L’incident protocolaire à Ankara a créé une tempête dans un verre d’eau en faisant oublier complètement l’essentiel du sujet. A tel point que l’on est en droit de se demander s’il n’a pas été créé exprès, pour noyer derrière cet écran de fumée les propositions malhonnêtes que les deux émissaires européens sont allés transmettre à un dictateur aux abois. Sinon, comment croire que les services protocolaires de l’UE qui ont travaillé avec leurs homologues turcs dans les préparatifs de la rencontre entre Tayyip Erdogan, Ursula Van der Leyen et Charles Michel ne connaissaient pas l’ordre diplomatique, pour commettre une bourde en plaçant deux fauteuils pour les deux hommes, et laissant Van der Leyen dans la confusion avant que celle-ci ne se contente du canapé latéral ? D’autant plus que la scène a été immortalisée par les photographes judicieusement placés derrière une Mme Van der Leyen debout, face aux deux hommes assis tranquillement, avec un Charles Michel affichant même un sourire malin envers sa rivale ?
Quelle était la base des négociations avec Erdogan ? Quelle était la contre-partie du pot de vin que les deux émissaires européens ont été chargés d’offrir à un dictateur bien affaibli ces derniers temps? Quelques petits milliards encore pour qu’il garde les portes de la forteresse Europe bien fermées aux « barbares », à ces flots d’hommes, de femmes et d’enfants en détresse fuyant les guerres et la misère dans leurs propres pays, guerres souvent créés d’ailleurs par les Occidentaux eux-mêmes.
La bouée de secours arrive bien à propos pour sortir Erdogan du pétrin où il était en train de sombrer irrémédiablement. La gronde monte dans le pays. La religion utilisée massivement comme un anesthésiant ne suffit plus à faire oublier le chômage et à calmer la faim. Difficile de rêver au paradis et à ses vierges avec le ventre vide et la tête pleine de calculs de dettes à régler. Même si quelques poignés d’euros promis par l’UE ne représentent pas grand-chose pour l’économie turque, l’arrivée des émissaires européens au pied d’Erdogan a une valeur hautement symbolique.. . Leur visite restaure, surtout aux yeux du public turc, le rôle d’Erdogan comme un interlocuteur indispensable sur la scène internationale, elle lui redonne son aura quelque peu ternie ces derniers temps.
Il est vrai que les quatre millions de Syriens et quelques autres millions d’Afghans, d’Iraniens ou d’Africains dont Erdogan a promis d’être le gardien sont devenus un fardeau très sérieux pour les Turcs. On parle d’un flot humain d’au moins 6 millions de personnes. Les 6 milliards d’euros accordés par l’UE en 2016, pour que les migrants ne finissent pas en Europe, ne sont qu’une goutte d’eau. Une partie a vite été utilisée d’ailleurs par les fonctionnaires européens dépêchés sur les îles grecques pour séparer le bon grain de l’ivraie, les quelques « bons » migrants éligibles au statut de réfugiés et les « mauvais » à renvoyer en Turquie, la poubelle humaine de l’UE. Même en présumant que la totalité de cette somme (dont seulement la moitié a été débloquée à ce jour) serait bien allée directement aux migrants, cela fait 1000 € par personne en tout pour tout !. Soit 200 € par an par migrant depuis 2016, ou 16 € par mois ! Aucun journaliste ou politicien en Europe ne fait ce simple calcul quand il répète à satiété que l’UE a versé 6 milliards à la Turquie pour qu’elle garde les migrants chez elle. Ceux-là sont en fait soutenus par les efforts des contribuables turcs taxés jusqu’à la moelle par Erdogan qui a inventé même un impôt contre… les séismes !
Quant aux Syriens qui constituent dans certaines villes turques un tiers ou plus de la population locale, ils sont considérés de plus en plus comme des profiteurs. Les commerces ouverts par eux ne paient aucune taxe alors que ceux des autochtones coulent face à cette concurrence déloyale. Les Syriens bénéficient de priorités dans les hôpitaux, d’une gratuité médicale et scolaire, ils peuvent s’inscrire à l’université sans même parler la langue du pays, alors que la jeunesse turque s’en trouve exclue par des concours d’entrée très sélectifs qui laissent plusieurs millions de bacheliers sur le carreau, sans espoir et sans travail. Quant aux vieux, ils sont enfermés chez eux depuis le début de la pandémie, autorisés, à peine cette année, à sortir prendre l’air pendant quelques heures . Parmi tous les chefs d’Etat, Erdogan semble être le seul à adopter les mesures préconisées par Ursula van der Leyen qui voulait, au début de la pandémie, qu’on enferme les vieux jusqu’à la fin de l’année !
