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Billet de blog 10 décembre 2025

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Expériences de la Nature dans La connaissance et la Vie de Georges CANGUILHEM

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Expériences de la Nature dans La connaissance et la Vie de Georges CANGUILHEM

Quelques avertissements pour commencer ; je me dois de vous prévenir de la complexité du texte. Je ne suis pas biologiste, je ne suis pas scientifique, l'épistémologie n'est pas ma spécificité. Je précise également que je ne ferai pas une présentation exhaustive de cet ouvrage. Je présenterai quelques points, quelques concepts, quelques idées qui me paraissent marquantes, et qui peuvent être vues comme autant de clefs de compréhension du texte. C'est un ouvrage difficile, puisque rempli d'intertextualité. Canguilhem s'intéresse non seulement aux thèses d'Aristote, Descartes et Kant, mais s'appuie sur les études et analyses que de nombreux autres auteurs ont pu faire de ces thèses. Essayons de simplifier et d'aller à l'essentiel.

Je vais donc me concentrer sur les notions et sur les références philosophiques abordées dans le texte, et essayer de montrer comment ces références peuvent nous permettre de comprendre le problème posé, qui est le même tout au long de l'ouvrage.

Connaître la nature, c'est l'analyser, donc la décomposer, mesurer, mettre en équations.

Ainsi, cela s'oppose à la jouissance. On jouit de la nature, non pas de la connaissance de celle-ci. Il faut comprendre le lien entre la connaissance humaine et l 'organisation humaine, et il y a donc un conflit. Conflit entre la pensée (connaissance) et la vie (telle qu'elle est vécue, sans analyse). Là est l'idée fondamentale de la nature selon Canguilhem : la connaissance objective de la vie est problématique parce que le vivant qui s'applique à son étude y participe toujours déjà.

C'est la raison pour laquelle, pour avoir une connaissance véritable de telle ou telle chose, il nous faut comprendre la totalité du système, de l'environnement au sein duquel elle existe ; car ainsi nous pouvons comprendre le sens de sa création, de sa formation, et donc nous pouvons mieux comprendre la réalité de cette chose dans toute sa complexité.

Problématique : Comment penser la nature et penser la vie, dans le même temps ?

PLAN :

I – La difficulté de la connaissance par expérimentation

Partie 1, « Méthode », chapitre 1 : l'expérimentation en biologie animale

II– Vitalisme et Mécanisme

Partie 2, « Philosophie », chapitre 1 « aspects du vitalisme », chapitre 2 « machine et organisme »

III – L'idée de milieu

Partie 2, « Philosophie », chapitre 3 « le vivant et son milieu »

IV- Normal, pathologique, et monstrueux

Partie 2, « Philosophie », chapitre 4 « Le normal et le pathologique », chapitre 5 «La monstruosité et le monstrueux ».

V- La biologie comme savoir politique

Partie thématique, différentes idées abordées à travers les chapitres

I – La difficulté de la connaissance par expérimentation

Il faut comprendre que, fondamentalement, la connaissance de la nature s'oppose à la vie. En effet, la vie est semée d'obstacles et d'embûches ; et notre connaissance nous sert à triompher de ces obstacles et de ces embûches.

Claude Bernard, avec L'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, semble opérer un grand renversement dans l'étude des sciences : il fonde toute théorie sur l'expérience. Mais précisément, en recherchant l'abstraction dans l'expérience – qui est censée justifier l'abstraction de la théorie – on altère le sens profond de ce que l'on étudie. C'est le danger de l'expérimentation pure, qui ne tient plus compte de la fin des théories qu'elle veut prouver, ni du système de fonctionnement global complexe dans lequel ces théories vont s'ancrer.

Exemple : la théorie affirme que le muscle qui se contracte ne modifie pas son volume.

La « meilleure » expérience pour prouver cela semble être la plus abstraite : on isole le muscle de tout le reste du système corporel, on le place dans un bol d'eau, et on se rend compte que si on le fait se contracter par passage d'un courant électrique, il n'y a pas de modification du volume d'eau. Bravo, on a prouvé la théorie !

Mais cette expérience est problématique ; car elle isole totalement le muscle du reste de l'organisme au sein duquel il fonctionne. Et donc, on oublie de comprendre ce qui est le plus important ; le sens même de la contraction, son sens biologique, le fonctionnement de cette contraction au sein d'un système qui vise une fin bien plus importante. On oublie que c'est le nerf qui contracte le muscle, et que le nerf est lié au cerveau ; on oublie donc la fin de tout cela, à savoir une idée qui n'est pas que scientifique, mais aussi philosophique : notre esprit commande à notre corps. Et c'est cela qui compte le plus, et pourtant que l'expérimentation abstraite fait disparaître.

Cette critique de l'aspect abstrait de la connaissance, et plus précisément de la dévitalisation qu'elle peut engendrer, nous rappelle un grand modèle de Canguilhem, Bergson, qui a été le penseur fondamental de cette différence entre la connaissance que nous avons des choses et leur réalité, et qui a analysé le rôle que la vie joue dans cette différenciation. Pour expliquer sa théorie – immense, qu'il a développé tout au long de sa vie – prenons un exemple fameux : l'analyse que Bergson donne du concept de Temps, aux chapitres I et IV de son œuvre L'Evolution Créatrice.

