Revirement de jurisprudence à la Cour Suprême : le droit à l’avortement entraîne une avalanche de réactions
Adam Boubel
Depuis bien des années, l’essoufflement de la démocratie représentative et des élections qui en sont la matérialisation nous amène à nous questionner régulièrement quant à l’importance d’aller voter. La décision de la Cour Suprême des Etats-Unis d’Amérique du 24 juin 2022 nous a donné un argument de taille pour se rendre aux urnes, ne serait-ce que pour choisir le moins pire des candidats.
Les membres de la haute juridiction des Etats-Unis ne sont effectivement pas élus. Cependant, ils sont désignés à vie par le Président. Les électeurs définissent donc la sociologie des futurs nominés à la Cour Suprême. Ils sont donc indirectement élus. En fonction de la « chance » de chaque Chef d’Etat étasunien, il aura la possibilité de moduler la configuration et la composition de cette haute instance dont les décisions s’imposent à tous, citoyens comme institutions.
Par « chance », il faut comprendre le décès d’un des Justices, et Donald Trump a eu beaucoup d’aubaine lors de son mandat. En effet, il a eu l’opportunité de nommer 3 juges à la Cour Suprême, alors qu’elle n’en comprend que 9. La dernière nomination en date fut celle de Mme Amy Coney Barrett, une catholique conservatrice catégoriquement opposée au droit à l’avortement. Le plus désolant dans cette nomination est qu’elle intervient en remplacement du siège précédemment pourvu par Ruth Bader Ginsburg, deuxième femme à siéger au sein de la Cour Suprême et fortement engagée pour les droits civiques et politiques.
Parmi les nombreux rôles de cette juridiction : le contrôle de constitutionnalité des lois des Etats fédérés par rapport à la constitution des Etats-Unis. Dans sa décision Roe c. Wade de 1973 qui a abouti à la reconnaissance du droit à l’avortement, la Cour Suprême avait en l’espèce contrôlé la conformité d’une loi d’un Etat fédéré (le Texas) par rapport à la constitution de 1776, et plus précisément son 14ème amendement qui consacre le droit au respect de la vie privée. Pour la Cour Suprême de 1973, le droit personnel d’une femme de choisir ou non d’interrompre volontairement sa grossesse fait partie intégrante du droit au respect de la vie privée.
Comme indiqué précédemment, les décisions de la Cour Suprême s’imposent à tous. De plus, elles ne sont pas susceptibles d’appel. Néanmoins, cela n’empêche pas la Cour Suprême elle-même de revenir sur certaines de ses décisions. Renverser la jurisprudence Roe c. Wade est depuis longtemps un des objectifs primordiaux des conservateurs et du parti Républicain. Donald Trump, qui avait promis de bousculer l’équilibre progressiste-conservateur au sein de la Cour Suprême dans le but de faire gagner les « pro-vie », s’est félicité de la décision et s’est même attribué le mérite de ce retour en arrière. Prochaine étape, l’interdiction pure et simple du recours à l’avortement, déclare Mike Pence, ancien Vice-Président de M. Trump.
Par cette décision, les juges de la Supreme Court n’ont pas explicitement interdit le droit à l’avortement. Ils ont transféré le pouvoir de l’autoriser ou de l’interdire d’une autorité à une autre. Cette compétence vient donc de glisser des mains de l’Etat fédéral vers ceux des Etats fédérés. On peut lire dans la décision ce qui suit: “We now overrule those decisions [Roe c. Wade et Planned Parenthood v. Casey] and return that authority to the people and their elected representatives”. De ce fait, au lieu de garantir l’interruption volontaire de grossesse au niveau national, la Cour Suprême a dévolu cette compétence aux gouvernements et aux représentants de la cinquantaines d’Etats fédérés des Etats-Unis.
Quelques heures après cette décision liberticide, 7 Etats avaient déjà interdit le droit à l’avortement, le Missouri étant le premier à avoir introduit cette restriction. En tout, 26 Etats fédérés sont susceptibles de suivre, soit près de la moitié des Etats-Unis d’Amérique.
Cette décision, allant clairement à l’encontre de l’opinion publique étasunienne (environs 70% de la population était opposée à ce revirement de jurisprudence d’après The Telegraph), a fait naître une vague d’indignation et de solidarité au niveau international.
