GEORGES CANGUILHEM – La connaissance de la vie
Fiche explicative – A. SIAD
Introduction
On doit réfléchir sur le sens du savoir. Connaître, c'est analyser.
Connaître = analyser = décomposer, mesurer, mettre en équations.
Ainsi, cela s'oppose à la jouissance. On jouit de la nature, non pas de la connaissance de celle-ci.
Il faut comprendre le lien entre la connaissance humaine et l 'organisation humaine, et il y a donc un conflit. Conflit entre la pensée (connaissance) et la vie (telle qu'elle est vécue, sans analyse) ?
Plutôt, selon Canguilhem, entre l'homme et le monde, ce conflit étant forcément prisonnier de la conscience humaine (car nous ne pouvons voir le monde qu'à travers elle).
Précisément, les problèmes que nous posons à la vie ne sont pas des problèmes universels ; ce sont des problèmes humains, issus de la conscience humaine. L'analyse de la vie cherche à comprendre notre « expérience » des phénomènes de la vie, ce qui s'y produit, pour que l'homme puisse réussir à améliorer son existence. L'analyse, la connaissance c'est seulement le rapport de l'homme au monde et à la vie. De même que l'art ou la religion, elle est une transfiguration de la vie. Nous allons au-delà de la simple expérience, car nous cherchons à « comprendre » celle-ci, c'est-à-dire à en tirer quelque chose. Devant un coucher de soleil, un physicien analysera , un artiste peindra un tableau, un religieux pourra voir la création de Dieu. Notre esprit est toujours porté à aller au-delà du réel.
La complexité de la connaissance vient du fait qu'elle est fixe, alors que le réel est un perpétuel mouvement. Plus précisément, la connaissance analyse les formes (finies, ou saisies à un moment précis de cette formation et fixées en tant que tel), alors que le réel est, justement, ce mouvement même de formation. Pour s'approcher davantage du réel, la connaissance doit donc chercher le moins possible à « fixer » les éléments du réel dans des positions spécifiques, mais plutôt à approfondir le sens de ces formations ; à quoi tendent-elles ? Quelle est leur fin, leur but ?
Exemple ; on peut classer le « bois mort » dans une catégorie, différente du bois vert, ou du bois sec. Mais au final, c'est le même bois, pris à différentes étapes de sa vie ; et le bois vert tend à devenir du bois mort, pour se transformer en humus, et donc rendre la terre fertile pour permettre à un nouvel arbre de prendre racine.
C'est la raison pour laquelle, pour avoir une connaissance véritable de telle ou telle chose, il nous faut comprendre la totalité du système, de l'environnement au sein duquel elle existe ; car ainsi nous pouvons comprendre le sens de sa création, de sa formation, et donc nous pouvons mieux comprendre la réalité de cette chose dans toute sa complexité.
Ainsi, première affirmation ; il faut prendre garde à notre tendance de fixation, d'immobilisation du vivant (particulièrement reconnaissable en mathématiques, où on ne traite que de formules abstraites et fixes ; ainsi, le théorème de Pythagore est toujours juste et valable, dans un système de géométrie Euclidienne. Pour comprendre, en quelque sorte, la mesure de l'hypothénuse d'un triangle, on peut froidement appliquer la théorie – car il n'y a pas à comprendre le sens du système vivant qui l'entoure).
L'intelligence doit comprendre la vie en reconnaissant son originalité, c'est-à-dire à la fois son mouvement et sa complexité.
On peut comprendre le problème de l'ouvrage ainsi : Pourquoi avons-nous besoin de comprendre le monde, et donc besoin de connaissance ?
I) Méthode
L'expérimentation en biologie animale
Claude Bernard, avec L'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, semble opérer un grand renversement dans l'étude des sciences : il fonde toute théorie sur l'expérience. Mais précisément, en recherchant l'abstraction dans l'expérience – qui est censée justifier l'abstraction de la théorie – on altère le sens profond de ce que l'on étudie. C'est le danger de l'expérimentation pure, qui ne tient plus compte de la fin des théories qu'elle veut prouver, ni du système de fonctionnement global complexe dans lequel ces théories vont s'ancrer.
Exemple : la théorie affirme que le muscle qui se contracte ne modifie pas son volume.
La « meilleure » expérience pour prouver cela semble être la plus abstraite : on isole le muscle de tout le reste du système corporel, on le place dans un bol d'eau, et on se rend compte que si on le fait se contracter par passage d'un courant électrique, il n'y a pas de modification du volume d'eau. Bravo, on a prouvé la théorie !
Mais cette expérience est problématique ; car elle isole totalement le muscle du reste de l'organisme au sein duquel il fonctionne. Et donc, on oublie de comprendre ce qui est le plus important ; le sens même de la contraction, son sens biologique, le fonctionnement de cette contraction au sein d'un système qui vise une fin bien plus importante. On oublie que c'est le nerf qui contracte le muscle, et que le nerf est lié au cerveau ; on oublie donc la fin de tout cela, à savoir une idée qui n'est pas que scientifique, mais aussi philosophique et métaphysique : notre esprit commande à notre corps. Et c'est cela qui compte le plus, et pourtant que l'expérimentation abstraite fait disparaître.
Ce n'est pas Claude Bernard qui a compris l'intérêt de l'expérimentation ; les scientifiques du XVIIIe siècle, ou même Galien, avient déjà saisi l'intérêt de l'expérimentation pour vérifier les conclusions d'une théorie.
Le problème n'est pas d'utiliser l'expérimentation pour prouver ou approfondir une théorie ; le problème est que cette théorie soit authentiquement biologique, en accord avec le sens même de la vie, encore une fois son mouvement et sa complexité.
L'erreur de compréhension du monde biologique arrive, à l'étape de l'expérimentation, quand l'homme « croit reconnaître des formes lui rappelant celles de certains intruments produits par son industrie » ; autrement dit, pour prendre des exemples philosophiques, lorsque nous plaquons de la technique sur du vivant. (page 24)
Il ne faut pas limiter l'organe à sa fonction « technique » ; il faut étudier le déroulé de sa fonction, c'est-à-dire son mouvement et sa complexité, pour comprendre l 'organe. L'organe n'est pas figé dans une fonction technique, il s'inscrit dans un ensemble vivant, c'est-à-dire en mouvement.
Ex des capsules surrénales : on n'a rien compris quand on les a d'abord disséqué ; la connaissance de cet organe n'a pu se développer qu'à partir d'hypothèses faites sur l'observation des symptômes, c'est-à-dire, de l'organe en fonctionnement.
C'est là le danger de l'élaboration théorique ; il ne faut surtout pas étudier un organe par rapport à son « milieu extérieur », c'est-à-dire, de la façon dont il se donne à fonctionner « vu de l'extérieur » ; sinon, on va appliquer à cet organe une vision pragmatique et technique qui est le propre de l'être humain, de son intelligence pratique, mais qui n'est pas forcément en accord avec la nature réelle, biologique, de l'organe. D'où des erreurs célèbres : « de l'extérieur », Aristote compare ainsi les veines à des canaux, sauf que la circulation sanguine n'a rien de commun avec les lois de la géologie ! C'est en étudiant l'organe dans son « milieu intérieur », au sein de sa logique propre de fonctionnement, dans l'ensemble de son organisme, que l'on peut le comprendre au mieux.
Citation de Bergson qui illustre les choses : « une idée n'aura jamais la même souplesse que les choses » (La philosophie de Claude Bernard).
Ainsi, le problème posé n'est pas celui de l'expérimentation en tant que telle ; il faut seulement se méfier de notre vision « technique » et « pragmatique », notre vision d'artisan ou d'ingénieur, qui forme un écran nous empêchant de comprendre la réalité biologique, dans son aspect autopoétique. Analyse ; étymologiquement, « poésie » vient du grec poiesis, qui signifie création. Dire que le vivant est autopoétique, cela signifie qu'il se crée lui-même, et c'est cette création qu'il faut étudier.
Comment comprendre, donc, cette logique de création biologique ?Par mimétisme ? Par « audace » (Bergson) d'invention de l'Hypothèse, qui nous ramène à l'idée de création ?
Il faut inventer une technique expérimentale propre au biologiste (ce dont se rend compte C. Bernard, influencé par ailleurs par Auguste Comte), qui ne peut pas ressembler à celle du physicien ou du chimiste (vu que lui travaille sur des corps inorganiques, non-vivants). L'être biologique n'est « ni partie, ni segment, ni une somme de parties ou de segments » - page 31. Il doit être considéré comme un tout. Je ne peux pas comprendre le corps humain en séparant la rate, du foie, du cœur, etc. Je dois donc prendre en compte :
a) La spécificité de l'être biologique ; les conditions d'expérience, les caractérisitiques des animaux étudiés (chien = réflexe, pigeon= équilibre), les variétés d'animaux au sein d'une même espèce, les espèces (on étudie pas un chat comme un lapin même si les deux sautillent..), et la prise en compte de différence entre l'homme et l'animal (la fracture du chien ne se répare pas de la même façon qu'une fracture humaine, notamment parce qu'un homme respecte mieux son immobilisation thérapeutique).
b) Individualité de l'être biologique : on se fonde toujours sur des individus, ce qui nous oblige à supposer leur identité (le fait qu'ils soient tous pareils, identiques). C'est artificiel ; l'identité de la nature est un artefact, un concept fabriqué littéralement par l'homme. Elle est toujours un peu forcée lorsqu'on étudie plusieurs individus.
c) Totalité de l'être biologique : on oublie trop souvent que l'organisme est une totalité, et que toute modification qui y serait opérée a des conséquences qui se répercutent sur l'ensemble de cet organisme : autrement dit, toute observation ou expérience « localisée » sur un organe est impossible.
d) Irréversibilité : toute modification apportée à un organisme est irréversible, et de toute façon l'organisme possède en lui cette caractéristique d'irréversibilité puisqu'il évolue, il change en permanence, et ne peut « revenir en arrière » ; il faut prendre en compte ce changement, ce mouvement constant, et encore une fois ne pas avoir un esprit « mécaniste » qui fige l 'organisme dans un état donné. Exemple : un œuf évolue jusqu'à l'éclosion, ce serait faux de dire qu'on « étudie un oeuf » en faisant des expériences semblables sur un œuf qui serait au début de son développement et un œuf qui en serait à la fin, et en tirer donc une théorie qui apparaîtrait cohérente.
