Interrogé sur le rôle des technologies en période de crise, Kamran Khan le fondateur de Bluedot affirmait : “d’un côté, le monde change rapidement et les maladies émergent et se répandent plus rapidement. De l’autre, nous avons accès à de plus en plus de données que nous pouvons utiliser pour générer des insights et les propager plus vite que les maladies elles-mêmes”. Cette entreprise créée en 2014 a développé une intelligence artificielle capable de passer en revue les actualités du monde entier, les rapports de maladies affectant la faune et la flore, les données de compagnies aériennes, ou encore les déclarations officielles pour établir ses prédictions. Quelques semaines plus tard, Google et Apple annonçaient une collaboration historique (1) et proposaient leurs services aux États. Cette alliance vise à mettre au point une application faisant usage de la technologie bluetooth des téléphones pour retracer les déplacements des individus contaminés et alerter les personnes avec qui ils sont potentiellement entrés en contact. La crise du coronavirus a amplifié le discours vantant les bienfaits des technologies de surveillance qui prévalait déjà dans le contexte ultra-sécuritaire actuel. De la Pologne à Israël en passant par Singapour, de nombreux Etats ont déjà mis en place des applications pour suivre les déplacements des personnes contaminées ou pour vérifier le respect du confinement. En France, le Comité Analyse Recherche et Expertise (CARE) doit accompagner la réflexion des autorités « sur l’opportunité de la mise en place d’une stratégie numérique d’identification des personnes ayant été au contact de personnes infectées ».
Pistage massif ou dépistage massif ?
Dans ce contexte, la solution technologique pourrait à première vue constituer un juste compromis entre la sécurité nécessaire au déconfinement et le respect des libertés fondamentales. En France, on imagine déjà une application basée sur le contact tracing, une technologie permettant de retracer le parcours d’un individu contaminé et d’alerter les personnes qui l’ont croisé. Déjà utilisée à Singapour via l’application “Trace together”, cette technologie n’a pas empêché le retour au confinement (2) dans la république de 5 millions d’habitants. Ainsi, plusieurs obstacles majeurs viennent entraver l’efficacité d’une telle application. Avant toute chose, pour avoir une chance d’être efficace, l’application doit s’accompagner d’une campagne massive de tests, notamment adressée aux personnes asymptomatiques qui représentent environs 75% des contaminés. Sans ce pré requis, le traçage numérique n’est même pas envisageable.
Dans une tribune intitulée “Nous avons besoin d’un dépistage massif par d’un pistage massif”(3), 15 députés principalement issus de la majorité se sont opposés au projet de surveillance en pointant du doigt ses lacunes. Ils expliquent que, pour être efficace, l’application devra être utilisée par au moins 60% de la population soit près de 40 millions d’utilisateurs. Avec la fracture numérique, cet objectif est difficilement atteignable si on considère que près d’un quart de la population, souvent les plus vulnérables, n’a pas de téléphone adapté pour une telle application, et qu’une autre partie ne sait pas comment en faire usage. Comme l’a réaffirmé la CNIL, l’application devra être basée sur le principe du consentement libre, c’est-à-dire sur la garantie que le choix de refuser son usage soit sans conséquences. Interdiction donc d’user de la méthode “de la carotte et du bâton” comme l’a préconisé Christophe Barbier sur le plateau de CNews (4) en proposant un déconfinement prioritaire pour les usagers de l’application.
Certains experts, comme l’association “La Quadrature du Net” doutent également de l’efficacité pratique du contact tracing (5). Selon eux, la technologie bluetooth utilisée ne permet pas de localiser les contacts entre individus de manière assez précise, surtout dans les grandes métropoles qui sont généralement les foyers de l’épidémie, et donc de cibler assez finement les potentiels malades. En effet, on estime que la portée du bluetooth est d’environs 10 mètres et dans les villes à forte concentration de population ce périmètre peut concerner beaucoup d’individus sans forcément qu’il y ait eu un contact entre eux (dans les immeubles par exemple). Au risque de créer des faux-positifs, c’est-à-dire des personnes alertées alors qu’elles n’ont pas été en contact avec un malade, et des faux-négatifs, celles qui ont été en contact mais n’ont pas été alertées, et donc de miner toute l’efficacité du système.
