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Billet de blog 4 février 2024

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Une lecture de deux articles d'Hannah Arendt

Texte d'une conférence prononcée au lycée d'Etat Jean Zay le 4 février 2024, à l'intention des élèves de CPGE scientifiques. Analyse de textes au programme (thème ; Faire Croire)

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Conférence – Une lecture de deux articles d'Hannah Arendt

Comment croire, plutôt que faire croire ?

Introduction

Il n'est pas question ici de faire une biographie de l'autrice, de faire une lecture exhaustive des deux articles d'Hanah Arendt au programme, ou même de reprendre en détail les thèses que l'autrice développe par rapport à la vérité, ou au mensonge, en politique, choses que la plupart d'entre vous ont sans doute déjà vues en cours. Le but de cette soirée, entre lecture théâtrale et philosophie, sera d'explorer les deux œuvres en cherchant un certain axe, une certaine problématique philosophique – que nous qualifierons même, si vous me le permettez, de métaphysique.

Cette ouverture métaphysique est précisément inspirée par le thème au programme cette année : faire croire. Précisément, au lieu de chercher des significations à cette expression qui parcoureraient simplement le domaine de la vérité, du mensonge, de l'illusion, nous nous interrogerons sur le versant métaphysique de ces deux mots. En effet, nous verrons que selon Hannah Arendt, si souvent il faut faire croire, c'est précisément parce qu'au fond les hommes ont besoin de croire. Besoin de croire à quoi ? Et comment ? Qu'est-ce-que ce besoin de croire nous révèle-t-il sur nous-mêmes ?

Selon moi, lorsqu'elle analyse les mécanismes de la vérité et de la tromperie en politique, c'est la question qu'Arendt pose en creux. Loin de se borner à ne donner qu'une analyse de la politique de son temps, du risque qui la menace à cause des manipulations permanentes de la vérité, Hannah Arendt va aussi mener une interrogation métaphysique sur le sens de la politique, et donc de l'action humaine. Qu'est-ce-donc qui se dissimule sous les opérations de mensonge, ou au contraire lors des prises de paroles des diseurs de vérité ?

En quoi celui qui veut faire croire, croit-il vraiment ?

C'est la question que nous nous poserons donc au cours de ce parcours à travers les deux articles d'Arendt que vous connaissez ; Du Mensonge en Politique, publié en 1972, et Vérité et Politique, datant d'environ 1968.

1) La thèse arendtienne.

Il nous a donc semblé pertinent, pour cette interprétation philosophique des textes d'Arendt, de nous appuyer sur les concepts forgés dans ce qui reste la colonne vertébrale philosophique du travail d'Arendt ; La crise de la Culture, publié en 1958. C'est dans cet ouvrage que sont problématisés les concepts de travail, œuvre et action, concepts qui me semblent fondamentaux et qui guideront donc l'interprétation que je vous proposerai ce soir des deux articles ayant pour thème principal la vérité et le mensonge en politique.

Ainsi, dans la préface de La crise de la culture, Arendt pose une tripartition fondamentale,une division analytique en trois concepts différents, de la vie et de l'activité humaine :

  1. Tout d'abord, ce qu'Arendt appelle le travail, qui exprime l'être humain dans sa dimension la plus basique, la plus biologique même ; celle d'un être vivant. Dans le travail, l'homme est soumis à la nécessité du labeur. Il est tenu par les besoins immédiats, biologiques ; l'homme n'est ici qu'un homo faber, un homme qui fabrique, un être qui passe d'une activité à une autre, pour satisfaire un besoin immédiat, puis un autre. L'activité humaine dans le cadre du travail est pure consommation (a), pure immédiateté (b), et pure contingence (c) ; j'attire votre attention sur ce terme, qui revient à plusieurs reprises dans le texte d'Arendt que vous avez à lire, notamment Vérité et Politique. Il faut bien comprendre que le travail n'est pas une part critiquable de l'activité humaine, c'est même un fondement nécessaire. Mais, par nature, les produits du traval sont destinés à être rapidement détruits par la consommation.