[Par ailleurs, en étudiant les différentes phases de développement, on constate qu'en développant des différences morphologiques la vie crée des possibilités de différences initiales, puis les réduit ; lorsqu'il n'y a pas cette réduction, que le développement s'arrête ou se fixe à un moment précis, là apparaissent les « monstres »]
Avec ces 4 précisions, on voit la difficulté de l'étude biologique : « Aucun animal n'est comparable à aucune autre espèce, [et de plus] aucun animal n'est comparable à lui-même selon les moments où on l'examine » (C. Bernard, Introduction). Encore une fois, il faut prendre en compte le sens biologique ; d'ailleurs, c'est par « accident » (hors-cadre, en dehors d'une théorie et d'une expérimentation figée) que Pasteur découvre l'immunité microbiologique ! Il est donc très difficile d'isoler, de répéter ou de reconstituer à l'identique un phénomène donné.
Mais ce n'est pas un obstacle : c'est une stimulation.
Quelle technique biologique inventer, pour comprendre réellement la complexité de la vie ?
Le problème même de parler de « complexité » est qu'on imagine, respectivement, l'existence d'une « simplicité ». Pour comparer ce qui est simple ou complexe, il faut donc comparer deux éléments dans le même ensemble relatif ou dans un « ordre homogène », ce qui est déjà une vision de physicien ou de chimiste.
En appliquant des méthodes de physiciens ou de chimistes à la biologie, on ne découvrira que ses aspects physico-chimiques ! Par exemple, on ne peut pas étudier la cellule comme on étudie l'atome. Oui, il y aura des points communs, mais il faut fournir un effort de création supplémentaire pour saisir la spécificité de la cellule biologique, qui d'ailleurs est lié au comportement vivant de cette cellule.
Quelles sont donc les techniques spécifiques du biologiste ?
Transplantation d'organe ; observer un organe libéré de son milieu d'origine, et placé dans un autre milieu avec un système organisé différemment, pour étudier son fonctionnement, ses « responsabilités d'influence ». Cela est indéniablement une idée efficace : mais est-ce-que cela permet de bien comprendre le fonctionnement « normal » de l'organe, de « ce qui est et qui se fait » normalement ? C'est en effet un procédé expérimental totalement artificiel, donc absolument pas naturel. L'observation est artificielle dans sa réalisation, à quel point trouble-t-elle le phénomène à observer ?
==> Cela amène donc le problème du « normal » et du « pathologique ».
La question que pose cette technique prend une valeur morale si on se questionne sur le droit à expérimenter sur un humain. Page 43, Canguilhem reprend l'idée de Kant dans Idée d'une Histoire Universelle au point de vue cosmopolitique ; le devoir de l'homme est de s'élever par le savoir, transmettant donc plus de connaissance à chaque génération future, et accomplissant le « destin » de l'humanité. L'homme doit donc développer son savoir, y compris en biologie ; étudier l'homme, ce n'est pas être « anthropocentrique », c'est se donner les moyens de développer la condition humaine. Vue les difficultés évoquées ci-dessus de compréhension de la spécificité, identité, totalité et irréversibilité de l'étude d'un organisme, il faudrait donc, pour vraiment comprendre l'être humain, expérimenter sur l'être humain.
Mais que cela signifie-t-il ? Doit-on se limiter aux études qui ont une visée thérapeutique, ou doit-on aller plus loin ?
Il faut ici fonder une philosophie humaniste : définir quelle est notre idée de l'homme.
C. Bernard nous dit : il est légitime d'étudier l'homme, tant qu'on ne fait pas de mal à son prochain.
Le problème de la visée thérapeutique (exemple : expérience pendant une opération chirurgicale),
c'est qu'elle est d'abord soumise à la norme médicale : l'objectif premier n'est pas l'étude ou la compréhension de l'organisme, c'est le soulagement de la détresse du patient. Ici, le fait de savoir si on se situe dans l'expérimentation ou non dépend de l'opérateur.
Il y a bien sûr, aussi, la question du consentement, plus ou moins éclairé, contraint (horribles exactions commises par les médecins nazis ou japonais pendant la Seconde guerre mondiale, ou sur des condamnés à mort...) ou non. Le problème est que, par définition, on ne connaît pas encore tout ce que l'on expérimente, donc le patient même « consentant » ne peut avoir une connaissance complète des risques encourus. On pourrait aussi se questionner sur la légitimité des demandes des chercheurs, etc. Le problème des techniques expérimentales en biologie est donc double ; la difficulté du phénomène étudié, d'abord, par sa nature changeante qui lui est propre ; et la question de valeur morale qu'il peut poser, ensuite (lorsqu'on étudie des hommes, certes ; mais pour prolonger la réflexion de Canguilhem, ce que l'on fait subir aux animaux de laboratoires pourrait aussi être questionné, au nom de l'antispécisme...)
CONCLUSION DU I)
La méthode biologique, par l'originalité du phénomène étudié, est forcément différente, et reste encore en grande partie à inventer.
Illustration par l'exemple du hérisson. Le hérisson est écrasé sur les routes humaines ; on ne doit pas se demander « mais pourquoi ce hérisson débile traverse la route » ; le hérisson accomplit son destin biologique, qui est d'explorer le milieu dans lequel il vit, en revanche l'homme a modifié ce milieu en y traçant sa route ; il faut bien comprendre cela avant d'étudier le comportement du hérisson, sinon on ferait une erreur. La mauvaise méthode serait comme la route qui déforme le milieu du hérisson, et risque de nous faire mal comprendre son but et sa manière d'agir.
Comparaison amusante car, étymologiquement, la « méthode » vient du grec ancien μέθοδος, méthodos (« poursuite ou recherche d’une voie »), formé à partir de μετά, metá (« après, au-delà, qui suit, avec ») et de ὁδός, hodós (« chemin, voie »). La méthode est une voie tracée par l'homme, c'est un outil artificiel ; à nous de faire en sorte que cet outil artificiel n'aille pas jusqu'à contrarier la vie, mais qu'il nous aide justement à la comprendre. Cela nous demande donc une attention, à la fois philosophique et scientifique, de tous les instants.
II) PHILOSOPHIE
A) Aspects du vitalisme
Il ne faut pas faire une philosophie biologique « fantaisiste », mais philosophie et biologie peuvent s'apporter un éclairage mutuel. Dans tous les cas, la biologie doit prendre en compte la spécificité totale de l'objet biologique, et ne pas le réduire soit philosophiquement, soit physico-chimiquement. La biologie doit rester autonome quant à son sujet.
N'est-ce-pas là le vitalisme ?
Vitalisme : conception de la vie comme de la matière animée d'un principe ou d'une force vitale, cause mystérieuse et unique qui s'ajoute aux lois physiques, et qui insuffle le souffle de la vie. Le vitalisme imagine un principe d'évolution constant (ex. « élan vital » de Bergson).
Pour Canguilhem, le « vitalisme » est un nom qui convient à toute biologie voulant préserver l'indépendance de son sujet.
C'est la raison pour laquelle le vitalisme persiste, même si la philosophie marxiste semble avoir discrédité toute théorie qui ne semblerait pas directement « matérialiste ». Le vitalisme -ironiquement-frappe par sa vitalité, issue selon Canguilhem de la « vie » elle-même. On reste toujours près de l'idée d'un « principe vital », cause qui produit tous les phénomènes de la vie dans le corps humain.
Selon Canguilhem, le vitalisme « exige la vie dans le vivant ». Il a été confonté, dans son histoire, à cinq critiques distinctes.
1) Exigence de vitalité
C'est par cette exigence qu'il s'oppose au mécanisme. Le mécanisme est la ruse de la raison humaine (Hegel), qui cherche à accomplir ses propres fins par la médiation d'objets agissant les uns sur les autres. Le mécanisme ne crée rien, et sa création est toujours originaire d'une « ruse » humaine, face aux comportements naturels. « Une ruse de l'intelligence humaine à l'égard du réel ».
Cf ; définition d'Emmanuel RADL : dans le mécanisme, l'homme se tient face à la nature, il la considère comme un objet étranger. Dans le vitalisme, l'homme se sent un enfant de la nature, il ressent par rapport à elle un sentiment filial. « Il y trouve âme, vie et sens ». Ils se considèrent comme parties d'un tout harmonieux, un organisme qui contient l'ensemble de l'univers.
Ils voient la vie comme un tout spontané, et non comme un ensemble qui peut se décomposer en mécanismes.
2) Fécondité
Le vitalisme a une fécondité caractéristique.
On reproche souvent au vitalisme d'inventer des chimères : or, ce reproche est – paradoxalement bien-fondé ; la biologie, aujourd'hui, avec les transplantations cellulaires, fabrique des chimères au sens propre, des « monstruosités ». Certes, l'opposition mécaniste dirait qu'il n'y a plus, dans cette création hybride, de principe vital ; pourtant, on voit dans les expériences de transplantations que « des causes différentes obtiennent un même effet, des effets différents dépendent d'une même cause ». La causalité provient toujours du système dans son ensemble, qui est la cause unique qui finit par provoquer un effet – même si ce-dernier est localisé.
3) Un retour en arrière ?
On a reproché aux vitalistes de revenir toujours vers l'ontologie antique (Platon, ou Aristote). Il ne faut pas faire sur le vitalisme la même erreur que l'on fait parfois sur l'archéologie ; c'est un retour aux sources, non un amour des vieilleries. Par ce retour aux sources, le vitalisme se rapproche d'une intuition ontologiquement plus originale et plus proche de [son] objet. On pourrait même y voir la recherche d'une vision antétechnologique. D'ailleurs, Canguilhem donne de nombreux exemples de vitalistes qui ont été avant-gardistes dnns la recherche, et précurseurs pour des découvertes scientifiques d'importance. C'est le cas en neurologie, notamment.
Le problème – et la source des reproches qui sont fait aux vitalistes – vient souvent de la philosophie qu'ils développent à partir de leurs récherches biologiques – ces-dernières servant alors, de manière intéressée, de « crédits » à leurs affirmations philosophiques. C'est automatiquement absurde : le biologiste utilise ses recherches en philosophie alors qu'il ne cherche plus, ce qui condamne sa réflexion soi-disant vitaliste, à être privée de vie.
4) Un vitalisme « en attendant » ?
Est-ce-que le vitalisme ne se maintient pas « en attendant » que le mécanisme ait fini son explication totale du mécanisme-monde, « d'expliquer la vie sans la vie ». Comment adapter le vitalisme aux lois inéluctables, de plus en plus envahissantes, de la physique ?