Comment comprenons-nous, comment connaissons-nous le temps ? Par le mouvement des aiguilles sur un montre, entre différents points. Je sais que lorsque l'aiguille de ma montre sera passée d'une position X à une position Y, il se sera écoulé un certain nombres de minutes. Nous voyons le temps comme lié à l'espace (et ici, Bergson préfigure presque Einstein). Le temps, c'est « la flèche du temps », la frise chronologique, bref, une série de points liés entre eux, juxtaposés.

C'est une erreur, comme le montre Bergson avec l'exemple de l'eau sucrée : si je fais fondre un morceau de sucre dans l'eau, ce qui compte ce n'est pas le nombre de secondes écoulées, ce n'est pas le chemin parcouru par les aiguilles sur ma montre. Ce qui compte, c'est mon ressenti. Suis-je impatient de boire mon eau sucrée, suis-je indifférent ? Ainsi, le temps tel qu'on croît le connaître, le temps spatialisé, le temps représenté par l'espace, n'est pas le temps réel. Et c'est pourquoi Bergson va opposer donc notre concept de temps à l'intuition – dit-il – de la durée.

La durée, pour Bergson, est le temps vécu, vécu par notre esprit, c'est-à-dire la representation unique d'une multiciplicite d'instant, se confondant en une mobilite et une continuite perpetuelle.

Mais alors, pourquoi le temps connu est-il différent du temps vécu ? A cause, dit Bergson, de notre intelligence. Notre intelligence est la capacité que la nature nous a donné, pour survivre. Dans le cas du temps, face à sa complexité, notre intelligence s'insurge ; ainsi, elle cherche à décomposer le mouvement du temps pour pouvoir ensuite le mesurer. On aboutit ainsi a notre conception commune du temps. Nous avons éradiqué la mobilité et la continuité propre au temps, en la réduisant – precisément, en la decomposant en une juxtaposition d'instants, c'est-a-dire de points geometriques, qui forment donc une ligne imaginaire allant du « passé, au « futur », en passant par le « présent ». En faisant cela, l'homme a donc trouvé un moyen d'utiliser le temps, mais il renonce à sa veritable réalité, changeante et immédiate.

Canguilhem partage cette conception de la connaissance, qui en tant qu'elle intègre l'exigence de la vie en elle, va toujours chercher à trahir pour le simplifier et nous le donner à connaître. Mais il ne tire pas les mêmes conséquences que Bergson. En effet, la réponse de ce-dernier à la crise de la connaissance est d'ordre métaphysique ; il substitue l'intuition à la méthode expérimentale, et donc abandonne la science pour la métaphysique. Pour rappel, on peut définir la métaphysique comme cette discipline prenant pour objet ce qui échappe à toute expérience possible, ce qui dépasse la réalité sensible, physique : Dieu, l'âme, la mort, etc. Dieu existe-t-il ?, ou le temps est-il infini ? sont deux questions métaphysiques, par exemple.Le modèle de connaissance de la réalité pour Bergson, si on veut échapper au règne de l'intelligence, c'est les grands mystiques, la religion, ce qu'il appelle « l'intuition ».

Face à Bergson, Canguilhem refuse de renoncer à la méthode scientifique, et plus précisément, à la méthode expérimentale. On sait, comme l'affirmait Rabelais, que « science sans conscience n'est que ruine de l'âme ». Il faut se demander comment penser la science depuis la conscience que l'homme a de lui-même ; il faut connaître, en se rappelant que le propre même de la vie est d'assimiler cette connaissance en trahissant, en quelque sorte, la réalité de la nature.

qui ne peut pas ressembler à celle du physicien ou du chimiste, ou pire encore de l'ingénieur (vu ces scientifiques lui travaille sur des corps inorganiques, non-vivants). L'être biologique n'est « ni partie, ni segment, ni une somme de parties ou de segments » - page 31. Il doit être considéré comme un tout. Je ne peux pas comprendre le corps humain en séparant la rate, du foie, du cœur, etc. Je dois donc prendre en compte :

a) La spécificité de l'être biologique ; la spécificité des conditions d'expérience, des animaux étudiés (chien = réflexe, pigeon= équilibre) et la prise en compte de différence entre l'homme et l'animal (la fracture du chien ne se répare pas de la même façon qu'une fracture humaine, notamment parce qu'un homme respecte mieux son immobilisation thérapeutique).

b) L'individualité de l'être biologique : on se fonde toujours sur des individus, ce qui nous oblige à supposer leur identité (le fait qu'ils soient tous pareils, identiques). C'est artificiel ; l'identité de la nature est un artefact, un concept fabriqué littéralement par l'homme. Elle est toujours un peu forcée lorsqu'on étudie plusieurs individus.

c) La totalité de l'être biologique : on oublie trop souvent que l'organisme est une totalité, et que toute modification qui y serait opérée a des conséquences qui se répercutent sur l'ensemble de cet organisme : autrement dit, toute observation ou expérience « localisée » sur un organe est impossible.

d) L'Irréversibilité : toute modification apportée à un organisme est irréversible, et de toute façon l'organisme possède en lui cette caractéristique d'irréversibilité puisqu'il évolue, il change en permanence, et ne peut « revenir en arrière » ; il faut prendre en compte ce changement, ce mouvement constant, et encore une fois ne pas avoir un esprit « mécaniste » qui fige l 'organisme dans un état donné.