  2. Ici arrive donc une seconde dimension de l'existence, et donc de l'activité humaine ; l'homme est un être conscient ; il se sait mortel. Il sait, nous dit Arendt, « l'indifférence de la nature à son égard » ; ainsi l'homme veut donner un sens au monde. Donc, il veut laisser sa trace dans le monde, et dans l'histoire. Toute activité porteuse de sens, qui a donc une dimension métaphysique, Arendt la nomme « oeuvre ».

  3. Enfin, le troisième type d'activité – ou, la troisième dimension de l'existence humaine – est ce qui semble être au cœur des 2 articles à lire – en tous cas, c'est le seul concept nommément rappelé par Arendt. C'est l'action : par cette activité, l'homme cherche en fait à vivre humainement. En effet, l'humain est un être social. Il apparaît aux autres hommes et veut manifester le sens qu'il accorde à cette vie sociale partagée. L'action, c'est donc ce que l'on a tendance à appeler « la politique ». Mais on voit tout de suite l'aspect incongru de cette troisième catégorie. L'action est la dimension sociale de la vie humaine. Donc, en tant que telle, elle n'a pas de matérialité qui lui est inhérente.

Ainsi, c'est ce qu'affirme Arendt dans les deux articles, et c'est cela que nous examinerons : soit l'action rejoint l'ordre de la nécessité immédiate et elle disparaît aussitôt dans le tourbillon infini et insensé du travail ; mais si elle parvient à acquérir une véritable matérialité, l'action politique entre dans l'histoire, donne un sens au monde – elle devient donc œuvre. C'est cette étude, l'idée d'une action qui, à cause de la vérité ou du mensonge, bascule du côté, nécessaire et biologique du travail, ou bien du côté philosophique et métaphysique, de l'oeuvre, que nous allons étudier à présent.

2) Le problème du monde moderne, tel que formulé dans « Du mensonge en politique »

L'article Du Mensonge en Politique, bien qu'il traite d'un sujet contemporain d'Arendt (les documents du Pentagone et les révélations sur le Vietnam) rejoint les préoccupations qu'elle exposait précisément dès 1958 dans CONDITION DE L'HOMME MODERNE. Car l'homme « moderne », l'homme du XXe siècle, est en train de perdre le sens de son existence. La vie moderne, chargée d'inventions techniques, et mêmes technologiques, est étonnamment vide d'oeuvres. Que se produit-il ? Selon Arendt, ce qui domine nos vies désormais, c'est le processus vital de la société. Tout obéit aux lois du travail, c'est-à-dire aux lois de la nécessité biologique et de la satisfaction immédiate. L'homme a nivelé toutes les activités humaines pour les réduire au même dénominateur : produire de l'abondance pour répondre aux nécessités de la vie.

C'est précisément ce « désenchantement du monde », l'idée d'un monde qui a perdu tout sens philosophique et métaphysique, qui ne vit que pour le superflu et l'utile, qu'on retrouve précisément dans la 1e section de l'article Mensonge en Politique.

Le problème exposé est ici clarifié d'emblée ; Hannah Arendt remarque que l'époque est marquée par l'ampleur de l' insincérité politique : or, la première explication qu'elle donne pour faire comprendre ce mensonge généralisé, est que le mensonge politique s'appuie sur une nécessité. Cette nécessité, c'est justement celle du travail, au sens de la domnation des intérêts, des besoins à satisfaire, du superflu. La politique, nous l'avons dit, c'est le domaine de l'action ; or, et Arendt le déplore, l'action est complètement phagocytée par le domaine du travail à partir du moment où (page 17) « les relations publiques ne sont qu'une variété de la publicité ; elles proviennent donc de la société de consommation ». Le mot est lâché, et l'idée est claire ; il est assez attendu que le mensonge s'immisce en politique si ce qui décide de la politique, c'est justement la règle de la société de consommation – cette règle n'étant, justement rien d'autre que le besoin irrépressible de consommer à outrance. L'oeuvre politique risque donc, tout d'abord, de n'être que consommation. Arendt le dit explicitement une page après ; la politique n'est qu'un produit.