Certainement pas avec la thèse de « l'empire dans l'empire », l'empire vital dans l'empire mécaniste. C'est là pour Canguilhem une faute philosophique inexcusable ; penser en empire, c'est être « impérialiste » ; c'est n'accepter, en réalité, qu'un seul empire, et ce ne peut donc être que l'empire des physiciens et des chimistes. Il faut oser penser l'originalité de la biologie et du vitalisme, comme « l'originalité d'un règne sur l'expérience », et ne pas se contenter d'un morceau d'empire physique et chimique !
Page 122 : voir la différence d'interprétation du terme « milieu » par mécanistes et biologiques. Le vitalisme veut penser la totalité d'un environnement, non pas la réduire dans une spécificité d'un mécanisme particulier.
Voir aussi, sur cette différence entre centre et milieu, l'analyse de Jean-Luc HILL dans son article Canguilhem et la connaissance de la vie, Revue des Sciences Religieuses, tome 73, fascicule 4, 1999.
5) Le vitalisme est-il une biologie trop autonome dans sa méthode et sa doctrine ?
Le vitalisme a été très critiqué (et selon Canguilhem, à raison), lorsqu'il s'est trop mêlé à l'animisme. Il retombe ici dans le dualisme, le spiritualisme, et a donc souvent été taxé de philosophie rétrgrade, réactionnaire, dangereuse (biologie nazie, idée d'un mouvement général et totalitaire « contre » le libéralisme atomiste...). Déjà chez Aristote, le rapport entre l'âme et le corps (l'âme étant le « principe vital » du corps...) est comparé au rapport entre le chef et la cité, voire entre le maître et l'esclave. Il y a ici un risque, non négligeable, de dérive politique du vitalisme. Evidemment, il faut se sortir de cette absurdité ; l'observation de rapports de hiérarchie dans la nature ne doit pas justifier, en aucun cas, l'établissement de rapports hiérarchiques dans la société. La biologie ne peut à elle seule justifier l'économie ou la politique, quand bien même elle a pu être utilisée pour cela. On ne reproche pas aux mathématiques d'être utiles aux banquiers ou aux capitalistes !
Certes, politiquement et historiquement, les résurgences du vitalisme correspondent souvent à des crises du capitalisme (et donc, au retour du fascisme). Bergson, par ailleurs, est considéré par les philosophes marxistes comme l'incarnation de la société bourgeoise de la fin du XIXe et début Xxe siècle, sachant qu'on ne lui pardonne pas son « élan » (justement) patriotique. Mais on peut certes reconnaître au vitalisme qu'il a une pertinence, même dans sa résurgence de crise ; il traduit peut-être une méfiance, une inquiétude, face à la société technologique, donc face à un monde qui ne cesse pas de se « mécaniser ». Face à la mécanisation, « la vie cherche à remettre le mécanisme à sa place dans la vie ».
« Rendre justice au vitalisme ce n'est finalement que lui rendre la vie » (page 127).
B) MACHINE ET ORGANISME
Il s'agit d'un chapitre extraordinairement difficile, puisque rempli d'intertextualité. Canguilhem s'intéresse non seulement aux thèses d'Aristote, Descartes et Kant, mais s'appuie sur les études et analyses que de nombreux autres auteurs ont pu faire de ces thèses. Essayons de simplifier et d'aller à l'essentiel pour comprendre comment Canguilhem s'inscrit dans la tradition de réflexion philosophique autour du mécanisme, c'est-à-dire de la vision mécaniste du monde.
Canguilhem amorce ce chapitre en remarquant (ironiquement?) que désormais même les aficionados du marxisme ne se contentent plus, en sciences, du mécanisme, « vue étroite et insuffisante ». Le mécanisme est-il une doctrine dépassée ?
Le problème du mécanisme est qu'il calque l'explication de l'organisme sur la machine déjà existante, au lieu de comprendre la machine à partir de l'organisme. On explique le fonctionnement du cœur comme une pompe, au lieu de se demander si on a pas inventé la pompe en la calquant sur l'image du cœur.
1) Pourquoi assimile-t-on l'organisme à une machine ?
Définitions importantes.
Machine = Construction artificielle, œuvre de l'homme. Sa fonction dépend de mécanismes.
Mécanisme = Configuration de solides en mouvement accomplissant une action donnée, en fonction de l'assemblage.
Premier point important : le mécanisme exerce un mouvement, mais la force, l'impulsion de ce mouvement, vient d'ailleurs.
Deuxième point important : tout mécanisme est un assemblage, ce qui n'a rien d'évident, ni dans la nature, ni dans l'histoire des techniques humaines (les premiers assemblages, par exemple d'un bâton et d'un silex pour former un outil sont tardifs).
Comment donc a-t-on pu prendre la machine comme modèle de la structure de l'organisme, alors qu'elle n'est pas autonome, qu'elle ne se suffit pas à elle-même, et n'existe pas en un seul bloc ?
On comprend cette illusion dans les temps anciens : tant que le mouvement du mécanisme est provoqué par l'homme ou l'animal, c'est-à-dire tant que le mouvement provient d'une force vivante, il est normal d'identifier la machine au vivant. Il y a des machines-mécanisme, elles-mêmes mises en mouvement par des machines-moteurs.
Cela nous amène à la théorie de l'animal-machine, ou de l'être vivant comparé à un automate. Son grand représentant est Descartes, qui s'oppose à la vision téléologique (articulée autour d'un but, d'une finalité), d'Aristote. Pourtant, Aristote a aussi un pied dans le mécanisme, comme Descartes ; lorsque ce-dernier évoque les parties du corps des animaux, les organa, il utilise le même terme que pour désigner des parties d'une machine. Mais l'idée finale d'Aristote est d'affirmer que ces parties s'articulent, non pas comme un mécanisme, mais seulement en vue d'une cause finale. Cette cause finale explique tout mouvement ; par rapport aux parties des choses, elle en est le moteur. Pour Aristote, le mouvement vient du désir, de la puissance vers l'acte.
Pour Descartes, le mouvement vient de Dieu. Mais pour ces deux philosophes, l'important est que le mouvement est initié par une force vitale, et qu'il est ensuite poursuivi par un ensemble de mécanismes, ce qui permet d'oublier l'idée pourtant fondamentale : ce mouvement prend sa source d'énergie dans le vivant, animal ou humain. Tant que c'est le cas, on ne peut donc pas expliquer l'organisme par la machine, puisqu'il ne peut pas être un simple mécanisme qui doit être entraîné.
Pourtant, c'est bel et bien ce que fait Descartes à son époque, et Aristote à la sienne. Comment l'expliquer ? A cause de la modification des structures politiques et économiques à l'époque des auteurs évoqués.
Chez Aristote, la structure de la société repose sur la hiérarchie entre les esclaves et les citoyens libres. Ainsi, il y a une division entre la science et la technique. La science renvoie à la contemplation, à la connaissance désintéressée : elle est l'apanage des hommes libres. En revanche, la technique sert à l'accomplissement des basses tâches. D'ailleurs, il a souvent été constaté à quel point les Grecs développaient peu la technique, et développaient peu de machines ; et en effet, c'est parce qu'ils se reposaient sur la force humaine – pour le dire simplement, sur les esclaves. Aristote l'affirme dans Le Politique : l'esclave est, lui-même, une machine. L'exploitation de l'homme par l'homme est tellement généralisée qu'elle rend inutile le développement des machines. Donc, à l'époque de l'Antiquité, la machine n'est pas un objet d'étude intéressant en tant que tel ; l'homme servile, lui-même, est la machine, qui sert son maître, cela créant un ensemble social cohérent qui correspond, in fine, à l'organisation des parties du corps.
La situation est un peu différente pour Descartes, et deux interprétations historico-socialo-politiques sont possibles pour expliquer son machinisme.
Première interprétation (Borkenau, Père Laberthonnière) : Désormais, nous sommes dans une perspective chrétienne ; tous les hommes sont égaux, et l'homme est transcendant par rapport à la nature. Donc, l'exploitation de l'homme par l'homme est immorale, et la technique doit suppléer à cette exploitation. La science n'est donc désormais plus contemplative, elle doit posséder des fins techniques. L'homme devient « maître et possesseur de la nature » (Discours de la Méthode) : la connaissance scientifique doit être utile. On peut voir, dans cette conception nouvelle, le résultat de l'humanisme de la Renaissance qui a placé l'Homme au centre du Monde, et qui économiquement fait naître le capitalisme – changement qu'Hegel observait dans l'évolution de la peinture hollandaise au XVIe siècle, depuis les peintures qui représentaient le Christ jusqu'aux peintures qui représentent des marchands ou des marchés au poisson. C'est donc une nouvelle compréhension du monde, fondée désormais sur la division du travail appuyée sur l'industrie, qui inspirerait Descartes. Sous le capitalisme naissant, la science est aussi ce qui permet l'industrie ; c'est donc un capital, et les capitalistes sont ceux qui décident quelles recherches sont financées, publiées, et mises en avant. (Voir Pierre Bourdieu, et son article Le Champ Scientifique).
Seconde interprétation (Grossmann, Séailles) : Rejoint la première mais est en désaccord sur le temps ; la Renaissance et le développement du machinisme et du capitalisme ont précédé Descartes. Ce qui l'inspire, ce n'est pas le changement d'idéologie, qui a eu lieu un siècle et demi avant lui, mais l'existence réelle des machines : notamment les montres et automates, qui l'ont inspiré.
Mais donc : de quelle manière ?
Le machnisme chez Descartes est lié à sa théorie de l'âme. En observant les automates, il s'est mis à douter radicalement de l'existence de l'homme. A force de douter de tout, il établit la seule certitude absolue : l'existence de notre pensée, et subséquemment de notre existence. (Cette réflexion se retrouve notamment dans Les Méditations Métaphysiques). Je peux douter de tout, sauf de ma propre existence ; je sais que je pense, et donc je suis.