Avec ces 4 précisions, on voit la difficulté de l'étude biologique il est très difficile d'isoler, de répéter ou de reconstituer à l'identique un phénomène donné.

Alors, pourquoi se donner cette peine ? Pour des raisons morales et biologiques.

II- Le MECANISME et LE VITALISME

Pour commencer, reprenons quelques définitions fondamentales, qui servent à comprendre les deux premiers chapitres de la seconde partie, Aspects du Vitalisme et Machine et Organisme.

Le mécanisme, c'est l’idée que tout phénomène naturel s’explique par le mouvement et l’agencement de parties matérielles, selon des lois strictes de cause à effet, sans recours à des forces mystérieuses ou à des finalités. On rappelle que la Cause, c'est ce qui produit ou fait advenir quelque chose. L'effet est ce qui résulte ou arrive à cause de cette cause.

Le vitalisme, c'est une conception de la vie comme de la matière animée d'un principe ou d'une force vitale, cause mystérieuse et unique qui s'ajoute aux lois physiques, et qui insuffle le souffle de la vie. Le vitalisme imagine un principe d'évolution constant (ex. « élan vital » de Bergson). C'est une tradition philosophique pour laquelle le vivant n'est pas réductible aux lois physico-chimiques

Enfin, on vient de dire que le mécanisme refuse le finalisme, et que le finalisme est souvent présent dans le vitalisme. Le finalisme, c'est une théorie qui estime plausible l'existence d'une cause finale de l'univers, de la nature ou de l'humanité. Elle présuppose un dessein, un but, une signification, immanents ou transcendants, présents dès leur origine. Le finalisme se retrouve souvent dans l'évocation de processus d'évolution biologique, dont le but serait par exemple l'apparition de l'espèce humaine. Donc, le vitalisme, par définition, est un finalisme.

L'épistémologie a toujours opposé mécanisme et vitalisme. En jouant avec l'idée du finalisme, de la fin, du but, Canguilhem va d'abord tâcher de montrer les limites de cette opposition. Entre une thèse et une antithèse, il propose une synthèse, en renvoyant le mécanisme et le finalisme à leurs propres limites.

L'idée la plus caractéristique du finalisme est l'idée de Descartes, avec son concept « d'animal-machine », ou d'être vivant comparable à un automate. On peut étudier l'être vivant comme une machine ; on comprendra le « tout » en étudiant ses parties. Comme je peux comprendre une montre en démontant tous ses rouages.

Le problème de la thèse de Descartes est qu'elle réduit le vivant à un mécanisme, c'est-à-dire qu'un être fait de rouages n'est qu'une machine, un instrument qui peut être utilisé. C'est là le danger de la technique. On en revient à un problème moral. L'autre problème du mécanisme est d'ordre scientifique ; Descartes, en réalité, fait une grave erreur en comparant le vivant et le mécanisme ; il n'a pas compris la nature propre du mécanisme.

Descartes s'oppose à la vision téléologique (articulée autour d'un but, d'une finalité), d'Aristote. Pourtant, Aristote a aussi un pied dans le mécanisme, comme Descartes ; lorsque ce-dernier évoque les parties du corps des animaux, les organa, il utilise le même terme que pour désigner des parties d'une machine. Mais l'idée finale d'Aristote est d'affirmer que ces parties s'articulent, non pas comme un mécanisme, mais seulement en vue d'une cause finale. Cette cause finale explique tout mouvement ; par rapport aux parties des choses, elle en est le moteur. Pour Aristote, le mouvement vient du désir, de la puissance vers l'acte.

Pour Descartes, le mouvement vient de Dieu. Mais pour ces deux philosophes, l'important est que le mouvement est initié par une force vitale, et qu'il est ensuite poursuivi par un ensemble de mécanismes, ce qui permet d'oublier l'idée pourtant fondamentale : ce mouvement prend sa source d'énergie dans le vivant, animal ou humain.

Descartes oublie donc qu'il faut « quelque chose » pour mettre en mouvement la machine. Ils fait l'erreur d'oublier la notion de « moteur » dans la machine.

Comment résout-il ce problème ? Selon lui, le corps humain est comparable à un automate ; celui qui le met en mouvement, c'est Dieu. Dieu, en tant que créateur du monde et de toutes choses, est aussi la cause efficiente de l'homme, c'est-à-dire, celui qui le met en mouvement. Dans la perspective chrétienne, il faut imiter Dieu ; c'est aussi lui qu'il faut atteindre, c'est donc la cause finale.

Ces termes (finales, efficientes), renvoient aussi à la théorie des causes chez Aristote.

