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Billet de blog 11 août 2025

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Thérapie pour une nation : sortir la France de sa dépendance émotionnelle

La France agit en diplomatie comme l’ex toxique que nous avons tous connu : charmeuse, possessive, jalouse, mais incapable d’accepter que les autres refassent leur vie. Nostalgique de sa grandeur passée, elle charge ses relations d’une émotion qui brouille ses choix stratégiques. Avec un besoin maladif d’être au centre, Paris alterne séduction et vexations, flatteries et coups bas.

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Dans ses relations internationales, elle agit trop souvent comme une nation au cœur brisé : prisonnière d’illusions passées, attachée à des récits qui la rassurent mais l’éloignent de ses intérêts. Prisonnière de ses blessures d’ego, elle épuise ses alliés, brouille ses intérêts et confond prestige et influence réelle. De Londres à Berlin, de Rome à Madrid, jusqu’à Alger, ses partenaires reflètent une psychologie diplomatique marquée par la nostalgie, la susceptibilité et un besoin constant de reconnaissance.

Une thérapie s’impose pour retrouver sa souveraineté : Paris doit se libérer de cette dépendance affective, à commencer par ses rapports avec ses partenaires clés. Car une nation émotionnellement instable finit toujours par se mettre elle-même en danger.  Pour redevenir souveraine dans ses choix, elle doit apprendre à s’aimer et à aimer avec lucidité, à coopérer sans se soumettre, à s’affirmer sans arrogance.

L’« entente cordiale » avec Londres — toujours capitale du monde mais capitale d’un empire lui aussi déchu — est un autre mythe que la France aime entretenir tout en ironisant sur son partenaire. On aime se moquer des Britanniques, de leur monarchie (qu’on envie) ou du Brexit, présenté comme un suicide économique. Pourtant, preuve est qu’ils ont obtenu des marges de manœuvre commerciales que l’Union européenne n’a plus — alors que nous savons que ce sont Berlin et Paris qui ont principalement négocié un accord sauvant avant tout l’industrie allemande, tandis que Paris espère capitaliser sur son industrie de services saisonniers en visant toujours plus de touristes, dans un pays qui devient invivable sous l’effet du surtourisme, et où le Français sert plutôt qu’il ne se pose en maître donneur de leçons — comme Paris aime pourtant se voir. Les Britanniques, eux, ont su ajuster leur politique migratoire et commerciale avec une liberté dont Paris rêve en secret. Officiellement, on sourit ; officieusement, on jalouse leur capacité à se réinventer hors du carcan communautaire… et on redoute en silence qu’ils finissent par nous dépasser sur notre propre terrain : l’influence culturelle et linguistique.

On se réjouissait même, lors de leur sortie, du retour du français comme langue unique de l’Union européenne (alors que le français n’est que la troisième langue parlée en nombre de locuteurs natifs au sein du bloc). Il n’en fut rien : juste des gesticulations destinées à flatter notre ego surdimensionné, une pseudo-revanche sur l’Histoire pour compenser la perte économique au profit des Allemands. Nous gardions encore un léger avantage militaire et diplomatique sur Berlin, mais cela aussi s’effrite. L’Allemagne s’affirme désormais militairement avec un budget colossal et n’hésite plus à envisager de redevenir un acteur stratégique de premier plan en allant jusqu’à évoquer l’acquisition de l’arme nucléaire et à lorgner un siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, une fois celui-ci refondé.
Une telle évolution retirerait à Paris son unique atout en Europe continentale et reléguerait la France, au mieux, au niveau de l’Espagne ou de l’Italie… alors qu’elle continue de se penser au-dessus.