Les haines et les frustrations de toute sortes s’accumulent non seulement contre les migrants mais également contre une Europe qui impose à la Turquie la garde des migrants de presque le monde entier. Les griefs ne sont pas seulement sur le plan économique. Il y a un autre aspect, encore plus inquiétant même, sur le plan politique : des milices lourdement armées, recrutées en grande partie parmi les rescapés du régime syrien, et prêtes à défendre le dictateur d’Ankara contre la moindre tentative de soulèvement populaire. Ils étaient déjà sortis dans les grandes artères d’Istanbul après les dernières élections générales en 2018, déchargeant leurs kalachnikovs dans tous les sens, en toute impunité. Tout cela pour faire pencher en faveur de l’AKP d’Erdogan un verdict populaire qui tardait à s’affirmer, et pour montrer leur capacité à terroriser ceux qui croyaient encore possible de défendre leurs bulletins dans ces mascarades électorales.
Pour l’instant, l’escalade reste plutôt verbale, à coups de clavier sur les réseaux sociaux, entre ceux qui rappellent au dictateur d’Ankara la fin tragique de Mussolini, et les militants des bandes armées qui promettent ouvertement un bain de sang inouï « si on touchait ne serait-ce qu’à un seul cheveu d’Erdogan ». La société civile est paralysée sous la menace d’une guerre civile qui transformerait la Turquie en une Syrie-bis démultipliée. Dans un tel cas, le pays qui sert actuellement de gardien de la tranquillité européenne ne pourrait plus jouer son rôle de tampon entre l’UE et les zones de guerre syrienne, irakienne ou même iranienne ou afghane. Et l’UE ne pourrait plus faire retenir les flots humains contre une bouchée de pain jetée au garde-chiourme. Le barrage sauterait et la bombe humaine exploserait en pleine figure de l’Europe.
On parle souvent du « chantage honteux » d’Erdogan. Le chantage n’est possible que contre celui qui est coupable de quelque chose. En l’occurrence, l’Europe opulente, qui veut garder bien fermées les portes de la forteresse, doit s’interroger sur sa propre politique envers les migrants. Ce qui est honteux, c’est cette nouvelle tentative de corruption dont les deux émissaires sont partis discuter les modalités à Ankara. Ce qui est honteux, c’est d’offrir des pots de vin à un caïd pour débarrasser l’Europe d’un problème humain. Et ceci, tout en se faisant le chantre des droits de l’homme, tout en sermonnant les autres pour leurs manquements. Ce qui est honteux c’est cette politique de la carotte et du bâton, en sortant du fond du sac la discussion vieille de plus d’un demi- siècle sur l’adhésion turque à l’UE. Les Turcs considèrent cela comme une mauvaise blague qui ne fait plus rire, presque comme une insulte, et ils préféreraient même se débarrasser de cette union douanière ubuesque, signée en 1999 et qui marche à sens unique, au profit de l’UE.
Alors Madame Van der Leyen et Monsieur Michel, au lieu de vous faire les estafettes pour distribuer des pots de vin et des sermons sur les droits de l’homme, allez voir un peu comment sont traités les humains qui s’entassent aux portes de Paris. Assistez à une opération policière à 5 heures du matin, où on déchire les tentes et les couvertures de ces misérables, où on confisque leurs maigres biens, jusqu’à leurs chaussures en plein hiver ! Il est vrai que la police installe un périmètre de sécurité très large à ses opérations pour en écarter les journalistes et les associations, mais si vous montrez vos passeports diplomatiques, on vous laisserait peut-être entrer, Monsieur en premier, et Madame derrière, conformément à l’organisation des services de protocole de Charles Michel et de Van der Leyen . Le débat tournerait encore autour d’une bourde protocolaire au lieu d’aller au cœur du vrai sujet
Adam SESVER