Le mouvement et le but, chers à Aristote se retrouvent dans la théorie de Descartes, puisque pour que la machine puisse s'animer, il faut un Dieu. On croyait, avec Descartes, s'être débarrassé de la finalité, de l'anthropomorphisme, bref, de cette vision vitaliste qui « plaque » le but humain sur l'organisation du vivant (comme chez Aristote qui plaque l'organisation du corps humain sur la hiérarchie sociale). Mais il n'en est rien : cette machine, cet ensemble de mécanismes, a été formée par une fin, une fin ultime et à l'image de l'Homme : Dieu.

Bref, la finalité est toujours présente : parce que les corps-machines sont animées par Dieu, parce que les organes, même si comparés à des machines, restent les outils de l'homme. Idée du sens biologique : pour comprendre une machine, on cherche d'abord à comprendre quel est le sens de son fonctionnement.

On ne peut pas expulser l'idée de « finalité » de la machine ; la seule manière que cela soit crédible, ce serait que la machine génère par elle-même son fonctionnement et sa construction mécanique. On peut toujours essayer de comparer l'organisme à une somme d'automatismes complexes, il manque à ces automatismes une énergie génératrice, une force de conception et une finalité auto-conçue. Dans une machine, ces trois forces viennent toujours d'une finalité extérieure.

Toute activité technique a donc en elle quelque chose d'authentiquement organique.

Reprise du §65 de la Critique de la Faculté de Juger de Kant : Kant affirme que le propre des choses naturelles, c'est d'être pour elles-mêmes leur propre cause et leur propre effet. Ayant donc élaboré ce statut particulier à l'objet naturel, Kant différencie la machine et l'organisme, à l'aide de l'exemple de la montre ; dans une montre, les différentes parties de la montre sont les causes qui produiront un effet (l'heure affichée sur le cadran), mais elles ne s'organisent pas d'elles-mêmes, l'effet produit par des causes finales (l'heure) n'est pas une cause efficiente, qui serait plutôt le fait de remonter le mécanisme. Même, « un rouage n’est pas la cause efficiente de la production de l’autre rouage ».

Mais cette distinction de l'organisme et de la machine se heurte à la défintion que Kant lui-même donne de l'art (au sens large de art + technique), aux §43 et 75 : l'art est une technique intentionnelle, où la simple science ne suffit pas. Il ne suffit pas de savoir ce qu'est la fabrication d'une chaussure pour savoir comment fabriquer une chaussure. Il faut un autre type de savoir, au-delà de la science ; le savoir pratique. Et ce savoir, selon Canguilhem, est justement la part de « vivant » au sein de la technique, et de l'étude plus large des machines. En effet, ce savoir est une forme de création, d'originalité, « originalité vitale irréductible à la rationalisation » (page 157).

Il faut revoir la philosophie de la technique, en cessant de penser celle-ci comme l'expression d'un mécanisme sans vie, mais au contraire en la voyant comme une « projection de l'organisme ». Par exemple, le silex, la massue, le levier, sont la continuité du mouvement du bras, mouvement organique, vital, et non pas mécanique. Il ne faut pas expliquer le bras en le comparant à la machine « levier » ; il faut penser le levier à partir du bras. Voilà le renversement véritable opéré par Canguilhem. C'est ainsi que l'on peut rapprocher machine et organisme, biologie et technologie.

Exemple : la locomotive.

CONCLUSION sur L'OPPOSITION ENTRE MACHINE ET ORGANISME :

On ne peut se contenter de comparer un organe à une machine pour le comprendre, ni de penser le monde seulement en fonction d'un but. Le concept de machine, avant d'être pensé par la science, est créé par le vivant. Le mécanique fait intrinsèquement partie du vivant.

III-L'idée de milieu

En étudiant cet affrontement entre vitalisme et mécanisme, nous avons donc compris encore le danger d'une connaissance scientifique de la nature, si elle est mécaniste : si le vivant étudié est considéré comme un simple objet, alors la science perd le vivant. Nous avions vu que le postulat mécaniste était en réalité un principe pragmatique de manipulation technique de la nature. 

Il faut donc, encore une fois, analyser le vivant « tel qu'en lui-même » ; pour cela, il faut démonter une autre erreur de la vision mécaniste ; celle qui analyse le vivant en l'opposant à son milieu. Ce terme a été importé de la mécanique à la biologie. En physique, le milieu sert à résoudre un problème, lorsque l'on cherche à comprendre comment une action peut se produire d'un corps SUR un autre, distinct, sans qu'il n'y ait de contact direct entre les deux. Par exemple, dans le milieu « eau », si je place un fil parcouru par un courant électrique d'un côté et une ampoule de l'autre, même sans connexion directe entre le fil et l'ampoule, cette-dernière s'allumera. On dira que le milieu est un « conducteur ».

Peu à peu, depuis l'idée qu'il est un moyen de transport entre deux « centres », on va commencer à étudier le milieu pour lui-même, comme une « réalité absolue ». Par exemple, au lieu de se contenter de dire « l'eau est un conducteur », on va s'intéresser plus précisément aux propriétés physiques de l'eau. Et la grande erreur des biologistes est d'appliquer directement cette conception physique, cette conception d'ingénieur, à l'être vivant.