Nous pourrions nous arrêter là ; en quelque sorte, nous avons déjà tout dit. Mais une nouvelle idée intéressante se met toutefois en place par la suite, lorsqu'Arendt s'intéresse justement à ceux qui ont conçu ce produit de consommation politique qu'est la fausse vérité, « les spécialistes de la solution des problèmes ». En s'intéressant à ces « experts », et à leur échec, Arendt affirme en réalité la chose suivante, si nous la comprenons avec les outils d'analyse que j'ai donné précédemment. Ces experts américains voulaient développer un produit parfait, et en quelque sorte ils voulaient laisser une trace dans l'histoire ; ils voulaient construire, précisément, une œuvre – celle d'un Vietnam idéalisé, une guerre gagnée. Or, ces fabricants d'un produit parfait se sont fait avoir à leur propre jeu ; ils n'ont pas pris en compte la contingence, la réalité brute telle qu'elle se présentait à eux. Ici on commence à apercevoir la complexité du problème. L'action, on le rappelle, n'est ni le travail, ni l'oeuvre. Evidemment, c'est une mauvaise chose quand on mélange l'action et la basse besogne vitale qu'est le travail ; quand l'action politique devient consommation.

Mais l'erreur des experts américains est d'un autre type ; cette erreur, Arendt l'a désignée par le terme d'autosuggestion. Car si l'action ne doit pas être le travail, elle ne doit pas non plus être une œuvre créée à partir de rien, ex nihilo. Là est l'erreur, précisément, des experts américains ; ils ont cru pouvoir créer une œuvre sans la réalité, voir imposer une œuvre face à la réalité. C'est impossible ! C'est là l'échec du mensonge ; autant le mensonge s'accomode parfaitement de la politique comme produit de consommation, autant il ne fonctionne pas lorsque l'on veut inscrire une fausse vérité dans l'histoire. Il fallait prendre en compte la contingence. Les Américains veulent croire. Ils veulent croire dans leur civilisation, ils veulent fonder une œuvre civilisatrice (pensons au mythes fondateurs américains, à la New Frontier par exemple). Ils ressentent ce besoin métaphysique. Mais on ne peut pas oublier la réalité contingente ! L'oeuvre, l'action et le travail sont trois dimensions qui restent inséparables.

Au début de la troisième section de l'article, il peut paraître surprenant que la très libérale et très pro-occidentale Arendt refuse l'idée de l'impérialisme américain. Mais justement, nous savons désormais pourquoi c'est le cas ; le mythe impérialiste américain a échoué car c'était une œuvre bancale, parce que c'était un mensonge autocréé par les Américains, et c'est ce qui les empêche, précisément, d'être les impérialistes qu'ils voudraient être. L'échec vient du refus de la réalité (p.49). Erreur politique, erreur stratégique ; mais surtout, donc, erreur philosophique.

Comment cela est-il donc possible ? Pourquoi cet échec ? Et donc, comment libérer l'action de cette double prison, entre travail (et donc ici, consommation), et œuvre (ici, mythe auto-créé?).

Pour comprendre « comment ont-ils pu », il faut reprendre l'une des définitions exactes qu'Arendt donne de l'action dans « Condition de l'Homme moderne » : l'action est la révélation de l'homme dans la parole et dans les actes. Ainsi, la parole publique, ce qui exprime l'action, est une forme de révélation, de création humaine ; et justement, cette création échoue si l'on se fonde sur un mensonge. Si la création par la parole publique s'appuie sur des mensonges, elle échoue à être. On ne peut pas fonder une œuvre politique, par l'action, si on ne s'appuie pas sur des faits concrets, malgré leur contingence.

