’est pas insoutenable, personne ne porte de masque sur la chaîne d’abattage et de découpage. Néanmoins, cette odeur est la première à vous accueillir sur le parking de l’abattoir, elle imprègne vos vêtements, votre peau, elle vous capture et ne vous relâche que huit heures après, au moment de la douche. Les locaux sont un labyrinthe aux allures d’hôpital, les murs sont blancs et oppressants. L’atmosphère est pesante. La petite armée de travailleurs apparaît progressivement dans les couloirs. Ils sont tous d’origines étrangères, majoritairement des Roumains d’ailleurs. Ils sont de bonne humeur, ils rigolent, chantent et s’amusent. Ils se chaussent de leurs bottes encore tachées du sang de la veille, posent sur leur tête une charlotte, enfilent leur blouse et poussent la porte du dernier couloir avant la grande salle d’abattage et de découpage. L’environnement est très masculin, il y a très peu de femmes. L’humour est lourd, agressif et souvent graveleux. L’ambiance est machiste, elle reflète la violence du travail. Il n’y a pas d’autre choix que de se conformer à ce monde, il s’installe au plus profond de vous, il vous occupe, vous dirige. Le seuil de l’entrée de l’abattoir franchi, vous êtes déjà autre.

La tuerie, puisque c’est comme ça qu’on l’appelle, débute à 5 h. Quinze minutes avant, les membres du service vétérinaire doivent être arrivés dans les locaux. Quinze minutes plus tard, il faut être sur chaîne, car les premières vaches, pendues par les jambes arrière, arrivent au premier poste du service vétérinaire, l’inspection des têtes. Les conditions des employés du service vétérinaire ne sont en rien comparables à celles des ouvriers sur chaîne, le travail en lui-même non plus. Néanmoins, la chaîne est dangereuse, et elle l’est pour tout le monde. Je l’ai compris rapidement, lorsqu’un taureau absolument énorme, trop lourd pour le crochet relié au câble qui le tenait, est venu s’écraser à deux mètres de moi, devant le poste de l’inspection des têtes. Le temps qu’on le rattache, la chaîne s’est arrêtée pratiquement quarante minutes.

Je regarde le Roumain devant moi décapiter la première vache de la journée, il y a quinze minutes encore, elle était vivante. Il agit comme une machine. La seule fois que je l’ai vu montrer un signe de dégoût, c’est lorsque de la vache décapitée s’est écoulé en grande quantité un liquide marron, comme de la boue, qui l’a recouvert entièrement. Tout le monde a rigolé sauf lui. Il est parti se rincer, et est revenu une dizaine de minutes plus tard. Après avoir dévoilé les joues et extrait la langue, il jette la tête sur la table devant moi, faisant gicler le sang partout sur mon tablier et le sien, c’est mon tour. Les vaches qui suivent ont toutes la langue pendue, on dirait qu’elles nous la tirent, elles se moquent probablement de la situation. J’effectue alors toutes les incisions. Les premiers jours, j’écorchais les joues avec une découpe timide, imprécise, amatrice, puis mon geste est devenu plus assuré, plus ferme, plus fort. Rien dans celle-ci, comme pour la majorité. Ce que je dois chercher, ce sont des cysticerques, la larve du ténia qui peut se cacher dans la chair des joues de la vache. Un collègue vient me voir parfois, on a détecté une vache hydro aux carcasses, cela se manifeste par une matière jaune visqueuse sur les os et la chair, il faut jeter la langue et les joues. Je le dis au Roumain qui découpe les joues à côté de moi après mes incisions, il ne comprend pas le numéro. Je passe ma main dans le sang sur la table pour l’étaler, j’écris avec mon doigt le numéro 45, celui de la vache, il comprend. Parfois, je vais moi-même dans la chambre froide pour les jeter. J’y trouve un plaisir coupable, la texture de la langue, lorsque je la touche, a sur moi une fonction relaxante, satisfaisante, que j’assume difficilement. 