A partir de cette certitude, il faut opposer le corps et l'âme, qui sont radicalement différents ; c'est le dualisme. L'âme, c'est l'esprit : elle est propre à l'homme, qui possède la raison. Ainsi, les animaux, ne prouvant d'aucune manière qu'ils possèdent la raison, n'ont pas d'âme. Ils possèdent bien sûr la vie : ce qui désigne pour Descartes une forme de sensibilité, et l'énergie qui les anime. Mais, comme ils n'ont pas d'âme, ils ne peuvent être considérés à l'égal des hommes. On peut les tuer, les manger... Malebranche, disciple de Descartes, affirmera qu'il n'a aucun scrupule à frapper sa chienne puisque, sans âme, elle peut certes ressentir la douleur mais ce n'est pas un péché que de lui faire ressentir. Ainsi, tout corps, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas esprit humain, appartient donc à la nature. Et, nous l'avons dit, la nature est tout ce dont on doit « se rendre maître et possesseur » pour Descartes ; la nature n'est qu'un moyen, pour l'homme.
Or, dans le Discours de la Méthode, Descartes affirme que, dans cette possession de la nature par la technique, un des buts qui nous sont fixés est d'améliorer la vie humaine, par exemple en rendant la vue aux aveugles, ou en nous permettant de voler comme l'oiseau. Cela montre donc que le corps, séparé de l'esprit, et vue comme part de la nature utilisable, peut et doit être utilisé à des fins techniques, et donc peut et doit être compris comme une machine.
Le corps humain est comparable à un automate ; celui qui le met en mouvement, c'est Dieu. Dieu, en tant que créateur du monde et de toutes choses, est aussi la cause efficiente de l'homme, c'est-à-dire, celui qui le met en mouvement. Dans la perspective chrétienne, il faut imiter Dieu ; c'est aussi lui qu'il faut atteindre, c'est donc la cause finale.
Ces termes (finales, efficientes), renvoient aussi à la théorie des causes chez Aristote.
Il y a donc une feinte qui permet de maintenir l'idée du corps-machine chez Descartes ; ces machines sont à la fois l'imitation de quelque chose, et ont besoin de quelque chose qui leur donne la vie ; ces machines sont incomplètes ; et ce « quelque chose » qui les complète, c'est Dieu.
Donc, le mécanisme de Descartes n'est qu'une fausse opposition au vitalisme ; certes, il s'oppose à la téléologie, c'est-à-dire que le corps ne semble n'exister qu'en tant que simple machine, fixe et non pas en tant qu'élément inscrit au sein d'un organisme en mouvement, tendu vers un but. Mais le mouvement et le but se retrouvent dans sa théorie, puisque pour que la machine puisse s'animer, il faut un Dieu. On croyait, avec Descartes, s'être débarrassé de la finalité, de l'anthropomorphisme, bref, de cette vision vitaliste qui « plaque » le but humain sur l'organisation du vivant (comme chez Aristote qui plaque l'organisation du corps humain sur la hiérarchie sociale). Mais il n'en est rien : cette machine, cet ensemble de mécanismes, a été formée par une fin, une fin ultime et à l'image de l'Homme : Dieu.
On peut donc désormais mieux comprendre le rapport entre l'âme et le corps. L'âme « décide », mais non comme un chef politique (encore une fois, en opposition avec Aristote). L'âme prend la décision d'agir, mais l'action se réalise seulement parce que le corps a le bon agencement, le bon assemblage de mécanismes, la bonne suite de rouages, pour pouvoir agir. La causalité n'est plus « magique », venant d'un pouvoir supérieur, elle est « positive », mécanique.
Descartes, ici, s'oppose à Claude Bernard – alors que pourtant ce-dernier critique le vitalisme !
Bref, la finalité est toujours présente : parce que les corps-machines sont animées par Dieu, parce que les organes, même si comparés à des machines, restent les outils de l'homme. Idée du sens biologique : pour comprendre une machine, on cherche d'abord à comprendre quel est le sens de son fonctionnement.
2) Le renversement du rapport entre la machine et l'organisme.
Le problème sur lequel on doit donc se centrer est celui de la finalité. La machine n'est pas autonome du point de vue de l'énergie, et elle ne l'est pas non plus du point de vue de la finalité. L'organisme s'auto-régule, s'auto-conserve, s'auto-répare, etc. ; la machine, du moins en partie, ne peut faire cela.
De plus, la finalité de la machine est limitée ; chaque pièce d'un mécanisme ne sert qu'à un seul usage, prédéfini et limité, alors que l'organisme possède une souplesse de fonctionnement plus grande ; un organe peut avoir plus de potentialités, voire changer de finalité dans un cas de transplantation ou de changement de sa structure. Ainsi, la machine est davantage soumise à la finalité que l'organisme. La vie, nous dit Canguilhem, sort des normes et improvise ; là où la machine reste fixe. On revient à l'opposition machine fixe / vie en mouvement.
La machine suit la loi de la nécessité ; un effet est toujours précédé d'une cause, l'un et l'autre toujours semblables. Or, l'organisme est beaucoup plus souple dans le lien de cause à effet : « il y a indifférence de l'effet à la quantité de la cause » (p.153) : dans l'organisme, on peut réduire le nombre de causes, on altèrera pas qualitativement l'effet, alors que dans la machine, modifier un rouage risque de mettre la machine en panne, de l'empêcher d'atteindre sa fin.
Par conséquent, on ne peut pas expulser l'idée de « finalité » de la machine ; la seule manière que cela soit crédible, ce serait que la machine génère par elle-même son fonctionnement et sa construction mécanique. On peut toujours essayer de comparer l'organisme à une somme d'automatismes complexes, il manque à ces automatismes une énergie génératrice, une force de conception et une finalité auto-conçue. Dans une machine, ces trois forces viennent toujours d'une finalité extérieure. La philosophie doit donc « comprendre » la machine, en observant son apparition dans l'histoire humaine et le rôle qu'elle y joue, afin de remettre chaque chose à sa place ; la machine d'un côté, la vie, de l'autre.
Il faut, pour comprendre la machine, reprendre les conséquences du renversement qu'on a opéré. L'argument des mécanistes, comme Descartes, est le suivant : il est tout aussi naturel pour un cœur de pomper du sang, que pour une montre de marquer les heures. La finalité de la machine est comparable à la finalité de l'organe ; tâchons donc de comprendre l'organe à partir de sa finalité. Avec Canguilhem, nous venons de démontrer que cela est vain, puisque la finalité du mécanisme échappe à la machine. C'est donc, non pas la finalité, mais le fonctionnement même de la machine que nous devons tâcher de comprendre : l'aspect « naturel » de la machine est à étudier en observant l'activité technique qui a produit la pièce de mécanisme, et non pas l'effet recherché par cette pièce. Cette activité technique a en elle quelque chose d'authentiquement organique.
Reprise du §65 de la Critique de la Faculté de Juger de Kant : Kant affirme que le propre des choses naturelles, c'est d'être pour elles-mêmes leur propre cause et leur propre effet. La liaison causale, pensée par l'entendement (l'esprit humain), et / ou la raison, est toujours descendante : d'abord cause, puis effet. C'est ici que la nature fait exception : car un produit naturel « en tant qu’être organisé et s’organisant lui-même, peut être appelé une fin naturelle. ». Dans un corps naturel perçu par l'entendement et pensé, en tant que concept, par la raison, « la liaison des causes efficientes [peut] être en même temps jugée comme un effet produit par des causes finales. ».
Ayant donc élaboré ce statut particulier à l'objet naturel, Kant différencie la machine et l'organisme, à l'aide de l'exemple de la montre ; dans une montre, les différentes parties de la montre sont les causes qui produiront un effet (l'heure affichée sur le cadran), mais elles ne s'organisent pas d'elles-mêmes, l'effet produit par des causes finales (l'heure) n'est pas une cause efficiente, qui serait plutôt le fait de remonter le mécanisme. Même, « un rouage n’est pas la cause efficiente de la production de l’autre rouage ».
Mais cette distinction de l'organisme et de la machine se heurte à la défintion que Kant lui-même donne de l'art (au sens large de art + technique), aux §43 et 75 : l'art est une technique intentionnelle, où la simple science ne suffit pas. Il ne suffit pas de savoir ce qu'est la fabrication d'une chaussure pour savoir comment fabriquer une chaussure. Il faut un autre type de savoir, au-delà de la science ; le savoir pratique. Et ce savoir, selon Canguilhem, est justement la part de « vivant » au sein de la technique, et de l'étude plus large des machines. Ce savoir est une forme de création, d'originalité, « originalité vitale irréductible à la rationalisation » (page 157).
Il faut revoir la philosophie de la technique, en cessant de penser celle-ci comme l'expression d'un mécanisme sans vie, mais au contraire en la voyant comme une « projection de l'organisme ». Par exemple, le silex, la massue, le levier, sont la continuité du mouvement du bras, mouvement organique, vital, et non pas mécanique. Il ne faut pas expliquer le bras en le comparant à la machine « levier » ; il faut penser le levier à partir du bras. Voilà le renversement véritable opéré par Canguilhem. C'est ainsi que l'on peut rapprocher machine et organisme, biologie et technologie.
Exemple : la locomotive a été inventée non pas par « application des sciences », mais par compréhension de phénomènes que l'on cherche à appliquer depuis des centaines d'années, et qui proviennent fondamentalement, de nos propres exigences organiques. Voir le détail de l'exemple pages 160-161.
Canguilhem reprend ici une idée fondamentale de Bergson dans les Deux Sources ; comme, depuis plusieurs siècles, l'invention technique est liée au rationalisme (c'est-à-dire l'esprit de raison, de connaissance, d'analyse méthodique voire mécaniste de la vie), et plus largement à la vie, on pense que l'invention technique est liée à notre esprit scientifique, et comme lui s'oppose en quelque sorte à la vie. Ce n'est pas le cas ; c'est la vie elle-même qui nous fait innover, la technique est une fonction biologique, puiqu'elle est l'organisation de la matière par la vie. La technique est un comportement humain : et d'ailleurs, le Taylorisme, en conciliant la production industrielle et le comportement des ouvriers, en « mécanisant l'organisme », achève de réconcilier en quelque sorte la vie et la technique, même si dans ce cas précis, cela se fait sous la contrainte. L'homme ne doit pas « s'adapter » à la technique, qui elle-même proviendrait de nos connaissances scientifiques ; c'est la technique qui doit se réadapter à l'homme, comme elle l'a toujours fait depuis les temps primitifs ; elle provient de l'organisme de l'homme, elle a un sens biologique, et elle ne devrait donc pas s'opposer à nous.
Ainsi, on ne peut se contenter de comparer un organe à une machine pour le comprendre, ni de penser le monde seulement en fonction d'un but. Le concept de machine, avant d'être pensé par la science, est créé par le vivant. Le mécanique fait intrinsèquement partie du vivant.