Avec Berlin, c’est l’histoire d’un couple imaginaire. Depuis plus de cinquante ans, Paris s’accroche au mythe du « couple franco-allemand » censé incarner le moteur de l’Europe. Mais ce roman, Berlin ne l’a jamais écrit. Côté allemand, on parle de partenariat pragmatique, sans effusion ni serments éternels, et surtout orienté vers un objectif clair : défendre ses intérêts économiques, modeler l’Union européenne à l’image de son industrie, et verrouiller des règles budgétaires qui lui profitent. L’Allemagne a su imposer ses priorités à Bruxelles, capter les bénéfices de l’élargissement à l’Est, protéger son excédent commercial et faire plier l’Europe à ses normes industrielles.

Selon Eurostat, entre 2000 et 2022, l’excédent commercial allemand est passé de 65 à plus de 220 milliards d’euros, tandis que la France a vu son déficit exploser à plus de 160 milliards, un record historique. Preuve que le « couple » a surtout enrichi l’un des deux partenaires. Pendant ce temps, la France, focalisée sur l’image du « couple », a accepté des compromis structurels qui l’ont affaiblie, au point que ce mythe sert aujourd’hui davantage l’ego diplomatique français que les intérêts stratégiques de la nation. Dans cette relation déséquilibrée, Paris s’est faite prisonnière d’une codépendance avec Berlin.

À Paris, on s’est même félicité de la fin du gaz russe bon marché, qui subventionnait l’industrie allemande, en expliquant au Français moyen que c’était là la cause du décrochage national. Puis, nous avons craint l’impact du ralentissement de l’économie allemande sur notre propre économie. Mais l’Allemagne s’adapte, et vite — quitte à bousculer Paris, comme lorsque Ursula von der Leyen a négocié en Écosse, en juillet dernier, des  accords - notamment sur les droits de douane et l’énergie - avec Washington sans que la France ne soit officiellement dans la boucle. Paris en connaissait les détails et les conséquences, mais comment l’avouer? Paris n’est pas naïve, juste contrainte au silence. Pour la France, l’Allemagne est un couple ; pour l’Allemagne, la France est un partenaire utile… parfois.

Avec Madrid, la relation est plus distante mais tout aussi ambiguë. Paris aime se poser en mentor, tout en minimisant les réussites espagnoles. On ironise sur la « fiesta », sur la supposée désorganisation ibérique, tout en feignant d’ignorer que l’Espagne a modernisé ses infrastructures — elle dispose aujourd’hui de plus de lignes à grande vitesse que la France, et d’un meilleur maillage ferroviaire et routier — tandis que nous vivons encore sur nos acquis des années 1980, lorsque le TGV était un symbole français incontesté. L’Espagne a aussi développé ses énergies renouvelables et protégé une partie de son agriculture avec une efficacité que Paris n’a pas su reproduire. Et, sur le terrain agricole justement, la France dénigre régulièrement les productions espagnoles, tout en important massivement leurs fruits et légumes à bas prix pour alimenter ses supermarchés. Derrière la camaraderie latine affichée, une rivalité économique bien réelle.

Avec l’Italie, le rapport oscille entre condescendance et fascination. En façade, Paris cultive une moquerie feutrée : on ironise sur la politique italienne, sa « volatilité », ses scandales, ou sur un certain « théâtre latin ». Mais derrière les sourires, il y a une jalousie profonde : sur l’influence culturelle, sur la mode, sur la gastronomie (qui, malgré avoir conquis le monde, n’est couronnée à Rome que d’un seul restaurant trois étoiles Michelin, La Pergola, aberration révélatrice d’un prisme franco-centré), sur le rayonnement touristique, sur l’héritage romain qui a façonné nos institutions, notre droit, une partie de notre langue et notre urbanisme, et sur ces racines méditerranéennes que Paris préfère diluer dans un récit plus national. À cela s’ajoute l’admiration contrariée pour certaines réussites industrielles italiennes, notamment dans le luxe, l’art, la mécanique de précision ou l’agroalimentaire haut de gamme. De François Iᵉʳ invitant Léonard de Vinci à Napoléon III s’impliquant militairement dans l’unité italienne, Paris n’a cessé d’attirer à elle les artistes, inventeurs et créateurs venus de Rome ou de Florence. Même dans notre imaginaire contemporain, notre grand-mère est souvent plus une nonna italiana qu’une aïeule française. Cette relation mêle rivalité historique, désir inassouvi d’un empire romain jamais égalé en Europe, et envies mal assumées.