Nous avons déjà perdu la bataille des données personnelles
Parallèlement à ces limites techniques, la mise en place du traçage soulève l’épineuse question du traitement des données personnelles. Si le gouvernement a d’emblée voulu rassurer la population en assurant l’anonymat des données captées par le programme, le flou qui entoure la conception de l’application n’a pas matière à rassurer les observateurs les plus sceptiques. Le secrétaire d’état au numérique Cédric O se veut rassurant, “il faut se garder du fantasme d'une application liberticide. Notre hypothèse est celle d'un outil installé volontairement, et qui pourrait être désinstallé à tout moment. Les données seraient anonymes et effacées au bout d'une période donnée". Un fantasme bien réel pour le collectif de spécialiste en cryptographie auteur du rapport “Le traçage anonyme, dangereux oxymore” (6) pour qui l’anonymat est indissociable de l’absence total de traçage. Selon eux, il existe de nombreux risques indépendamment des détails de fonctionnement de cette application. A travers 15 scénarios issus de la vie quotidienne, ils montrent comment il serait possible d’utiliser l’application pour retrouver l’identité d’un individu contaminé. Au fond, la question du traitement des données personnelles apparaît presque comme secondaire. Si Apple et Google semblent proposer un système sécurisé et respectueux de la vie privée, c’est bien qu’ils possèdent déjà toutes ces données. D’ailleurs, il y a des fortes probabilités que ces entreprises soient déjà au courant de l’identité des personnes infectés. Ce que révèle plus largement cette crise c’est d’abord l’effrayante normalisation de ce constat. Ce qui a augmenté, ce n'est pas l'immunité du corps social mais la tolérance des citoyens au
contrôle cybernétique de l'État et des entreprises. Si bien que l’un des arguments majeurs des défenseurs de l’application semblent être : “nous avons déjà livré toutes nos données personnelles aux GAFAM, autant en retirer des avantages aujourd’hui”.
“There is no alternative”
Le recours à la technologie paraît plus que jamais s’imposer comme une stratégie de politique publique à part entière. Il est devenu un réflexe presque automatique dans la résolution de crise, comme si la technologie était toujours forcément plus efficace que le travail humain. Ce rapport à la machine empêche d’envisager le recours aux solutions humaines, souvent plus respectueuses des libertés fondamentales et basées sur la confiance mutuelle. En Australie, l’équipe du “docteur-détective” James Smith s’occupe de retracer le parcours des individus contaminés en les interrogeant sur leurs parcours (7). A rebours de la fièvre technologique, cette approche repose sur l’honnêteté des patients et des soignants, les premiers sont moins enclins à mentir à des docteurs qu’à des machines et les seconds sont tenus de respecter le secret médical. Cette obsession pour la méthode technologique accroît durablement la dépendance des Etats aux superpuissances du numérique. Le constat fait froid dans le dos : aujourd’hui, les Etats ne peuvent plus mener des politiques de santé publique sans l’aval des leaders du numérique. Ces mêmes leaders se sont rendus indispensables par la masse incalculable de données qu’ils traitent au quotidien. Cette dépendance, euphémisée par la formule de “partenariat public-privé”, contribue à pérenniser la logique de privatisation du secteur public pourtant au coeur de la crise des hôpitaux publics. C’est un fait, le solutionnisme technologique, sous couvert d’innovations permanentes, est en fait incroyablement conservateur. Il se propose de disrupter tous les champs de l’organisation politique et économique mais se garde bien de disrupter l’hégémonie du libre marché et de la logique marchande. Les mêmes États qui mettent en œuvre des mesures de surveillance numérique extrême n'envisagent pas de s’attaquer aux racines de la crise : mondialisation sauvage, délocalisations de services essentiels, marchandisation du secteur de la santé publique, déforestations ravageuses pour la biodiversité...
Durablement ancré dans le paradigme néolibéral et centralisé par le monopole des GAFAM, le capitalisme de surveillance, théorisé par Shoshana Zuboff (8), est une impasse dangereuse. La technologie possède un potentiel émancipateur qu’il s’agit de faire éclore dès aujourd’hui. Le futur n’appartient pas aux start-up innovantes mais à des formes nouvelles d’organisation, résilientes, décentralisées et respectueuses des libertés fondamentales.
(1) https://www.apple.com/fr/newsroom/2020/04/apple-and-google-partner-on-covid-19-c ontact-tracing-technology/
(2) https://www.europe1.fr/international/coronavirus-a-singapour-le-confinement-est-bien -suivi-raconte-un-habitant-3963697
(3) https://www.lefigaro.fr/vox/politique/tribune-de-15-deputes-nous-avons-besoin-d-un-d epistage-massif-pas-d-un-pistage-massif-20200408
(4) https://issues.fr/christophe-barbier-carotte-stopcovid/
(5) https://www.laquadrature.net/2020/04/14/nos-arguments-pour-rejeter-stopcovid/
(6) https://risques-tracage.fr
- (7) https://www.smh.com.au/national/contact-tracing-how-disease-detectives-are-closing-in-on-covid-19-in-australia-20200410-p54itv.html
(8) https://www.monde-diplomatique.fr/2019/01/ZUBOFF/59443