Toutes les trente minutes, il faut changer de poste, je ne passe pas aux carcasses, on ne m’a pas formé car je ne reste que deux mois et le poste est plus difficile à maîtriser, je passe aux abats. Des deux postes, c’est celui des abats que je redoute le plus, les incisions sont plus techniques et plus dégoûtantes. Le foie vient en premier, deux incisions, celui-ci a de la petite douve, ce sont comme des petits grains noirs très liquides. J’en informe le collègue aux carcasses juste devant moi, et raye le foie avec mon couteau, paradoxalement, cette partie est plutôt satisfaisante. La plupart du temps, de la bile sort en quantité à l’ouverture du foie, un liquide jaune et peu ragoûtant. Quelques fois en revanche, ce sont des calculs rénaux qui sortent, ils sont rares et très précieux de par leur utilisation pharmaceutique, je crois. La première fois que j’en ai vu, un collègue me compare leur valeur à de la cocaïne, une autre collègue, une autre fois, me dit quant à elle qu’ils sont plus précieux que l’or, cela me fait rire. Après le foie, viennent en un morceau le cœur, les poumons et l’aorte. Le cœur est ce que je découpe en premier. Je le sectionne en deux, souvent il est gorgé de sang, il gicle sur mes bottes, je le soulève pour regarder à l’intérieur, rien d’anormal a priori. À ma gauche, une benne sert de poubelle, on y jette les parties indésirables ou sales. Je l’observe se remplir, j’ai du mal à me rendre compte de l’étrangeté de la situation. La première fois qu’on m’a montré l’ouverture d’un cœur, j’en étais à peu près dégoûté, la première fois qu’on a placé le couteau dans ma main pour que je la réalise, j’y suis allé avec timidité, un peu de réticence et finalement, une sorte de fatalité. Après quelques jours, c’est déjà un geste du commun. Je pense à La Banalité du mal d’Hannah Arendt, j’ai l’impression de m’y retrouver. Aurais-je pu transpercer un cœur de part en part, aurais-je pu simplement le voir sans détourner le regard, si l’instance qui me le demandait n’avait pas sur moi la supériorité du contrat, du devoir professionnel ? Je suis inférieur à elle. Je ne choisis rien. Je le fais machinalement, il n’y a plus aucune hésitation dans mes gestes. 

Je me souviens d’un événement marquant, assez ironique. Une semaine après mes débuts sur chaîne, un collègue me montre sur un ordinateur une vidéo protocolaire dans laquelle on peut voir la manière d’effectuer les incisions, ainsi que des exemples de ce que l’on doit chercher dans la viande. A l’image, ces incisions me dégoûtent, j’en détournerai presque l'œil. Cela me fait sourire. Mon collègue le remarque et m’interroge. Je lui confesse mon malaise face à la vidéo. Il me dit qu’il trouve les images dégueulasses. Vingt minutes plus tard nous étions sur chaîne.

Je termine mon inspection par une incision au poumon, souvent il n’y a rien, parfois il est rempli de pus ou sale. Alors, je détache le cœur, le plante sur un crochet, et jette tout le reste dans une benne. Aux carcasses, une autre vache est hydro, je dois mettre les abats correspondants dans un sac et prévenir le collègue aux têtes pour qu’il fasse jeter la langue et les joues. Derrière moi, sur un tapis roulant, passe le reste du contenu du ventre de la vache, c’est ce qui sent le plus. Des fois, les intestins et le reste bloquent le conduit et ne peuvent plus s’évacuer, quelqu’un troue alors la panse pour les faire passer, l’odeur est à vomir. L’un de mes premiers jours, un collègue aux carcasses m’invite à regarder derrière moi, le contenu du ventre n’est pas encore passé sur le tapis roulant, je ne sais pas à quoi m’attendre. Puis, au milieu des intestins, un veau. Il est parfaitement formé, seulement il n’a pas encore ses dents, la vache était donc à plus d’un mois d’accoucher, et son abattage était légal. Je le regarde défiler sur le tapis roulant, bientôt, il tombe dans les conduits. Il est mort avant même d’avoir vécu. Je regarde l’agent qui me l’a montré, il semble accablé de cette cruauté, quelque part, il ne comprend pas qu’on puisse laisser faire ça. Mais il ne ressent rien, c’est la situation en elle-même qui le choque, pour le veau, il n’a aucune tristesse. Moi non plus. Je me remets au travail, je n’ai pas pris de retard. Les crochets défilent très lentement et souvent la chaîne s’arrête. Au départ, la vache est entière, pendue aux crochets. À chaque étape de la chaîne, elle perd une partie d'elle-même, l’homme aussi. En moyenne, 220 à 270 vaches défilent chaque matin sur la chaîne. Rien ou presque ne les distingue entre elles, si ce n’est la robe qu’elles portent, je ne me souviens d’aucune. 

Aujourd’hui encore, lorsque je repense à cette expérience, je suis incapable de comprendre comment j’ai pu réaliser de telles actions. Il a bien fallu, je pense, que ma sensibilité soit complètement abolie.

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