La compréhension mécaniste envisage tout comportement d'un être vivant comme une réaction induite par une stimulation physique venue du milieu. Nous n'avons pas plus de liberté que l'ampoule et le fil, évoqués juste avant !  L'être vivant serait alors déterminé totalement par son milieu : dans ce cas, on sépare la vie de la nature.

Mais c'est absurde de faire cela avec l'homme. Car, dit Canguilhem, même si les possibilités de l'homme au sein d'un milieu ne sont pas infinies, le fait qu'il apporte plusieurs solutions à des problèmes posés par un milieu permet de renverser ce rapport entre le milieu et le vivant ; l'homme est un vivant qui crée, qui reconfigure son milieu. Ce n'est plus seulement le milieu qui détermine le vivant, c'est le vivant qui détermine le milieu. Un peu d'humour, on pourrait citer Renaud, mais à l'envers : « c'est pas la mer qui prend l'homme, c'est l'homme qui prend la mer ».

Dans notre milieu actuel, un milieu qui semble « déterminé » par des machines, même des ingénieurs se rendent compte que le vivant résiste, que l'homme biologiquement ou philosophiquement (par ses « valeurs »), tient tête à son milieu. Même le Taylorisme est obligé de s'adapter à l'homme vivant, ce n'est pas l'inverse. Et cela a un sens, biologiquement parlant : le propre du vivant est de créer et de faire évoluer son milieu. Tout simplement, l'être vivant ne doit pas être conçu en opposition à son milieu ; il collabore avec lui, et l'organise de l'intérieur. Rappelons-nous l'erreur de Lyssenko : il vaut mieux toujours penser le milieu en adéquation avec le vivant, plutôt que de les opposer.

La deuxième « crise » de la notion de milieu est d'ordre métaphysique. Le milieu vu comme « sphère » (cf. premiers biologistes) donne à cette notion un aspect céleste, astrologique. La compréhension du milieu dépend de notre compréhension de l'univers, du Cosmos, qui est le milieu originel, le milieu divin, créé par Dieu. Cette idée est présente chez Platon, et évidemment dans la philosophie chrétienne.

Or, notre compréhension du Cosmos a connu une crise fondamentale au XVIe siècle ; le passage, grâce aux travaux de Galilée et Copernic, du géocentrisme (idée d'une Terre au centre de l'Univers, justifiée par le fait que la Terre est le milieu de l'homme, création faite à l'image de Dieu) à l'héliocentrisme (établissement du système solaire, dont la Terre n'est pas le centre ; idée donc, désormais, d'un « univers décentré ».

Désormais, soit le milieu de l'Homme est centré, ce qui correspond à l'idée antique et chrétienne d'un Cosmos organisé par un Dieu ; ce Cosmos est donc un ensemble organisé, et connaissable. Sinon, l'homme est au milieu de l'infini, donc inconnaissable, et il doit faire preuve d'humilité dans sa connaissance (c'est la philosophie de Pascal, qui s'oppose à la connaissance globale de l'univers que propose Descartes). Ce milieu est infini, «indéfini et indifférencié » (page 194).

Cette décentralisation du milieu est douloureuse pour le philosophe. Or, en étudiant le milieu du point de vue biologique, on retrouve une idée de « centre » dans le milieu puisque ce centre est l'organisme qui structure et organise le milieu dans lequel il vit.

Cela nous ramène donc au problème essentiel que se donne l'ouvrage : l'homme est le centre de son milieu, et sa connaissance va donc s'articuler à partir de ce centre. On retrouve le défaut de l'anthropocentrisme : notre milieu nous paraît « privilégié » par rapport à celui de la souris ou du poisson, parce que c'est le nôtre et que nous en sommes le centre. Le dernier défi de la science est d'englober le vivant humain lui-même, c'est-à-dire de réussir à décentrer une fois pour toute son objet d'étude, et donc étudier le vivant pour ce qu'il est, non pas par rapport à l'homme. Il faut garder à l'esprit l'idée de sens biologique, sans le ramener à une vision anthropocentrique.

La dernière idée de l'ouvrage découle donc directement de celle-ci ; l'homme doit toujours se replacer tel qu'il est, au centre de son milieu, et donc prendre conscience qu'il cherche à imposer une norme à la nature. A titre d'exemple, donc intéressons-nous aux notions de « normal », « pathologique », « monstrueux » et « monstruosité ».

IV- Normal, pathologique, et monstrueux

Sur cette question du normal et du pathologique, il y a un problème de définition au sein de cette opposition.

On peut se demander si normal = sain, et pathologique = anormal, sont-ce des contraires ou des contradictoires ? Ici, on rappelle la logique Aristotélicienne, pour comprendre la différence entre contraire et contradictoire. Deux propositions contraires ne sont jamais toutes deux vraies en même temps, mais elles sont parfois fausses en même temps ; et les contradictoires ne sont jamais ni vraies ni fausses en même temps.