C) LE VIVANT ET SON MILIEU
La notion de « milieu » correspond à une certaine manière de « saisir » l'expérience (cf. chapitre 1), de comprendre le vivant.
Cette notion a beaucoup évolué et il est difficile d'en comprendre le sens. Le philosophe doit chercher à en donner un point de vue synoptique, c'est-à-dire un point de vue global, d'ensemble. Il faut faire une critique, une étude global du concept de « Milieu ».
Ce terme a été importé de la mécanique à la biologie. En physique, le milieu sert à résoudre un problème, lorsque l'on cherche à comprendre comment une action peut se produire d'un corps SUR un autre, distinct, sans qu'il n'y ait de contact direct entre les deux. Par exemple, dans le milieu « eau », si je place un fil parcouru par un courant électrique d'un côté et une ampoule de l'autre, même sans connexion directe entre le fil et l'ampoule, cette-dernière s'allumera. On dira que le milieu est un « conducteur ».
Cette idée manque chez Descartes, qui ne conçoit pas de lien autre qu'un contact direct entre des éléments mécaniques. Peu à peu, depuis l'idée qu'il est un moyen de transport entre deux « centres », on va commencer à étudier le milieu pour lui-même, comme une « réalité absolue ». Par exemple, au lieu de se contenter de dire « l'eau est un conducteur », on va s'intéresser plus précisément aux propriétés physiques de l'eau.
Il y a deux visions traditionnelles du milieu :
- La vision mécanique (Newton, Lamarck), selon laquelle le milieu n'est qu'un moyen d'action d'un corps sur un autre,
- La vision anthropogéographique, telle qu'elle est amenée par Montesquieu dans L'Esprit des Lois : cf. début du Livre XIV : « S'il est vrai que le caractère de l'esprit et les passions du coeur soient extrêmement différents dans les divers climats, les lois doivent être relatives et à la différence de ces passions, et à la différence de ces caractères. ». Par exemple (cf. deux chapitres précédents), Montesquieu refuse la thèse d'Aristote sur le fait que la nature soit organisée comme un système hiérarchique, et donc que des hommes puissent être esclaves « par nature » ; mais il affirme (ce qui n'est pas forcément mieux, par ailleurs) qu'en fonction de leur milieu, certains hommes peuvent être réduits en esclavage. « Il y a des pays où la chaleur énerve le corps, et affaiblit si fort le courage, que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment: l'esclavage y choque donc moins la raison; et le maître y étant aussi lâche à l'égard de son prince, que son esclave l'est à son égard, l'esclavage civil y est encore accompagné de l'esclavage politique. » Ainsi, l'homme (et plus largement, l'organisme) doit sa forme à son milieu ; il développe son existence en lien avec son milieu, qui est donc source de vie et de développement (et pas simple moyen, c'est aussi une fin). C'est l'idée biologique du milieu.
- Certains veulent concilier ces deux visions du milieu :Buffon, Comte. Cela montre que ces deux idées directrices ont une origine commune (idée reprise à la fin du chapitre par Canguilhem). Comte utilise à la fois l'idée physique et en même temps l'iée biologique : cel amène une dialectique, un échange, où le milieu a une influence sur l'organisme qui en fait partie, et où cet organisme a aussi une influence sur le milieu. Le problème, c'est qu'il quantifie cette dialectique avec des variables mathématiques et physiques ; il veut tout prévoir par le calcul ; il reste enfermé dans une vision mécaniste. Le danger est d'appauvrir notre vision du milieu. Dire par exemple « la rivière fait agir les poissons », c'est voir le milieu comme le moyen d'action d'un mécanisme, non comme quelque chose qui possède la vie en soit.
Le fait de voir le milieu comme une « ambiance » permettait de le voir comme un centre, donc le figurer comme un cercle, une sphère. Mais la vision mécaniste le voit comme un lien entre deux corps, entre deux points, donc : une droite. Cette vision appauvrit la compréhension du milieu. Canguilhem reprend ici l'idée, toute Bergsonienne, de la spatialisation.
Opposition Lamarck / Darwin
Pour Lamarck (mécaniste), le milieu n'agit pas directement sur le vivant. Le vivant est une chose, le milieu en est une autre : ils sont asynchrones. La vie est donc séparée de la nature : le vivant a pour mission de s'adapter à son milieu, hostile par nature.
Petite complication de Canguilhem ; le mécanisme de Lamarck est tellement poussé à l'extrême, il y a un tel dualisme vivant / milieu qu'on en revient au vitalisme, à la vie comme mouvement mystérieux qui se crée elle-même (ici indépendamment de son milieu).
Pour Darwin (plus biologiste), il y a un rapport fondamental entre le vivant et le milieu, conçu comme un ensemble de forces physiques. Dans le rapport entre les vivants (premier milieu), les variations et différences apparaissent, et sont comparables à des échanges de forces physiques entre elles. Le milieu (par les germes, par exemple), peut agir directement sur les vivants.
Deuxième complication de Canguilhem : le « vitalisme » ou a minima « biologisme » de Darwin reste ténu, ce qui l'intéresse est moins le lien avec le milieu que le sens de l'existence : vie ou mort. Il y a un finalisme, celui de la sélection. On en revient à un finalisme mécanique.
Canguilhem fait ensuite un rappel de la notion de « milieu » chez les géographes, puis chez quelques éthologues animaux (études comportementalistes) ; dans les deux cas, le milei est étudié en soit, puis peu, il n'est que le moyen d'un déterminisme mécanique. « Si tel objet dans tel milieu, alors... ». En pensant ainsi, on risque, encore une fois, de figer le vivant (cf. chapitre 1). « Mais on peut et on doit se demander où est le vivant ? ». Le danger du milieu est qu'il devient une norme méthodologique, qui nous empêche de comprendre l'aspect biologique du réel.
Cette norme a d'abord été « renversée » en géographie : si on étudie les « milieux naturels », l'océan ou la savane, par exemple, la notion de milieu sert de prétexte pour étudier un mécanisme que l'on plaque sur le vivant ; le milieu maritime n'est plus vu comme quelque chose de vivant puisqu'on plaque dessus le cycle de l'eau, par exemple. Ce mécanisme plaque sur le vivant est appelé par Canguilhem un « complexe ».
Mais c'est bien plus difficile de faire cela avec l'homme. Car, même si les possibilités de l'homme ne sont pas infinies, le fait qu'il apporte plusieurs solutions à des problèmes posés par un milieu permet de renverser ce rapport entre le milieu et le vivant ; l'homme est un vivant qui crée, qui reconfigure son milieu. Ce n'est plus seulement le milieu qui détermine le vivant, c'est le vivant qui détermine le milieu. Un peu d'humour, on pourrait citer Renaud, mais à l'envers : « c'est pas la mer qui prend l'homme, c'est l'homme qui prend la mer ».
Dans notre milieu actuel, un milieu qui semble « déterminé » par des machines, même des ingénieurs se rendent compte que le vivant résiste, que l'homme biologiquement ou philosophiquement (par ses « valeurs »), tient tête à son milieu. Même le Taylorisme est obligé de s'adapter à l'homme vivant, ce n'est pas l'inverse.
En études de psychologie animale, on voit vite également la limite du « behaviorisme », c'est-à-dire l'étude du conditionnement. On en revient à l'idée du premier chapitre ; c'est faire un contresens biologique de vouloir étudier un vivant dans des conditions expérimentales prédéfinies, puisque c'est vouloir lui imposer un milieu, alors que le propre du vivant est de créer et de faire évoluer son milieu.
Reprise de la tripartition de Uexküll et Goldstein
UMWELT : milieu de comportement propre à un organisme
UMGEBUNG : environnement géographique
WELT : (monde) = univers de la science.
Le vivant, même un animal, ce n'est pas une machine qui répond à des excitations, c'est un opérateur (« machiniste ») qui répond à des signaux par des opérations : le vivant ne subit pas, il agit.
La tique ne se contente pas de subir son milieu (Umwelt). Elle ne réagit qu'à l'excitation qui compte pour elle (une certaine odeur saisie chez les mammifères), et est capable de rester en stase et d'ignorer les autres excitations de son milieu pendant dix-huit ans. Elle ne subit pas la norme du mécanisme, elle impose sa propre norme vitale. Certes, elle suit un « réflexe » ; mais ce réflexe n'est pas un pur mécanisme, c'est l'acte d'un être vivant. Tout simplement, l'être vivant ne doit pas être conçu en opposition à son milieu ; il collabore avec lui, et l'organise de l'intérieur.
Canguilhem se confronte ensuite à une critique potentielle ; dans la génétique, l'étude des caractères d'hérédité montre que – simplement – le milieu intervient sur le phénotype, et non sur le génotype. Rappel : le phénotype d'un individu désigne tout ou partie de ses caractères observables, alors que le génotype correspond à sa constitution génétique. Ainsi, « l'intérieur » génétique d'un individu resterait indifférent au milieu, ce qui sépare à nouveau le milieu du vivant. Toutefois, ceux qui ont voulu partir de ce point de vue, croyant à l'absence de changement des caractères génétiques en fonction du milieu, ont eu parfois des résultats catastrophiques, comme Lyssenko (scientifique russe dont les expériences ont causé la terrible famine de L'Holodomor en Ukraine, dans les années 1930, en URSS ; sous Staline, le manque de blé a causé la mort par famine de millions de personnes). Argument de poids, et d'autorité : il vaut mieux toujours penser le milieu en adéquation avec le vivant, plutôt que de les opposer.
Politiquement, cette théorie du milieu a un sens important : « elle autorise l'action illimitée de l'homme sur lui-même par l'intermédiaire du milieu ». L'homme peut changer sa vie en modifiant ses conditions de vie.
Enfin, la dernière « crise » de la notion de milieu est d'ordre métaphysique. Le milieu vu comme « sphère » (cf. premiers biologistes) donne à cette notion un aspect célestre, astrologique. La compréhension du milieu dépend de notre compréhension de l'univers, du Cosmos, qui est le milieu originel, le milieu divin, créé par Dieu. Cette idée est présente chez Platon, et évidemment dans la philosophie chrétienne.