La ligne directe qui s’est dessinée entre Rome et Alger, dans la coopération économique, énergétique, migratoire et diplomatique, a été vécue en France comme la trahison du siècle. Mais pour Rome et Alger, elle sonnait comme un retour aux sources : l’Algérie fut le grenier de l’Empire romain, terre natale de saint Augustin, né à Thagaste et évêque à Hippone, que le pape actuel vénère, et patrie de plusieurs empereurs comme Septime Sévère, Macrin ou encore Caracalla1. Elle conserve aujourd’hui le plus grand nombre de vestiges romains au monde en dehors de l’Italie, réalité qui contredit le fantasme français d’une proximité exclusive avec Rome (seul Paris est digne de Rome ; seule Rome est digne de Paris). Cette profondeur historique nourrit un imaginaire méditerranéen commun qui se traduit désormais par des accords concrets. En renouant avec Alger, Rome ne signe pas une trahison, mais retrouve une continuité historique que Paris n’a jamais su entretenir. Et dans ce jeu méditerranéen, l’Italie avance avec mémoire, là où la France avance avec orgueil.

Et donc, il y a Alger. Cette relation est une histoire d’amour forcée et compliquée. Forcée, parce qu’Alger n’a jamais voulu être colonisée ; compliquée, parce qu’elle a été marquée d’un côté par la domination et la violence, et de l’autre par des siècles d’échanges, de combats communs et de solidarités inattendues. On pourrait simplement dire qu’Alger — avec le courage qu’on attend d’un ami fidèle depuis la Révolution française, lorsque la jeune République reçut son aide alors qu’elle était attaquée de l’intérieur et par toutes les nations européennes coalisées contre ses idéaux — a eu la patience du fidèle et tendu un miroir, bien droit, quelles que soient les circonstances. Et nous savons que lorsqu’une relation est émotionnelle, plus on est proche, plus on cherche à blesser l’autre dans l’espoir de maintenir « une » relation.

Cette mémoire, longtemps portée par de supposés liens historiques, s’est peu à peu réduite à ce que la France, en réalité, n’avait su qu’apporter du temps de la colonisation : une coopération essentiellement sécuritaire, où l’Algérie joue souvent le rôle de bouclier contre les menaces terroristes visant le territoire français et de rempart contre une immigration massive incontrôlée. En somme, Alger fait le sale boulot pour que Paris puisse projeter au monde l’image d’un pays ouvert, prêt à accueillir « qui veut » — surtout lorsqu’elle a un ami qui l’aide à stopper l’immigration avant qu’elle n’arrive. Mais Paris n’a pas compris qu’Alger, faiseur de rois latins, a désormais choisi Rome.

Au fond, le basculement d’Alger vers Rome n’est pas qu’une affaire de gaz, de contrats ou de routes maritimes. C’est une affaire de mémoire et de confiance. Là où Paris a entretenu avec Alger un lien passionnel — fait de dépendance, de vexations et de malentendus —, Rome a bâti un rapport d’intérêts clairs, assumés et mutuellement bénéfiques. Dit autrement : la France a géré une relation contrainte et tourmentée ; l’Italie a signé un contrat d’alliance. Or, la politique étrangère ne devrait pas ressembler à une relation passionnelle épuisante. Elle devrait reposer sur la lucidité, la constance et l’anticipation. Sans cela, nous revivrons ailleurs ce qui s’est produit avec Alger : des liens usés par la surenchère émotionnelle, remplacés par des alliances plus rationnelles… mais sans nous.