C'est une question de médecine, qui se pose à la vie humaine, et au sens biologique, social, existentiel de celle-ci. Le terme « normal » est ambigu : est-ce un terme de description moyenne, ou un idéal à atteindre ? Pourquoi cette ambiguïté ?

Tout d'abord, Bichat et les naturalistes du XVIIIe siècle affirment que l'instabilité de l'organisme est précisément sa caractéristique principale. Le fait vital est, fondamentalement, original. Encore une fois, on en revient au dilemme fondamental entre mécanisme et vitalisme : faut-il analyser le vivant comme «un système de lois » (mécanisme, p.201), ou comme « organisation de propriétés » ? Dans le premier cas, le propre d'une loi est d'être figée, invariante. Dès lors, toute variation, tout écart, paraît être échec, un vice. Ce qui ne suit pas la loi est illégal.

Pour Canguilhem, évidemment, la science moderne a montré expérimentalement que cette idée est absurde. Mais pourtant, nous avons toujours une norme. Laquelle ? Celle de la conception organique des choses.

Dans cette perspective, « l'irrégularité, l'anomalie ne sont plus conçues comme des accidents affectant l'individu mais comme son existence même » (p.205). Sauf que dans ce cas, la « valeur » des choses ne se réfère pas à une loi extérieure, mais au vivant comme générateur, créateur de vie. C'est tordu, mais une autre norme se met en place : la norme du vivant. Même si la singularité d'un individu est reconnue, ce qui compte est que cette singularité soit féconde, puisqu'elle provient de la capacité de la vie à générer des formes sans cesse nouvelles ; la validité d'une singularité individuelle provient alors de sa capacité à vivre, ou non. Même lorsqu'on pense refuser la norme, elle revient : ici, la norme, c'est directement la vie.

Il n'y a donc pas de « normalité » ou de monstruosité préexistante, apriori : seul l'avenir des formes, leur capacité à vivre, donne leur valeur. Et dans ce cas, le pathologique est une valeur vitale négative.

Il faut donc détruire les frontières entre le normal et le pathologique : ils ne s'opposent pas, l'un explique l'autre, dans la même perspective de valeur vitale et de compréhension de la spécificité de l'individu. Cela na signifie pas qu'il ne faut pas les distinguer : mais il faut accepter qu'ils ne sont pas absolus, mais relatifs (ce qui est pathologique dans une situation A pour un individu X peut être « normal » pour un individu Y dans une situation B). Le pathologique n'est pas le contradictoire de « normal », il est surtout le contraire de « sain ».

Le « pathologique »  est le contraire du « normal » (tel qu'on l'a défini), certes, mais il n'implique pas la disparition de la norme. La norme pathologique est en fait une norme dépéréciée, limitée, du point de vue vital (c'est-à-dire, de la capacité à vivre). La santé est tout simplement une norme « élargie » : une norme qui tolère des écarts, des variations, tout en se maintenant en adéquation avec le milieu et les changements qui lui sont propres. Par exemple : je suis en bonne santé si je ne tombe pas immédiatement enrhumé dès qu'il y a une variation de température. Cela paraît « normal ». Dans le cas pathologique, je tombe malade dès que la température baisse de quelques degrés:on voit bien qu'il y a une norme, là aussi, mais qu'elle est réduite par rapport à la première, qu'elle m'autorise moins de possibilités.

Dans le cadre de la santé mentale, c'est d'autant plus le cas : le « fou » est celui qui a d'autres normes. Mais d'autres normes... Que qui ? Que ces normes fixées arbitrairement comme un absolu, et qui sont en fait nos normes sociales, correspondant à un certain conditionnement économique, technique, culturel... C'est une idée facile : quelqu'un qui se balade tout nu dans la rue est « fou », mais parce qu'on a établit comme une norme sociale, en Occident, qu'il faut être habillé dans la rue. Le fou n'est pas anormal ; il a sa propre norme, qui s'oppose à la nôtre, et qui n'est pathologique que parce qu'il est plongé dans un certain milieu. Petit trait humoristique : si je change de milieu, et que je vais au Cap d'Agde, sur une plage naturiste, en tenue complète, costume et cravate, je deviens le fou, le malade, et ma norme, acceptée ici, devient pathologique. Pour que je sois vivant ici, je dois être habillé ; mais au Cap d'Agde, la vie liée au milieu exige que je sois nu.

Cette idée de la relativité des normes amène donc à une étude de la notion de monstruosité.

Revenons au fou. Le fou n'est pas qu'anormal : on peut même le voir comme un monstre. Dans le chapitre suivant, p. 228, Canguilhem reprend à Foucault son analyse de la « folie » dans l'histoire (voir Histoire de la Folie à l'Âge Classique ou L'ordre du discours). Aujourd'hui, le fou est isolé, placé dans un asile, mis à l'écart de la société (c'est-à-dire du milieu). La forme « folie » n'est) pas acceptée. Mais cela n'a pas toujours été le cas. Au Moyen-Âge, le fou du roi, le bouffon, est accepté : comme sa parole est vue comme nulle et non-avenue, il peut dire du mal du Roi, alors qu'un noble est décapité s'il le fait. Dans les deux cas, aujourd'hui comme au Moyen-äge, soit le fou est incohérent, soit il est doté d'un certain talent qui le rend prophète ; mais dans tous les cas, sa parole elle-même reste problématique.