Or, notre compréhension du Cosmos a connu une crise fondamentale au XVIe siècle ; le passage, grâce aux travaux de Galilée et Copernic, du géocentrisme (idée d'une Terre au centre de l'Univers, justifiée par le fait que la Terre est le milieu de l'homme, création faite à l'image de Dieu) à l'héliocentrisme (établissement du système solaire, dont la Terre n'est pas le centre ; idée donc, désormais, d'un « univers décentré ».
Désormais, soit le milieu de l'Homme est centré, ce qui correspond à l'idée antique et chrétienne d'un Cosmos organisé par un Dieu ; ce Cosmos est donc un ensemble organisé, et connaissable. Sinon, l'homme est au milieu de l'infini, donc inconnaissable, et il doit faire preuve d'humilité dans sa connaissance (c'est la philosophie de Pascal, qui s'oppose à la connaissance globale de l'univers que propose Descartes). Ce milieu est infini, «indéfini et indifférencié » (page 194).
Cette décentralisation du milieu est douloureuse pour le philosophe. Or, en étudiant le milieu du point de vue biologique, on retrouve une idée de « centre » dans le milieu puisque ce centre est l'organisme qui structure et organise le milieu dans lequel il vit.
Cela fait naître un dernier problème ; l'homme est le centre de son milieu, et sa connaissance va donc s'articuler à partir de ce centre. On retrouve le défaut de l'anthropocentrisme : notre milieu nous paraît « privilégié » par rapport à celui de la souris ou du poisson, parce que c'est le nôtre et que nous en sommes le centre. Le dernier défi de la science est d'englober le vivant humain lui-même, c'est-à-dire de réussir à décentrer une fois pour toute son objet d'étude, et donc étudier le vivant pour ce qu'il est, non pas par rapport à l'homme. Il faut garder à l'esprit l'idée de sens biologique, sans le ramener à une vision anthropocentrique.
Pour cela, il faut s'intéresser aux notions de « normal », « pathologique », et « monstrueux ».
D) LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE
Sur cette question du normal et du pathologique, il y a un problème de définition au sein de cette opposition.
On peut se demander si normal = sain, et pathologique = anormal, sont-ce des contraires ou des contradictoires ?
Rappel de la logique Aristotélicienne, pour comprendre la différence entre contraire et contradictoire. Deux propositions contraires ne sont jamais toutes deux vraies en même temps, mais elles sont parfois fausses en même temps ; et les contradictoires ne sont jamais ni vraies ni fausses en même temps.
Et l'anomalie est-elle comparable immédiatement à la pathologie ?
C'est une question de médecine, qui se pose à la vie humaine, et au sens biologique, social, existentiel de celle-ci.
Le terme « normal » est ambigu : est-ce un terme de description moyenne, ou un idéal à atteindre ? Pourquoi cette ambiguïté ?
Tout d'abord, Bichat et les naturalistes du XVIIIe siècle affirment que l'instabilité de l'organisme est précisément sa caractéristique principale. Le fait vital est, fondamentalement, original.
Encore une fois, on en revient au dilemme fondamental entre mécanisme et vitalisme : faut-il analyser le vivant comme «un système de lois » (mécanisme, p.201), ou comme « organisation de propriétés » ? Dans le premier cas, le propre d'une loi est d'être figée, invariante. Dès lors, toute variation, tout écart, paraît être échec, un vice. Ce qui ne suit pas la loi est illégal.
Sur cet aspect, Claude Bernard s'intéresse à ce problème lorsqu'il étudie, dans les Principes de Médecine expérimentale, le lien entre « individu » et « type » : ce qui est intéressant, c'est que la « vérité » sur un individu est dans son type (en tant qu'il représente un modèle idéal) ; mais la réalité de cet individu, ce qu'il est vraiment, est « en-dehors » de ce type : elle est justement, dans l'individu. Voir, sur l'opposition entre vérité scientifique et réalité, la théorie de Bergson ; rappel, également, de l'idée des caractéristiques propre à chaque individu (totalité, spécificité, individualité, irréversibilité, au chapitre 1). Et même si Bernard reconnaît en partie ces points, il ne parvient pas à quitter l'idée d'une « légalité fondamentale » de la vie. En séparant l'individu du type, on reconnaît implicitement l'existence d'un « idéal », réel, inatteignable, ce qui renvoie à une conception platonicienne (la vérité est un Idéal inatteignable, hors du monde).
Mais le problème de la conception « organique » des choses est également complexe. Certes, dans cette perspective, « l'irrégularité, l'anomalie ne sont plus conçues comme des accidents affectant l'individu mais comme son existence même » (p.205). Sauf que dans ce cas, la « valeur » des choses ne se réfère pas à une loi extérieure, mais au vivant comme générateur, créateur de vie. C'est tordu, mais une autre norme se met en place : la norme du vivant. Même si la singularité d'un individu est reconnue, ce qui compte est que cette singularité soit féconde, puisqu'elle provient de la capacité de la vie à générer des formes sans cesse nouvelles ; la validité d'une singularité individuelle provient alors de sa capacité à vivre, ou non. Même lorsqu'on pense refuser la norme, elle revient : ici, la norme, c'est directement la vie.
Il faut donc sortir de la vision Aristotélicienne qui voit la nature comme un ensemble hiérarchisé. Les études de l'oeuf, notamment (E. Wolff) le montrent pour Canguilhem : la nature ne fait pas de hiérarchie «éternelle » des formes ; elle fait, à la rigueur, une hiérarchie (en fonction de la capacité à vivre) des formes possibles. Il n'y a pas de forme « manquée », tant qu'elle peut vivre : et il y a « mille et une façons de vivre » (p.206). Il n'y a donc pas de « normalité » ou de monstruosité préexistante, apriori : seul l'avenir des formes, leur capacité à vivre, donne leur valeur. Et dans ce cas, le pathologique est une valeur vitale négative.
La génétique elle-même, malgré cette idée Darwinienne de « sélection », montre qu'il y a une grande liberté de fluctuation possible. Par conséquent, « le terme de normal n'a aucun sens proprement absolu ».
On ne peut considérer ni le vivant ni le milieu comme normaux ou anormaux, tant qu'on ne les observe pas dans leur relation, dans leur lien. Et en effet, un vivant « anormal » ne devient « pathologique » que dans son rapport avec un certain milieu. C'est à nouveau pourquoi il faut nécessairement prendre en compte l'aspect social et historique des choses ; car l'activité humaine modifie les milieux. L'histoire de l'homme vient modifier les milieux : ce qui était anormal et pathologique à un moment de l'histoire ne l'est plus à un autre. La question donc est plus épineuse chez l'homme puisque chez lui, il n'y a pas qu'une sélection génétique qui se met en place pour s'adapter aux changements de milieu ; c'est lui qui modifie son milieu.
Canguilhem reprend l'analyse de Goldstein : le normal n'est pas le caractère « moyen » de l'individu, c'est l'observation du comportement de l'individu dans des situations ou des milieux variés. La norme sert à comprendre des cas individuels concrets. La « maladie », c'est lorsque l'existence d'un être vivant (singulier) ne parvient plus à l'adéquation avec son milieu (particulier). Cela bouleverse l'idée que le médecin devrait avoir une attention objective aux choses : il devrait plutôt prendre un point de vue « subjectif », c'est-à-dire, en quelque sorte, voir la maladie non « de l'extérieur » mais « de l'intérieur », avec le regard même du malade. Exemple (inspiré de Selyé) sur le stress ; une maladie issue d'un déséquilibre psychique, c'est-à-dire intérieur, comportemental, d'un individu envers son milieu (au sens ici, extra-biologique), aura des conséquences fonctionnelles (donc déséquilibre biologique entre l'organisme individuel et son milieu), puis peut-être même morphologiques (donc destruction de l'individu lui-même).
Il faut donc détruire les frontières entre le normal et le pathologique : ils ne s'opposent pas, l'un explique l'autre, dans la même perspective de valeur vitale et de compréhension de la spécificité de l'individu. Cela na signifie pas qu'il ne faut pas les distinguer : mais il faut accepter qu'ils ne sont pas absolus, mais relatifs (ce qui est pathologique dans une situation A pour un individu X peut être « normal » pour un individu Y dans une situation B). Le pathologique n'est pas le contradictoire de « normal », il est surtout le contraire de « sain ».
Approfondissons la question du « pathologique » : il est le contraire du « normal » (tel qu'on l'a défini), certes, mais il n'implique pas la disparition de la norme. La norme pathologique est en fait une norme dépéréciée, limitée, du point de vue vital (c'est-à-dire, de la capacité à vivre). La santé est tout simplement une norme « élargie » : une norme qui tolère des écarts, des variations, tout en se maintenant en adéquation avec le milieu et les changements qui lui sont propres. Par exemple : je suis en bonne santé si je ne tombe pas immédiatement enrhumé dès qu'il y a une variation de température. Cela paraît « normal ». Dans le cas pathologique, je tombe malade dès que la température baisse de quelques degrés:on voit bien qu'il y a une norme, là aussi, mais qu'elle est réduite par rapport à la première, qu'elle m'autorise moins de possibilités.
Dans le cadre de la santé mentale, c'est d'autant plus le cas : le « fou » est celui qui a d'autres normes. Mais d'autres normes... Que qui ? Que ces normes fixées arbitrairement comme un absolu, et qui sont en fait nos normes sociales, correspondant à un certain conditionnement économique, technique, culturel... C'est une idée facile : quelqu'un qui se balade tout nu dans la rue est « fou », mais parce qu'on a établit comme une norme sociale, en Occident, qu'il faut être habillé dans la rue. Le fou n'est pas anormal ; il a sa propre norme, qui s'oppose à la nôtre, et qui n'est pathologique que parce qu'il est plongé dans un certain milieu. Petit trait humoristique : si je change de milieu, et que je vais au Cap d'Agde, sur une plage naturiste, en tenue complète, costume et cravate, je deviens le fou, le malade, et ma norme, acceptée ici, devient pathologique. Pour que je sois vivant ici, je dois être habillé ; mais au Cap d'Agde, la vie liée au milieu exige que je sois nu.
Cette idée de la relativité des normes amène donc à une étude de la notion de monstruosité.
