La trousse
C’est l’histoire d’une auteure (appelons-la France, allez) qui s'apprête à écrire son prochain ouvrage (le précédent n'ayant pas été bien fâmeux, tiens). Et qui doit, pour ce faire, commencer par choisir avec quoi. Pour se décider, elle procède par échantillons avec ce qu’elle a dans sa trousse, classés par ordre de préférence :

Contrarié par ce classement, le Stabylo a préféré laisser sa mauvaise mine à l’air, espérant suffisamment tâcher la trousse pour changer les conditions de rangement.
La lame de cutter rouillée choisit de se frotter au cutter gagnant, rêvant d’une redoutable incisivité.
Le Mont Blanc finira quant à lui en brocante.
Les heureux finalistes
Le stylo digital
- Particulièrement tendance. Conçu pour s’adapter à toutes surfaces, il peut donner l’illusion d’en épouser les aspérités, tout en gardant au fond la même ligne d’écriture pour toutes.
- Un laser intégré au capuchon se déclenchera sans manquer de viser les yeux de l'auteure en cas d’arrêt du stylo. La menace de cécité invite à la concentration et lutte contre le manque d’inspiration.
- Chaque chapitre devra comporter cinq placements de produits, douze anglicismes, un gif wtf, et terminer par une punchline. Les pages paires seront consacrées aux pages de publicité, fournies par les dix premières entreprises cotées en bourses.
- Les mots longs, désuet, équivoques, les mots considérés comme nuisibles au dynamisme du projet grammatical seront mis à la marge.
- Le papier utilisé est très épais et glacé, mais au bout de trois livres achetés, une graine d'hortensia sera planté dans une école.
- Le mode d’emploi du stylo est principalement accessible par ses fabriquant-e-s, qui se font très dicsret-te-s.
- Bien qu’employé dans de nombreux écrits, les auteur-e-s revendiquent rarement son utilisation, ce qui empêche d’établir une liste claire d’exemples comparatifs.
Le cutter
La pratique du cutter a en revanche été utilisée pour écrire un grand nombre de chapitres. Il suffit à notre auteure d’ouvrir quelques archives encore fraiches pour y relire des histoires pleines d’étoiles jaunes, de triangles roses, rouges, marron, noirs, violet, de peste brune. Et sans faire l’effort de considérer ces mémoires, il n’y a qu'à jeter un œil au rayon international de la bibliothèque. On ne manque pas d’histoire écrite au cutter. Il y a celle qui concentre les accents (les aigus, les graves, les circonflexes) depuis quelques mois dans un cercle au coin d'une page cornée, et qui les gomme. Une par une, et en masse. Il est ordonné aux familles de mots elles-mêmes de gommer leurs propres accents. Il y a l’autre, dont les lettres capitales des noms propres emprisonnent les lettres capitales de début de phrase, jugées pour avoir le verbe haut. Aujourd’hui, chaque lettre capitale suspectée d’initier un slogan de révolte est menacée de dilution totale. Il y a aussi ce livre, en phase terminale d’écriture, dont les pages sont lacérées. Des phrases entières en fuite. Des milliers de mots tombés dans les entailles du papier.
Des exemples d’histoire au cutter, on en a.
- Le cutter de notre auteure est livré avec un mode d’emploi simple. Il est stipulé qu’écrire en couleur ne sera pas toléré, au profit exclusif du bleu (la difficulté à écrire en blanc n’étant plus à démontrer). La majorité des propositions ramènent à celle-ci.
- Ce qui est délicat avec cet outil, c’est qu’il est construit en deux parties. La lame, et le manche. La lame présentée n’est pas la première que ce manche a serré dans sa bouche. Il en a maintenu bien d’autres avec lesquelles il a gribouillé sur des paragraphes entiers. Il vénère les cutters du passé, s’allit avec les lâmes d’aujourd’hui. Assure que les petites lettres seront protégées d’une menace qu’il invente, si elles suivent les règles de non-ponctuation : toutes au même rythme et sans reprendre son souffle. Les accents seront bannis, les débuts de phrases contrôlées, les nouveaux mots raturés, et tout sera écrit à la verticale. Les mots sans racine latine passés au Blanco, la langue employée se réduira à quelques milliers de mots.
Cette version de l’histoire, l’auteure ne paraît pas l’envisager. Malgré les archives, les récits internationaux, les gribouillages du manche et ses intentions. Comme si le drapeau sur la couverture de son livre l’exemptait de toute possibilité d’écriture dictatoriale. Comme si sa génération avait fini par croire à la suprématie occidentale, invincible grâce à son bouclier République - Démocratie - Laïcité et à son laser Pays - des - Lumières. Imperméable à la probabilité d’une guerre, incapable, dans sa prétention suicidaire, d’en considérer les réalités. Comme un nuage dont nos frontières sont censées nous protéger.
Dimanche, s'il passe, le cutter deviendra le couperet de nos poings levés.