Dans la fin de la troisième et au début de la quatrième section de l'article d'Arendt, on peut lire plusieurs passages qui ressemblent fort à une sorte de flagornerie envers l'Amérique, les Etats-Unis surmontant leur propre scandale en restant, selon Arendt, un « pays libre », qu'elle oppose explicitement aux « régimes socialistes ». Cette opposition n'est pas gratuite toutefois, elle est la continuité du raisonnement que nous venons d'exposer. La critique du totalitarisme est en effet une pierre d'achoppement du système philosophique d'Hannah Arendt. Précisément, les Etats-Unis ont échoué là où les régimes tels que l'URSS réussissent. Car en effet, seul un pays qui a la capacité de transformer totalement la réalité contingente, au point même de la supprimer si elle ne convient pas, seul ce pays donc peut faire de sa parole officielle :

-une action totale absolue

-donc une création totale absolue

-et donc, une œuvre.

Les exemples ne manquent pas, et les lieux communs non plus ; mais on sait bien qu'il suffit qu'un dirigeant soviétique dise qu'un sous-marin n'a pas coulé, ou qu'une centrale nucléaire n'a pas explosé, pour que ce soit le cas.

Et désormais, ici, l'action a remplacé la réalité contingente. On pourrait se dire « on a éliminé l'aspect biologique, le travail a disparu, l'action et l'oeuvre ont pris le dessus » ; mais il ne faudrait pas s'y tromper. Arendt le dit et l'affirme ; dans cette situation, l'oeuvre qui est créée via l'action est séparée de toute réalité concrète et n'a donc aucune valeur. C'est au contraire un échec politique terrible. La réalisation philosophique la plus parfaite et absolue est une tragédie politique lorsque l'abstrait, donc le mensonge, ce qui est faux, devient le concret. En effet (p.54) « le dupeur, qui se dupe lui-même, perd tout contact avec son public, mais avec le monde réel ».

Là encore, la critique d'Arendt est totalement philosophique. On retrouve le vieux problème de la confusion entre le matériel et le spirituel, et plus précisément, le danger que le monde des Idées prenne la place du monde réel. Que la création spirituelle, le mythe, ici celui de « l'omnipotence » (p.56) prenne le pas sur la réalité. Il y a les faits, et il y a le dupeur qui les manipule. Le dupeur, c'est l'intellectuel (p.59-60), c'est le philosophe, et plus spécifiquement, l'idéologue.

Si l'oeuvre est créée par le mensonge, elle retombe en fait, dans le néant, elle échoue à faire histoire. C'est cette idée que l'on trouve dans la critique, rapidement esquissée par Arendt, des idéologues. Nous n'avons pas le temps de reprendre ici l'ensemble de la critique d'Arendt sur l'idéologie. Mais il suffit de rappeler qu'elle adopte par exemple le point de vue libéral classique sur le marxisme. Le marxiste, c'est celui qui va «plaquer de la mécanique sur le vivant », pour reprendre une phrase de Bergson sur le rire. Précisément, Arendt ne reproche pas à Marx ses théories sur l'exploitation capitaliste. Peut-être que la valeur du travail produite par un individu est captée, pour son propre profit, par un exploiteur capitaliste ; là n'est pas le problème principal. Car le problème, nous dit Arendt, se joue au-delà de la théorie Marxiste. Le grand pêché philosophique de Marx, c'est qu'il n'a pas été capable de voir au-delà de la notion de travaiL Pour lui, toute philosophie se joue autour du travail de l'homme et de son exploitation, ce qui, selon Arendt, efface totalement toute métaphysique, toute aspiration. Et précisément ! Quand on veut construire une œuvre, en ne s'appuyant que sur l'idéologie, on échoue. On fait retomber la grandeur de cette œuvre dans la bassesse de l'immédiateté, du travail. Ainsi, voici ce que dit Arendt, au fond, aux Américains ; attention, avec le Vietnam, vous avez failli être soviétiques.