Le fou n'est pas qu'anormal : on peut même le voir comme un monstre. Dans le chapitre suivant, p. 228, Canguilhem reprend à Foucault son analyse de la « folie » dans l'histoire (voir Histoire de la Folie à l'Âge Classique ou L'ordre du discours). Aujourd'hui, le fou est isolé, placé dans un asile, mis à l'écart de la société (c'est-à-dire du milieu). La forme « folie » n'est) pas acceptée. Mais cela n'a pas toujours été le cas. Au Moyen-Âge, le fou du roi, le bouffon, est accepté : comme sa parole est vue comme nulle et non-avenue, il peut dire du mal du Roi, alors qu'un noble est décapité s'il le fait. Dans les deux cas, aujourd'hui comme au Moyen-äge, soit le fou est incohérent, soit il est doté d'un certain talent qui le rend prophète ; mais dans tous les cas, sa parole elle-même reste problématique.
E) La monstruosité et le monstrueux
Sans doute le chapitre le plus accessible de l'ouvrage !
La monstruosité pose un défi à l'ordre de la vie, donc à la norme, parce qu'elle fait peur. En effet, la monstruosité apparaît comme un écart par rapport à la norme, un échec, dont on pense qu'il pourrait, soit nous atteindre, soit venir de nous.
On voit d'abord que la monstruosité est toujours biologique, jamais mécanique ou minérale, sauf quand on donne vieà ces aspects (« la montagne qui accouche d'une souris » est un monstre, ou une machine qui « prend vie », etc.). La monstruosité est donc liée à la vie.
Le monstre est vivant. Et pire encore, ce n'est pas comme dans le cas du pathologique, un vivant diminué : c'est un vivant repoussoir. Voir le film « Elephant Man » de David Lynch le montre : le monstre fait peur et en même temps le monstre fascine, parce qu'il révèle des possibilités de la vie qui nous terrifient. Le monstre, c'est à la fois la peur et la fascination. La vie, à travers le monstre, nous menace « d'inachèvement ou de distorsion » (p.221). Autre exemple : dans les fictions post-apocalyptiques, on crée souvent des concepts d'hommes devenus monstrueux, comme les zombies : le zombie fait peur parce qu'il est homme, parce qu'il n'est pas radicalement différent de nous ; il est un chemin que notre vie peut nous faire prendre. D'où le fait que, dans les « films de zombie », la peur est d'être contaminée, de devenir à son tour un monstre.
Pourquoi cette peur et cette fascination ? Tout simplement parce que le monstre révèle quelque chose de fondamental, que dans l'ouvrage Canguilhem a toujours essayé de retrouver et de démontrer : l'élan de création, que représente la vie. Certes, le monstre est horrible : mais il est aussi en même temps la démonstration de ce que la vie est capable de créer – comme dans le film Elephant Man, le docteur Treves s'occupe de l'Homme-éléphant non parce que ce personnage est « gentil » ou « humain », mais parce qu'il est fasciné des découvertes que ce monstre peut lui permettre de faire sur la capacité créatrice de la vie. Le monstre est la preuve que la vie est capable d'échecs, mais il est aussi un miroir, en négatif, de nous-mêmes ; en contemplant un échec de la vie, nous mesurons à quel point nous en sommes des réussites.
Canguilhem étudie les distinctions que l'on a pu faire, à travers les âges, entre « monstruosité » et « monstrueux ». A l'Antiquité et au Moyen-Âge, la monstruosité est une conséquence du monstrueux. Dans des systèmes de pensée dualistes (Platon, Aristote, théologie chrétienne), où le monde est l'imitation d'une perfection divine, le monstre c'est l'écart, l'horreur, et donc sert « d'infraction à l'ordre des choses » (p.224).
A partir du XVIIe et XVIIIe siècle, on entre dans un âge de Raison, et on se méfie de l'imagination. « La pensée rationnelle va triompher de la monstruosité ». (P. 227)
Au XIXe siècle, le monstre est « naturalisé » : au siècle de la science, de la biologie moderne, de l'expérience, on enlève toute réalité au monstre, on le classe, on l'étudie, on en donne une certaine connaissance. Mais par là même, on lui enlève la vie : et il faut redonner au monstre sa force de création vitale.
Annexe 1. Rappel de la théorie des 4 causes, Aristote
Chez Aristote, aitia ne signifie pas seulement « cause efficiente » au sens moderne, mais plus largement le pourquoi et le par quoi d’une chose. Connaître scientifiquement (épistémè) un phénomène, c’est en connaître la cause — au sens d’une raison explicative. Dans Physique II, 3 et Métaphysique V, 2, Aristote distingue quatre types d’aitia, qui ne sont pas quatre objets empiriquement séparés, mais quatre angles explicatifs requis pour une intellection complète du réel.
2) Les quatre causes : définitions, exemples, portée
a) La cause matérielle (hulè ; causa materialis)
Ce dont la chose est faite, le substrat qui reçoit une détermination.
Ex. : le bronze de la statue, les briques de la maison, la chair et les os de l’animal.
Fonction : rendre compte de la potentialité (ce qui peut être autrement) et des conditions de possibilité matérielles. La matière n’explique rien seule : elle appelle une forme qui l’actualise.
b) La cause formelle (eidos/morphè ; causa formalis)
Ce qu’est la chose — son essence, sa définition (to ti ên einai, « le ce-que-c’était-être »), la structure intelligible qui fait qu’elle est telle.
Ex. : la configuration statuaire « Hermès », le plan de la maison, l’âme comme forme du vivant.
Fonction : expliquer l’identité et l’unité d’un être ; la forme n’est pas un modèle séparé (contre Platon), mais immanente au composé sensible.
c) La cause efficiente (to kinoun/archè tès kinèseôs ; causa efficiens)
Ce par quoi vient le premier principe du changement ou du repos.
Ex. : le sculpteur pour la statue, le bâtisseur pour la maison, le père pour l’enfant ; dans la nature, le principe moteur est souvent intrinsèque (la forme de l’être vivant est principe de ses propres opérations).
Fonction : répondre à la question « d’où vient le mouvement ? », qu’il s’agisse de génération, altération, translation, etc.
d) La cause finale (to hou heneka ; causa finalis)
Ce pour quoi la chose est faite ; la fin, l’achèvement (telos).
Ex. : la statue est faite pour orner ou honorer ; la maison pour abriter ; les dents sont « pour » couper et broyer ; la graine est ordonnée au chêne.
Fonction : donner l’intelligibilité ultime : le telos ordonne l’agir (l’efficiente) et détermine les formes pertinentes. Chez Aristote, la cause finale est souvent dite la plus « causale » des causes : elle « meut » en tant qu’aimée, c’est-à-dire en tant que visée par l’agent.
3) Portée ontologique : hylémorphisme et tissage des causes
La doctrine s’inscrit dans l’hylémorphisme : tout composé sensible est matière + forme. La cause matérielle exprime la puissance (dunamis), la cause formelle l’acte (energeia/entelecheia). La cause efficiente est le passage à l’acte ; la cause finale en est l’attracteur. D’où une hiérarchie fonctionnelle : la fin spécifie ce que doit produire l’efficiente, sur une matière déterminée, selon une forme appropriée. Dans Métaphysique XII, l’« immobile moteur » est cause finale du mouvement cosmique : il n’« agit » pas en poussant, mais en étant la perfection aimée.
4) Artefacts et natures : externalité et internalité des causes
Artefacts (statue, lit, maison) : la cause efficiente est extérieure (l’artisan) ; la cause finale est fixée par l’intention technique (l’usage).
Substances naturelles (vivants surtout) : les causes sont en large partie internes. La forme est âme (principe vital), à la fois définition de l’être, principe de mouvement (nutrition, croissance, locomotion) et fin (conservation, reproduction). Cette internalité fonde le téléologisme modéré d’Aristote : la nature « ne fait rien en vain ».
5) Les quatre causes comme « quatre questions » scientifiques
Aristote rattache les causes aux exigences de la démonstration (Seconds analytiques). Savoir, c’est pouvoir répondre corrélativement :
Qu’est-ce que c’est ? (forme/définition)
De quoi est-ce fait ? (matière)
Par quoi cela advient-il ? (agent)
En vue de quoi ? (fin)
La science achevée connaît le phénomène par sa cause propre (cause « per se ») ; la fin, en tant qu’elle ordonne les autres, donne la clé de l’ordre de raisons.
6) Clarifications et distinctions utiles en copie
Contre la tradition moderne : réduire la cause à l’efficiente (Descartes, mécanisme) est réducteur au regard du cadre aristotélicien. On peut noter que la biologie contemporaine parle de téléonomie (fonction) sans réifier une finalité consciente : analogie intéressante à signaler, sans anachronisme.
Contre Platon : pas d’Idées séparées comme causes formelles ; la forme est immanente.
Pas de « cause exemplaire » : c’est un ajout scolastique ultérieur ; chez Aristote, l’« exemplaire » est absorbé dans la forme immanente et/ou l’intellect de l’artisan (comme cause efficiente finalisée).
Unité des causes : les causes ne s’additionnent pas mécaniquement. Elles se coordonnent diversement selon les domaines (physique, biologie, technique) et les types de changement (génération, altération, déplacement, accroissement).
Per se / per accidens : les causes proprement dites valent per se (ex. le médecin guérit en tant que médecin) ; le hasard n’est explicatif que par accident (rencontre fortuite de chaînes finalisées).
Annexe 2 – La Connaissance Scientifique selon Aristote
1) Le cadre aristotélicien de la division des sciences
Aristote distingue les sciences en fonction de leur fin propre (telos), dans la Métaphysique (E, VI) et dans l’Éthique à Nicomaque (VI) :
Sciences pratiques (praktikai), qui visent l’action bonne (praxis) : politique, éthique.
Sciences poétiques (poiētikai), qui visent la production (poièsis) d’une œuvre extérieure : arts techniques, rhétorique, médecine au sens artisanal.
Sciences théorétiques (theōrētikai), qui visent la contemplation (theōria), c’est-à-dire la connaissance pour elle-même, sans autre fin que le savoir.
Ainsi, la science théorique est définie par son orientation téléologique : elle a pour but la vérité (alētheia), non l’action ni la fabrication.
2) Caractérisation des sciences théorétiques
Aristote distingue trois grandes sciences théorétiques :
La physique (phusikè epistèmè) : science de la nature, de ce qui est soumis au mouvement et au changement (physis).
– Ex. : étude des vivants, du cosmos sublunaire, du mouvement.Les mathématiques (mathēmatikè) : science de l’être abstrait, immobile, mais inséparable en réalité de la matière (nombres, figures, grandeurs).
– Ex. : arithmétique, géométrie, astronomie.La philosophie première / métaphysique (prôtè philosophia) : science de l’« être en tant qu’être », de l’immobile et du séparé, du divin comme principe suprême.
