Il y a eu comme un bruit sourd qui m’a sorti de ma léthargie, mais personne d’autre ne semble l’avoir entendu. J’ai envie d’une cigarette, mais je n’en ai pas. Il y a un paquet sur la table basse. J’allume un clope, je pense alors que c’est idiot mais je continue, voilà huit ans que j’avais arrêté, on ne fume plus en 2027, en tout cas pas lorsqu’on est un homme public. Je monte le son de la radio, elle est restée en marche depuis tout à l’heure, mais je ne l’entendais plus, ils disent qu’ils vont annoncer les résultats dans quelques minutes, je m’en moque maintenant.
Je réalise seulement, qu’elle avait conservé les mêmes meubles. Du fauteuil, où je me suis assis, je vois mon ancien bureau. Il y traine encore des enveloppes ouvertes. Et pourtant, cela faisait dix ans que je n’étais pas revenu ici. Dix longues années durant lesquels j’ai grimpé un par un tous les échelons du Parti. Je m’en souviens comme si c’était hier, elle était assise sur le canapé, moi, j’ouvrais, une à une les réponses à mes candidatures. Une fois de plus, elles étaient toutes négatives. C’est là, qu’elle a dit que je n’avais qu’à essayer de mettre un autre nom sur mon curriculum, « juste pour voir… », disait-elle, si les réponses seraient différentes. Je n’ai pas voulu la croire, mais j’ai tout de même fait deux CV, identiques en tout point, sauf concernant mon identité, ensuite je les ai mis en ligne. Je vois encore son regard victorieux le lendemain matin, lorsqu’elle m’a tendu le téléphone, en me disant que c’était le Parti, et que l’on souhaitait fixer un rendez-vous avec Monsieur Jean Maurisse pour un emploi de chargé de relation publique. Je n’ai pas osé dévoiler la supercherie, et j’ai donc accepté le rendez-vous. Quand j’ai raccroché, nous avons ris, tellement ris, puis nous nous sommes regardés, dans les yeux, j’ai senti une larme couler le long de ma joue, elle pleurait aussi. Puis nous avons eu une dispute, je ne voulais pas y aller, elle disait que nous avions besoin de ce travail, à n’importe quel prix, qu’il serait toujours temps de trouver un emploi ailleurs plus tard. Cela faisait deux ans que nous avions quittés notre pays, un an de voyage, à pied principalement, et un an dans ce bidonville que les autorités avaient le culot de nommer camp d’accueil… C’est là que nous avions rencontré Jean-Baptiste, le vrai, ex beaucoup de choses, après avoir appris qu’il allait mourir d’un cancer généralisé, il s’était lancé dans l’humanitaire. Il avait mon âge, nous nous liâmes rapidement, aussi après quelques mois, il nous accueillis ma sœur et moi chez lui, dans cet appartement. Et sentant la fin venir, un beau matin il partit, ne nous laissant qu’une note « Parti mourir, cultivez notre jardin – JBM ». Nous sommes restés dans l’appartement. Malgré mes diplômes, je ne trouvais pas d’emploi. Je me suis laissé convaincre.
Tout a été très vite, il m’a suffi de me raser le crâne, de mettre des lentilles de contact, et d’emprunter à Jean-Baptiste l’un de ses anciens costumes. Les premiers mois, mon sang entrait en ébullition dès que je les entendais parler de ces « étrangers », puis doucement insidieusement, je commençais à changer. Cela a commencé par une plaisanterie grasse et méchante, à laquelle je n’ai pu m’empêcher de rire. Puis j’ai essayé de les comprendre, de chercher des excuses à leurs discours. Après une année, je me suis surpris à tenir des propos dont j’aurais dû avoir honte. Petit à petit, je m’oubliais. Grace à mes nouveaux amis, je trouvais une place à Chahida, et je l’oubliais elle aussi. J’usais tout mon talent à écrire les discours les plus haineux possible pour notre Présidente. C’est grâce à mon discours prônant le rétablissement de la peine de mort que je fus remarqué. On me citait en exemple, le Stakhanov des nationalistes, l’avenir du Parti, du pays.
Il y a quelques jours, j’ai trouvé dans ma boite aux lettres la note de Jean-Baptiste, j’ai tout de suite compris que Chahida, voulait me parler. Alors je suis revenu dans cet appartement. Elle a souri quand elle m’a vu, alors je lui ai rendu son sourire. Elle m’a dit que c’était allé trop loin, que je déshonorais Jean-Baptiste, j’étais d’accord, mais je ne pouvais pas le dire. Elle m’a demandé ce que je comptais faire, j’ai essayé de lui expliquer qu’on ne pouvait pas tout changer du jour au lendemain, que depuis le temps que des idées fausses étaient répétées, elles étaient devenues vraies pour tout le monde. Enfin, que j’essaierai, plus tard. Elle me regardait, mais ne me croyait pas, d’ailleurs je ne me croyais pas non plus. Elle a dit, alors, qu’il fallait tout dire, qu’il fallait rétablir la vérité, qu’elle le ferait si je n’en avais pas le courage. Je ne pouvais pas tout perdre, elle me regardait encore quand mes mains ont serrés son cou.
Une douleur vive à l’extrémité de mon index interrompt mes réflexions, la cigarette a finie de se consumer au bout de mes doigts. Je ne sais pas depuis quand j’ai arrêté de tirer dessus, ce n’est pas grave. Le corps de Chahida repose à côté de moi, je referme ses grands yeux noirs, je ne supporte plus le poids de son regard. La radio crache le résultat, Jean-Baptiste Maurisse est élu. Je ne peux retenir un spasme de rire et de pleurs mêlés. Je me demande s’ils comprendront un jour, que la seule différence entre leur Président et moi, est un nom en haut d’un curriculum vitae …
Tout à l’heure, je leur dirai, je leur dirai tout, ils sauront qu’ils ont élu Faraj El Arabi, immigré de Syrie en 2016. Que l’intolérance et le manque de compassion ont plus surement détruit mon âme que toutes les douleurs et privations physiques de la guerre. Que parce qu’ils ne m’acceptaient pas, j’ai changé de nom. Que je n’ai jamais cru un seul mot des discours que j’ai prononcé. Que la valeur d’un homme ou son droit de vivre ne dépendra jamais de sa nationalité ou de l’endroit où il est né. Que laisser vivre des gens dans la misère, ne créera jamais que des assassins.
Que je suis un assassin … Que nous le sommes tous.
Alors, ils pourront bien me tuer, cela n’a plus d’importance.