Ce qui me permet de conclure sur Du Mensonge en Politique en disant quelques mots sur la 5e section qui n'est peut-être pas simplement l'éloge éhonté de la grandiose liberté américaine qu'il semble être. Plutôt, Arendt formule un avertissement prudent : en faisant référence à la Déclaration d'Indépendance de 1776, elle affirme justement que le dernier salut du peuple américain est dans sa croyance en son œuvre, en la dignité humaine. C'est cette dignité, cette croyance en la dignité et en la grandeur qui sauve le peuple américain du totalitarisme pour Arendt ; puisque ce peuple n'est pas absorbé par une idéologie qui s'exprimerait par une action irréfléchie et qui le ferait sombrer dans une vie faite de travail, sans pensée ni véritable sens.

3) Vérité et Politique : la vérité philosophique mise à nu

Les idées et les différents éléments épars que nous avons cherché à assembler dans ce petit voyage à travers Du Mensonge en Politique sont en fait approfondis et développés dans Vérité et Politique, mais d'un point de vue bien plus « philosophique » - ce qui nous arrange, il faut bien le reconnaître. De nouveau, à travers le problème du mensonge et de la tromperie, ou bien de la possibilité de vérité, c'est le concept d'action qui est étudié – de nouveau écartelé entre le travail comme consommation et nécessité biologique et l'oeuvre comme fondation philosphique.

De nouveau, l'action est en tension. Quel est le problème ? Tout simplement la constatation suivante ; la vérité et la politique ne font pas bon ménage. Et donc : est-ce par définition, par essence ?

L'avertissement d'Arendt est toujours le même. Si l'on ramène l'action politique à la simple nécessité, si on ramène la politique à la question des moyens et des fins, elle perd sa valeur propre. C'est ce que montre la référence à Hobbes ; selon l'interprétation qu'en donne Arendt, pour Hibbes, la vérité, et donc l'action ainsi conçue, ne devrait s'opposer à aucun plaisir humain, ni à aucun intérêt. Si l'action refuse de se confondre avec l'utilité, la satisfaction... elle perdra toujours le duel. Comment donc sauver l'action ?

Tout d'abord, Arendt pose la différence qui existe entre deux vérités ; la vérité de fait, et la vérité dite « philosophique », ou vérité rationnelle. Cette vérité rationnelle est, précisément, celle du philosophe.

Or, désormais, nous savons quel est le problème ; comme affirmé au début de Du Mensonge en Politique, l'opinion aujourd'hui est devenue superflue, réponse à un besoin immédiat – bref, en un mot, l'opinion est consommée. La vérité de l'opinion est donc à l'image de la société de consommation : changeante, immédiate, et superflue. Dans le cadre de cette concurrence – car c'est le cas, nous sommes dans la société capitaliste et de marchandisation, donc de concurrence, la vérité du philosophe n'a aucune chance.

Pourtant, la vérité du philosophe est, elle, bel et bien œuvre. Mais, en-celà, le jugement d'Arendt est sans appel. Oui, la vérité du philosophe est une œuvre. Mais en cela, vu que l'action politique est devenue un bien de consommation comme un autre, la vérité philosophique est dépassée ; elle est même, Arendt le dit explicitement, « non-politique par nature ». (p. 313 et suivantes). Terrible affirmation : sur le marché de l'opinion, Socrate n'est pas rentable et ne survit pas !

La vérité est-elle donc définitivement hors jeu ? Et bien, peut-être pas. Rappelons-nous ; il faut bien croire en quelque chose, et ceux qui ne cherchent qu' se fonder sur le mensonge ou l'illusion, comme les experts américains du Vietnam, ne vont pas bien loin. Car, en parallèle de la vérité philosophique, existe aussi la vérité de fait.

Cette vérité de fait – on pourrait aussi, pour expliciter le lien avec Du Mensonge en Politique, parler de vérité des faits – garde en quelque sorte la solidité de l'évidence. Elle reste commune et efficace (p. 301). Et ici se dessine un espoir ; si on parvient à garder cette vérité effective, simple et efficace, au cœur des échanges, elle peut être la structure de l'action, et enfin lui donner sa réalité propre ; ni œuvre faussée, ni travail superflu et insensé.