Concluons donc sur l'idée de monstruosité : La monstruosité pose un défi à l'ordre de la vie, donc à la norme, parce qu'elle fait peur. En effet, la monstruosité apparaît comme un écart par rapport à la norme, un échec, dont on pense qu'il pourrait, soit nous atteindre, soit venir de nous.

On voit d'abord que la monstruosité est toujours biologique, jamais mécanique ou minérale, sauf quand on donne vieà ces aspects (« la montagne qui accouche d'une souris » est un monstre, ou une machine qui « prend vie », etc.). La monstruosité est donc liée à la vie.

Le monstre est vivant. Et pire encore, ce n'est pas comme dans le cas du pathologique, un vivant diminué : c'est un vivant repoussoir. Voir le film « Elephant Man » de David Lynch le montre : le monstre fait peur et en même temps le monstre fascine, parce qu'il révèle des possibilités de la vie qui nous terrifient. Le monstre, c'est à la fois la peur et la fascination. La vie, à travers le monstre, nous menace « d'inachèvement ou de distorsion » (p.221). Autre exemple : dans les fictions post-apocalyptiques, on crée souvent des concepts d'hommes devenus monstrueux, comme les zombies : le zombie fait peur parce qu'il est homme, parce qu'il n'est pas radicalement différent de nous ; il est un chemin que notre vie peut nous faire prendre. D'où le fait que, dans les « films de zombie », la peur est d'être contaminée, de devenir à son tour un monstre.

Pourquoi cette peur et cette fascination ? Tout simplement parce que le monstre révèle quelque chose de fondamental, que dans l'ouvrage Canguilhem a toujours essayé de retrouver et de démontrer : l'élan de création, que représente la vie. Certes, le monstre est horrible : mais il est aussi en même temps la démonstration de ce que la vie est capable de créer – comme dans le film Elephant Man, le docteur Treves s'occupe de l'Homme-éléphant non parce que ce personnage est « gentil » ou « humain », mais parce qu'il est fasciné des découvertes que ce monstre peut lui permettre de faire sur la capacité créatrice de la vie. Le monstre est la preuve que la vie est capable d'échecs, mais il est aussi un miroir, en négatif, de nous-mêmes ; en contemplant un échec de la vie, nous mesurons à quel point nous en sommes des réussites.

V (pour aller plus loin...)- La biologie comme savoir politique

La question que pose cette technique prend une valeur morale si on se questionne sur le droit à expérimenter sur un humain.

A la fin du premier chapitre, Page 43, Canguilhem reprend l'idée de Kant dans Idée d'une Histoire Universelle au point de vue cosmopolitique ; le devoir de l'homme est de s'élever par le savoir, transmettant donc plus de connaissance à chaque génération future, et accomplissant le « destin » de l'humanité. L'homme doit donc développer son savoir, y compris en biologie ; étudier l'homme, ce n'est pas être « anthropocentrique », c'est se donner les moyens de développer la condition humaine. Vue les difficultés évoquées ci-dessus de compréhension de la spécificité, identité, totalité et irréversibilité de l'étude d'un organisme, il faudrait donc, pour vraiment comprendre l'être humain, expérimenter sur l'être humain. Il faut ici fonder une philosophie humaniste : définir quelle est notre idée de l'homme, pour savoir si on peut expérimenter sur lui.

Par exemple, le médecin, le chirurgien peut-il, dans le même temps qu'il opère, faire des expériences ?Le problème de la visée thérapeutique, c'est qu'elle est d'abord soumise à la norme médicale : l'objectif premier n'est pas l'étude ou la compréhension de l'organisme, c'est le soulagement de la détresse du patient. Ici, le fait de savoir si on se situe dans l'expérimentation ou non dépend de l'opérateur.

Il y a bien sûr, aussi, la question du consentement, plus ou moins éclairé, contraint (horribles exactions commises par les médecins nazis ou japonais pendant la Seconde guerre mondiale, ou sur des condamnés à mort...) ou non. Le problème est que, par définition, on ne connaît pas encore tout ce que l'on expérimente, donc le patient même « consentant » ne peut avoir une connaissance complète des risques encourus. On pourrait aussi se questionner sur la légitimité des demandes des chercheurs, etc. Le problème des techniques expérimentales en biologie est donc double ; la difficulté du phénomène étudié, d'abord, par sa nature changeante qui lui est propre ; et la question de valeur morale qu'il peut poser, ensuite (lorsqu'on étudie des hommes, certes ; mais pour prolonger la réflexion de Canguilhem, ce que l'on fait subir aux animaux de laboratoires pourrait aussi être questionné, au nom de l'antispécisme...)