La tête haute, le regard clair, le cœur froid. Sortir de la dépendance émotionnelle, car un pays émotionnellement épuisé devient imprévisible, vulnérable et, tôt ou tard, inaudible — voire dangereux pour les autres et pour lui-même. Un pays ne survit pas sans priorités stratégiques assumées. Un dirigeant ne représente pas la nation s’il troque ses intérêts contre une influence éphémère dans quelque club mondain. La France doit redevenir maîtresse de ses choix, souveraine dans ses alliances, fidèle à ses engagements et intraitable sur l’essentiel.

Nous ne devons pas avoir honte de qui nous sommes — bien au contraire — mais savoir qui nous sommes, avec nos qualités et nos défauts. Une fois acceptés, nous cesserons d’en être prisonniers et ils deviendront au contraire une force incommensurable au profit de notre renouveau. Ainsi seulement, nous trouverons notre juste place dans le concert contemporain des nations — une place confortable car choisie, non subie, ni imaginaire.

Un sursaut s’impose, non pas de colère passagère, mais de dignité et de vision. Comme le rappelait Charles de Gaulle : « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ». L’Histoire a peut-être fait d’Alger — hier Régence, aujourd’hui République — l’exception la plus troublante à cette règle, tant la France a cultivé un lien sous contrainte et en tension permanente. À nous, désormais, d’être lucides, matures, constants, en somme « froids » dans nos choix en tant que nation. 

Comme le dit l’adage, une nation ne croise un véritable homme d’État qu’une fois par siècle, et toujours à un moment critique de son histoire. La question est de savoir si nous approchons de ce rendez-vous… ou si nous continuerons d’errer en attendant que la lucidité nous y conduise.

Note 1 :
Septime Sévère, bien que né à Leptis Magna (actuelle Libye), gouverna un empire où l’Algérie romaine occupait une place stratégique et culturelle majeure.
Macrin, né à Césarée de Maurétanie (Cherchell), est le seul empereur originaire directement du territoire algérien actuel.
Caracalla, dont la famille était liée aux élites africaines, consolida l’intégration de l’Afrique romaine en accordant la citoyenneté à tous les hommes libres de l’Empire, renforçant ainsi les liens entre Rome et les provinces algériennes.

Citations:

• « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. » — Charles de Gaulle (rappelé en ouverture et conclusion).

• « Pour la France, l’Allemagne est un couple ; pour l’Allemagne, la France est un partenaire utile… parfois. » — formule attribuée à un diplomate allemand, reprise dans Le Monde 2019.

Sources:

• Couple franco-allemand / poids économique : Eurostat (balances commerciales 2000–2022) ; IFRI, Hans Stark, Le couple franco-allemand : réalités et illusions (2020).

• Brexit / marges de manœuvre UK : UK Department for Business and Trade, synthèses des accords post-Brexit (2023–2024).

• Espagne / réseau grande vitesse & infrastructures : Eurostat ; UIC High-Speed Rail Statistics (dernières éditions).

• Italie / Michelin : Guide Michelin Italie 2024 (La Pergola, unique 3★ à Rome).

• Rome–Alger (énergie & coopération) : Communiqués ENI–Sonatrach 2022–2023 ; presse économique italienne.

• Vestiges romains en Algérie : UNESCO (Timgad, Djemila, Tipasa) ; inventaires du Ministère algérien de la Culture.

• Coopération sécuritaire FR–Algérie : communiqués Min. Intérieur / Min. des Armées (lutte antiterroriste, contrôle des flux)

• Débat sur le « nucléaire allemand » (contexte, opinions, options)
Ulrich Kühn, « Germany debates nuclear weapons, again. But now it’s different », Bulletin of the Atomic Scientists, 15 mars 2024.

• Ursula von der Leyen a négocié en Écosse avec Washington
Andrew Gray & Andrea Shalal, « EU chief von der Leyen heads to Scotland for trade talks with Trump », Reuters, 26 juillet 2025.

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