En France, où les élections législatives viennent de se solder par l’échec du parti présidentiel de rassembler une majorité absolue à l’Assemblée Nationale, les propositions de loi constitutionnelles affluent au Parlement. La consécration de l’IVG comme un droit protégé par la constitution avait été refusée lors du précédent mandat d’Emmanuel Macron.
Aujourd’hui, et après que Mathilde Panot, présidente du groupe parlementaire de La France Insoumise (LFI), ait annoncé le dépôt d’une proposition de loi constitutionnelle par la voie de l’intergroupe de la NUPES, la majorité présidentielle a annoncé son soutien à cette cause et Aurore Bergé, présidente du groupe du parti présidentiel Renaissance (ex-LREM), a d’ores et déjà déposé un texte similaire.
Ce changement de position des macronistes doit être salué. En effet, cela permettra de constitutionnaliser le droit à l’avortement et d’empêcher ses plus ardents opposants, notamment les 89 députés du parti raciste et antiféministe qu’est le Rassemblement National, de s’inspirer de leurs homologues américains et de diminuer le champ, déjà très étroit, des droits des femmes, qui doivent constamment être défendus car quotidiennement attaqués. Néanmoins, le gouvernement a la possibilité de déposer un projet de loi constitutionnel dont l’adoption ne nécessite pas nécessairement un référendum, contrairement aux propositions de lois constitutionnelles.
En se positionnant du côté des forces du progrès, la majorité présidentielle a également un autre but, celui d’entamer cette législature sur de bons termes avec l’opposition de gauche. N’ayant pas de majorité absolue, le gouvernement sera contraint à composer avec les autres forces parlementaires pour faire passer ses textes de lois. Ayant des affinités politiques avec la droite et l’extrême droit, notamment en matière sécuritaire et d’immigration, c’est la gauche qui doit être séduite. Et la décision de la Cour Suprême apporte une opportunité inouïe à « Ensemble ! », la majorité présidentielle.
Au Maroc, le droit à l’avortement est loin d’être un acquis. Les forces de la réaction s’obstinent à vouloir contrôler le corps des femmes et les empêcher de disposer d’elles-mêmes. Lorsque le PJD était aux commandes (2011-2021), l’USFP avait joué son rôle de parti progressiste, même en étant au gouvernement (2017-2021), et avait ardemment défendu les droits des femmes, principalement en matière d’héritage et d’avortement. Ces prises de positions avaient même conduit à une crise au sein de la coalition gouvernementale lors du dépôt des amendements au projet de code pénal. Aujourd’hui dans l’opposition, l’USFP continue à mener ce noble combat.
Pour les autres partis de gauche, notamment le PPS, une proposition de loi a été introduite le 30 mai 2022 portant organisation de l'interruption médicalisée de grossesse. Ce texte, qui reprend en partie le projet que porte l’USFP, comporte un point qui ne peut que semer la confusion : l’avortement des mineures.
Le mariage des mineurs est légal sous certaines conditions prévues aux articles 20 et suivants du code de la famille. La où le mineur.e., qui ne dispose pas de la capacité juridique de contracter, est marié.e tout en restant dépendant.e de ses parents ou de son représentant légal.
On juge cet enfant en mesure de satisfaire à ses obligations familiales mais on le considère encore immature et légalement incapable de passer le plus basique des contrats. Entre 2015 et 2019, les juges marocains ont autorisé plus de 80 000 mariage de mineurs, dont 57% en moins de 24 heures. A ces incapacités rattachées à un mineur, mais surtout à une mineure, on veut aussi imposer la tutelle des parents ou du représentant légal lors de l’interruption de grossesse (article 8 de la proposition de loi du PPS), et cela même en cas de viol (article 9 du même texte) !
Le débat est aujourd’hui ouvert et ne doit plus être mis sous silence, par soucis de pudeur et par peur des tabous. Des femmes en meurent quotidiennement, et des avenirs en sont brisés. Ceux qui se disent « pro-vie », en défendant la potentielle vie des fœtus, devraient avoir honte en sachant qu’une femme décède toutes les 9 minutes d’un avortement clandestin.