Donc, la question morale et politique est fondamentale au sein de cet ouvrage ; se demander ce que doit être une connaissance expérimentale de la nature, c'est d'abord se demander sur ce qu'on a le droit de faire, ou non. C'est aussi s'interroger sur l'histoire des sciences, ce qu'on appelle l'épistémologie. En effet, la science n'est pas, et ne sera jamais, neutre ! Selon Canguilhem, ce sont des considérations autres que simplement biologiques, mais sociales et politiques qui déterminent le développement de la science, et notamment de la biologie. Il faut en avoir conscience, et il faut prendre du recul par rapport à nos conceptions philosophiques, historiques, sociales... Avant de faire n'importe quoi ! Par exemple, Canguilhem critique les expériences génétiques de Lyssenko, dans le chapitre 3 de la 2e partie « Le vivant et son milieu ». Lyssenko est un agronome soviétique qui a imposé, avec le soutien de Staline, une pseudo-science appelée lyssenkisme, vaguement inspirée du marxisme, en génétique : fondée sur l'héritage de caractères acquis, transformation volontaire des espèces, négation des lois génétiques. Ses positions ont conduit à la persécution des généticiens soviétiques et à de graves échecs agricoles, notamment la terrible famine de L'Holodomor en Ukraine, dans les années 1930, en URSS, où en partie à cause des expériences de Lyssenko le manque de blé a causé la mort par famine de millions de personnes.

Ainsi, dans une confusion entre science et idéologie Lyssenko soumet la recherche biologique aux exigences politiques du régime stalinien. Pour Canguilhem, c’est une violation du concept même de science, qui doit rester critique et autonome. Le lyssenkisme, pour Canguilhem, c’est une caricature du vital, une biologie fausse qui nie les normes du vivant au lieu de les comprendre.

C'est donc ici, selon Canguilhem, la raison pour laquelle il faut toujours rattacher une théorie à l'idéologie qui l'inspire : et le risque qui menace la science est de devenir une technique au service de l'idéologie. Ce terme de technique nous renvoie à l'opposition fondamentale, importante en épistémologie, et qui parcourt toute la deuxième partie de l'ouvrage : l'opposition entre mécanisme et vitalisme.

[Autre analyse possible de l'importance du contexte des sciences, sur l'idée de « mécanisme et de machine » chez Descartes et Aristote]

Chez Aristote, la structure de la société repose sur la hiérarchie entre les esclaves et les citoyens libres. Ainsi, il y a une division entre la science et la technique. La science renvoie à la contemplation, à la connaissance désintéressée : elle est l'apanage des hommes libres. En revanche, la technique sert à l'accomplissement des basses tâches. D'ailleurs, il a souvent été constaté à quel point les Grecs développaient peu la technique, et développaient peu de machines ; et en effet, c'est parce qu'ils se reposaient sur la force humaine – pour le dire simplement, sur les esclaves. Aristote l'affirme dans Le Politique : l'esclave est, lui-même, une machine. L'exploitation de l'homme par l'homme est tellement généralisée qu'elle rend inutile le développement des machines. Donc, à l'époque de l'Antiquité, la machine n'est pas un objet d'étude intéressant en tant que tel ; l'homme servile, lui-même, est la machine, qui sert son maître, cela créant un ensemble social cohérent qui correspond, in fine, à l'organisation des parties du corps.

La situation est un peu différente pour Descartes. Désormais, nous sommes dans une perspective chrétienne ; tous les hommes sont égaux, et l'homme est transcendant par rapport à la nature. Donc, l'exploitation de l'homme par l'homme est immorale, et la technique doit suppléer à cette exploitation. La science n'est donc désormais plus contemplative, elle doit posséder des fins techniques. L'homme devient « maître et possesseur de la nature » (Discours de la Méthode) : la connaissance scientifique doit être utile. On peut voir, dans cette conception nouvelle, le résultat de l'humanisme de la Renaissance qui a placé l'Homme au centre du Monde, et qui économiquement fait naître le capitalisme – changement qu'Hegel observait dans l'évolution de la peinture hollandaise au XVIe siècle, depuis les peintures qui représentaient le Christ jusqu'aux peintures qui représentent des marchands ou des marchés au poisson. C'est donc une nouvelle compréhension du monde (division du travail, industrie). Sous le capitalisme naissant, la science est aussi ce qui permet l'industrie ; c'est donc un capital, et les capitalistes sont ceux qui décident quelles recherches sont financées, publiées, et mises en avant. (Voir Pierre Bourdieu, et son article Le Champ Scientifique).

CONCLUSION GENERALE

En définitive, La connaissance de la vie montre que comprendre le vivant ne consiste pas à appliquer mécaniquement des lois générales, mais à reconnaître la singularité de l’expérience vivante. Pour Canguilhem, toute connaissance du vivant doit partir de ce que les êtres vivants font eux-mêmes apparaître : leur capacité à instaurer des normes propres, à juger leur milieu, à se maintenir ou à se transformer. Ainsi, la connaissance scientifique n’est jamais pure abstraction ; elle s’enracine dans l’expérience concrète des organismes, dans leurs écarts, leurs variations, leurs fragilités comme leurs puissances. C’est pourquoi connaître la vie, chez Canguilhem, c’est toujours prendre au sérieux ce que le vivant expérimente, et reconnaître que la vie dépasse, par sa normativité créatrice, toute tentative de la réduire à un simple mécanisme ou à une loi uniforme.

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