En effet, bien que la vérité philosophique ait une dignité métaphysique, elle peut vite devenir une vérité banale – voire faussée. En revanche, Arendt nous le dit explicitement, à la page 303 notamment, la vérité de fait garde toujours sa solidité puisqu'elle est politique par nature. En effet, cette vérité est faite pour être échangée et communiquée. Or, nous l'avions dit, la définition de l'action est : la révélation de l'homme dans la parole et dans les actes. Donc, la vérité de fait est par nature une vérité politique, la vérité de l'action.

Peut-être qu'il faut sortir du modèle classique où c'est le philosophe qui, dans sa magnanimité, montre aux humbles mortels le chemin de la vérité métaphysique. Peut-être que finalement, c'est par le biais de l'action que la vérité philosophique peut acquérir une forme de crédibilité, et donc de matérialité. Autrement dit, le renversement est de taille ; l'oeuvre, ce qui donne un sens à la vie, doit s'appuyer sur une réalité concrète et matérielle – on l'a vu dans Du Mensonge en Politique. Et voilà donc où se situe le rôle de l'action ; être l'intermédiaire entre la réalité et l'oeuvre philosophique, pour la construction de celle-ci  ; être le point de passage entre le spirituel, et le matériel.

Arendt prend deux exemple pour illustrer cette idée. Tout d'abord, elle affirme que Jefferson (père fondateur américain), n'a pu fonder la vérité philosophique de son humanisme que par l'acte fondateur que représente la Déclaration de 1776. De même, la philosophie de Platon ne prend sa véritable importance que lors du suicide de Socrate. Dans les deux cas : l'action, seule, peut matérialiser la vérité philosophique, et donc finalement la pérenniser en tant qu'oeuvre. Il faut l'action pour rendre l'oeuvre réelle, sans qu'elle sombre dans l'hyperactivité du travail.

Désormais l'idée est claire ; tout se joue sur le terrain de l'action. Le diseur de vérité, celui qui croit, est chargé donc d'une mission métaphysique. Il veut faire œuvre. Et il doit se battre pour conserver l'action face au diseur d'opinion, celui qui veut faire croire, dans une optique de pure utilité, et d'immédiateté, ou de consommation. Le danger, nous dit Arendt, est présent et multiple.

  • Danger que les vérités manipulées, les mensonges, les tromperies, prennent le pas sur la vérité véritable, de fait ou de raison.

  • Danger que la contingence, l'immédiateté, prennent le pas sur l'action et l'oeuvre

  • Danger que l'immédiat, le superflu, le non-sens, prennent le pas sur le sens véritable, philosophique.

Dans les nuances qui séparent la quatrième et la cinquième section de l'article, Arendt affirme que ces trois problèmes n'ont pas à proprement parler de solution, si ce n'est que le mensonge, de nouveau, pose à lui-même son propre échec. Lorsque l'action n'est que consommation, ce sont alors des structures fragiles, éphémères, qui dominent l'existence humaine. Effectivement, elles évoluent en fonction de nos besoins, sans cesse changeants ; et il faut donc changer nos opinions, nos vérités – consommables, les modifier en permanence. L'équilibre créé est ici fondamentalement précaire, ce qui est ontologiquement logique : puisque l'action, dans ce cas, est dirigée par une forme de vie immédiate, sans aucune attache, sans aucun fondement métaphysique. En revanche, face à cela, la vérité philosophique a une solidité éternelle – si elle a réussi à s'affirmer matériellement, donc, grâce à l'action. On revient presque à la Cité idéale des philosophes de Platon !

La conclusion qu'Arendt donne à Vérité et Politique sera aussi la nôtre, éclairée par notre analyse : la lutte entre une vie faite de nécessités, et une vie de pensées, se fait sur le terrain de l'action. Cela permet justement de nous rappeler que l'existence humaine se divise non pas en deux, mais en trois aspects distincts, qu'il faut correctement séparer. Et parmi ces trois catégories, l'action a sa dignité propre.

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