– Ex. : étude des causes premières, de l’acte pur.
Ces trois disciplines constituent le sommet de la hiérarchie épistémique : elles ne servent pas une fin pratique, mais l’intelligibilité du réel.
3) Critères distinctifs d’une science théorétique
Finalité : la contemplation désintéressée. Aristote insiste dans l’Éthique à Nicomaque (X, 7-8) : la vie la plus divine est celle de la theōria, qui cherche le vrai sans autre utilité.
Objet : ce qui est nécessaire ou éternel, non ce qui est contingent. La science théorétique ne porte pas sur ce qui peut être autrement (to endekhomenon), mais sur ce qui est stable, invariant, universel.
Méthode : la démonstration (apodeixis), exposée dans les Seconds analytiques. La science consiste à partir de principes premiers et à en tirer, par syllogisme, des propositions nécessaires.
4) Place et valeur de la science théorétique
Hiérarchie des sciences : Aristote considère la théorétique comme supérieure, car le savoir pour lui-même est le plus noble et le plus proche de l’activité divine.
Lien avec la praxis : pourtant, même si elle ne vise pas directement l’action, la science théorétique peut orienter la pratique : la connaissance de l’ordre du monde nourrit l’éthique et la politique.
Dimension philosophique : la science théorétique culmine dans la métaphysique, conçue comme la « science des sciences », qui fonde l’ensemble de l’édifice du savoir.
ANNEXE 3 –La division des sciences chez Aristote
1) Le cadre aristotélicien de la division des sciences
Aristote distingue les sciences en fonction de leur fin propre (telos), dans la Métaphysique (E, VI) et dans l’Éthique à Nicomaque (VI) :
Sciences pratiques (praktikai), qui visent l’action bonne (praxis) : politique, éthique.
Sciences poétiques (poiētikai), qui visent la production (poièsis) d’une œuvre extérieure : arts techniques, rhétorique, médecine au sens artisanal.
Sciences théorétiques (theōrētikai), qui visent la contemplation (theōria), c’est-à-dire la connaissance pour elle-même, sans autre fin que le savoir.
Ainsi, la science théorique est définie par son orientation téléologique : elle a pour but la vérité (alētheia), non l’action ni la fabrication.
2) Caractérisation des sciences théorétiques
Aristote distingue trois grandes sciences théorétiques :
La physique (phusikè epistèmè) : science de la nature, de ce qui est soumis au mouvement et au changement (physis).
– Ex. : étude des vivants, du cosmos sublunaire, du mouvement.Les mathématiques (mathēmatikè) : science de l’être abstrait, immobile, mais inséparable en réalité de la matière (nombres, figures, grandeurs).
– Ex. : arithmétique, géométrie, astronomie.La philosophie première / métaphysique (prôtè philosophia) : science de l’« être en tant qu’être », de l’immobile et du séparé, du divin comme principe suprême.
– Ex. : étude des causes premières, de l’acte pur.
Ces trois disciplines constituent le sommet de la hiérarchie épistémique : elles ne servent pas une fin pratique, mais l’intelligibilité du réel.
3) Critères distinctifs d’une science théorétique
Finalité : la contemplation désintéressée. Aristote insiste dans l’Éthique à Nicomaque (X, 7-8) : la vie la plus divine est celle de la theōria, qui cherche le vrai sans autre utilité.
Objet : ce qui est nécessaire ou éternel, non ce qui est contingent. La science théorétique ne porte pas sur ce qui peut être autrement (to endekhomenon), mais sur ce qui est stable, invariant, universel.
Méthode : la démonstration (apodeixis), exposée dans les Seconds analytiques. La science consiste à partir de principes premiers et à en tirer, par syllogisme, des propositions nécessaires.
4) Place et valeur de la science théorétique
Hiérarchie des sciences : Aristote considère la théorétique comme supérieure, car le savoir pour lui-même est le plus noble et le plus proche de l’activité divine.
Lien avec la praxis : pourtant, même si elle ne vise pas directement l’action, la science théorétique peut orienter la pratique : la connaissance de l’ordre du monde nourrit l’éthique et la politique.
Dimension philosophique : la science théorétique culmine dans la métaphysique, conçue comme la « science des sciences », qui fonde l’ensemble de l’édifice du savoir.
ANNEXE 4 - L'âme, la forme du vivant, chez Aristote
Pour Aristote, l’âme est la forme première d’un corps naturel susceptible de la vie ( De anima I–II). Dire qu’une plante, un animal ou un humain a une âme, c’est dire que sa matière est organisée par un principe formel qui réalise et ordonne ses fonctions propres. L’âme n’est donc pas un « fantôme » ajouté au corps mais le principe d’actualisation de ses puissances vitales : elle est la cause formelle et, souvent, le principe d’efficience interne des opérations vitales.
Trois niveaux de l’âme (hiérarchie fonctionnelle)
Aristote distingue trois grandes espèces d’âme, qui s’ordonnent hiérarchiquement parce qu’elles englobent successivement des capacités :
Âme végétative (plantae) : nutrition (trophè), croissance (auxēsis), génération/reproduction. Ce sont des opérations sans perception ; la plante possède les capacités minimales de la vie.
Âme sensitive (zoon) : toutes les fonctions de l’âme végétative + sensation, désir/appétit (orexis), parfois locomotion et perception particulière (vue, ouïe, odorat…). L’animal perçoit des objets extérieurs et peut se mouvoir en vue d’un bien perçu.
Âme intellective / rationnelle (anthrōpos) : tout ce qui précède + la pensée discursive (dianoia), le nous ou intellect, capable d’abstraction et de connaître les universaux. Chez l’homme, l’âme a une faculté intellectuelle qui permet la connaissance théorique et la réflexion pratique.
Distinction précise entre âme végétative et âme sensitive/intellective
Fonctions propres : l’âme végétative se limite aux fonctions internes de constitution et de perpétuation de l’organisme (alimentation, assimilation, croissance, reproduction). Elle n’a pas la capacité de recevoir des impressions sensibles ni d’en faire des représentations. L’âme sensitive ajoute la capacité d’entrer en relation avec l’extérieur par les sens et d’être entraînée par des appétits vers des objets perçus.
Origine des opérations : dans la plante, tout changement est gouverné par des principes internes liés à la forme végétative (chaleur naturelle, nutrition), sans médiation de la perception ; chez l’animal, les mouvements dirigés vers l’extérieur sont motivés par des états appréciatifs produits par la sensation.
Unité et inclusion : Aristote insiste que les capacités ne sont pas des « âmes séparées » empilées mais des moments intégrés d’une seule âme lorsque l’organisme est plus complexe : l’âme sensitive « inclut » la végétative et l’intellective (chez l’homme) inclut les deux inférieures. Ce n’est pas une simple addition d’entités séparées mais une réelle hiérarchie fonctionnelle.
Raison philosophique et méthodologique : pourquoi cette tripartition ?
Aristote fonde la distinction sur l’observation des capacités effectives des être vivants et sur la logique de l’explication causale : expliquer une opération (croissance, sensation, pensée) requiert d’identifier la cause formelle qui la rend possible. La plante réalise certaines opérations parce que sa forme (âme végétative) actualise des puissances matérielles en vues de fins internes (ex. arriver à maturité). L’animal, disposant d’une forme plus complexe, peut non seulement actualiser mais aussi réagir à l’environnement via la perception.Conséquences théoriques importantes
Hylémorphisme : la distinction illustre l’hylémorphisme : la forme (âme) actualise la matière en différents degrés.
Téléologie : l’âme végétative est finalisée : les opérations végétatives sont ordonnées à des fins internes (maturation, reproduction), ce qui montre que la finalité (cause finale) ne se réduit pas à la conscience ni à l’intention humaine.
Unité de l’être vivant : contrairement à une approche « mécaniste » qui expliquerait la croissance par additifs externes, Aristote montre que la croissance implique une assimilation qualitative — preuve que la forme (« nature ») guide et transforme la matière.
Exemple concret (rattaché au texte)
Ton passage sur la phusis parlait de l’« élément premier immanent » et du « principe du premier mouvement immanent ». L’âme végétative correspond parfaitement à cette idée : elle est l’élément formel et le principe interne qui ordonne la nutrition et la croissance. Dans ce sens, la nature de la plante est son âme végétative — cause formelle et finale — qui fait qu’un aliment devient chair végétale (assimilation), tandis que l’addition d’éléments hétérogènes (tas de pierres) relève d’une causalité externe et non d’une âme végétative.Limites et point sur l’intellect : séparation possible ?
Aristote affirme la séparabilité relative du nous dianoētikon (intellect passif) et surtout du nous poietikos (intellect agent/actif) dans certains passages (notamment De anima III, 5–7), ce qui suscite le débat sur l’immortalité de la partie intellective. Mais pour les âmes végétative et sensitive il n’y a pas de séparation : elles sont intimement liées au corps et périssent avec lui. Cette nuance montre que l’âme végétative est un principe strictement immanent et non une substance autonome.
ANNEXE 5 – Le déterminisme physique dans L'ESRIT DES LOIS de Montesquieu
Livres XIV à XIX : La thèse de Montesquieu est que le climat et le terrain créent de grandes différences dans le « caractère de l'esprit » et les « passions du cœur », les « lois » (c'est-à-dire les coutumes, les mœurs, les lois proprement dites) doivent s'accorder à ces différences. Cela rejoint des préjugés encore présents à notre époque : Montesquieu explique d'abord que le physique de l'homme varie énormément en fonction de son milieu climatique, puis finit par dire que la « servitude » est la conséquence naturelle de chaleurs excessives. De même, il affirme que les suicides sont particulièrement fréquents chez les Anglais, ce qui serait lié à leur cliamt froid et humide. En fait, cette tentative pour lier les « lois » au milieu physique consiste donc dans de trop nombreuses références à des pays lointains que Montesquieu et l'Europe du XVIIe siècle connaissaient mal. Autre exemple : es bons pays attirent les invasions, tandis que les mauvais pays ne sont pas la proie des conquérants. Ou : les gens du sud sont timides comme des vieillards et les gens du nord courageux comme des jeunes gens, et d'autre part que les gens du sud ont des passions plus vives qui multiplient les crimes. On voit ici que l'on a affaire à une vision mécaniste : le milieu détermine l'action de l'individu qui en fait partie.