
Avant-hier, c’était dimanche. Un dimanche qui chouine du gris, qui insiste pour qu’on reste au lit. Mais avant-hier, à Toulouse, c’était aussi le jour du rassemblement #Metoo dans la vraie vie. Et on y avait prédit qu’une flopée de personnes avec une tempête dans la bouche viendrait y déposer leurs crachats.
Pour des raisons personnelles, j’avais choisi de ne pas me rendre à cet événement. Et puis j’ai entendu les échos lancinants de tensions internes au sein de l’organisation. Qui ramenaient de plus en plus de dires de pire en pire. Des propos de personnes outrées de s’être faites renvoyer de l’équipe pour avoir exigé l’exclusion des femmes voilées, des travailleur·se·s du sexe et des personnes transgenres de ce mouvement public. Parce que ce phénomène de rejet ne se réduit pas à des petits conflits au sein d'un élan collectif naissant, j'ai commencé à regarder de plus près leurs agissements à cette occasion.
Entrée-plat-dessert
Ces tentatives d’intimidation ont pu prendre, suivant les étapes de l’événement, plusieurs formes. Un démarrage, donc, avec l’insistance de propos discriminatoires et menaçants malgré les communiqués des organisatrices (en réunion et sur les réseaux sociaux). Une minutieuse mise en scène durant l’événement cherchant à produire sidération, confusion, accaparation de la parole et retournement de situation. La moindre défense pouvait y être récupérée pour constituer la preuve de notre terrrrrible agressivité. Ce qui nous amène au troisième point : la « dénonciation » nominative de personnes sur les réseaux sociaux présentées comme ultra-violentes pour avoir… poussé une pancarte en forme de pénis. Oui. Je me dis que c’est en retenant ce genre de détail que je ferai une formidable grand-mère qui radotera hilare ses souvenirs de jeunesses au coin du feu... Mais plus sérieusement, nous savons pertinemment que les groupes féministes sont bien souvent la cible de personnes d’extrème-droite qui cherchent des noms. Le fait de nommer sans leur consentement des femmes en opposition avec ces idées excluantes qui rejoignent bien souvent celles de l’extrème-droite, peut s’avérer dangereux. Et j’ai bien peur que personne ne soit dupe de ça, que l’objectif de ce procédé est conscient de sa toxicité.

Après avoir compris dans quel genre de tambouille on se situe, je souhaiterais revenir sur l'un de ses ingrédients, les premières phrases, seules tentatives d’échange en réunion qui m’ont été rapportées (et qui m’ont décidé à aller soutenir mes ami·e·s à cet événement) :
L’une, inclusive : Moi, je ne parle pas à la place des personnes concernées.
L’autre, excluante : Si on laissait toujours les personnes concernées parler, on aurait laissé les Juifs se débrouiller tout seuls.
Alors quand on commence une discussion par un poing Godwin dans la face de son adversaire, on peut se dire que le combat risque être de haute volée. Je ne vous cache pas que la suite de la réunion fut rude, et préfère vous en épargner le déroulé.
Au-delà de l’indécence de l’accusation sous-jacente et de l’utilisation abusive d’un drame historique pour servir une posture personnelle, nous pouvons essayer de comprendre en quoi ce genre de phrase est simplement un outil stratégique de communication. Je ne cherche pas à nourrir ici un parallèle entre la seconde guerre mondiale et le patriarcat, mais m'arrête sur une phrase prémachée balancée en pleines dents. Observons donc un temps les mécanismes d'attaque des gen·te·s qui raffolent de ce genre de procédés, de formules applicables en kit à de biens nombreuses situations (ainsi, nous verrons l’industrie de la viande comparée à la Shoah au même titre que les travailleur·se·s du sexe et les femmes monothéistes traité·e·s de collabo à un rassemblement contre les violences faites aux femmes).

Manipuler son audimat en trifougnant ses archétypes
Les archétypes sont souvent utilisés pour diffuser un message, mais sans passer par le conscient de son/sa destinataire. Comme un calque intégré par votre mémoire et qui viendrait se poser sur votre vision du monde sans que vous ne vous en rendiez compte. Les manier avec subtilité relève de techniques aussi bien utilisées dans les contes que dans les pubs. Parce que manipuler avec habileté ces schémas, c’est prendre le pouvoir de susciter une sensation d’angoisse ou de réconfort suivant le propos à véhiculer. Et accoler le calque d’un archétype (l’héroïne, par exemple) sur une personne qui représente pour vous l’inverse (une femme qui vous insulte violemment à côté d'une pancarte en forme de pénis, par exemple), ça peut créer un état de confusion qui empêche de se défendre correctement. Quand on vous traite de collabo alors que vous organisez un rassemblement contre les violences faites aux femmes, le calque que vous greffent à la tronche celles qui se revendiquent de la case Héroïnes, cherche juste à troubler le jugement des autre à votre égard, et votre regard sur vous-même. Ca peut laisser sur le carreau avec une sensation d’horreur, marmonnant un « maiscommentonpeutdiredeschosescommeça », incapable d’y répondre avec sang-froid, sans pour autant douter de la légitimité notre position initiale. Tordre ces codes inconscients pour tenter de les faire rentrer dans votre reflet, c’est une manipulation qui peut faire très mal.

Ici, la seconde guerre mondial est résumée à l’unique oppression assassine des personnes juives. C’est une posture qui permet de créer une seule et même figure de LA victime, imprimée sur une carte Joker que l’on peut ressortir à n'importe quel moment de n'importe quel jeu. Et en transposant ces personnages, bien encrés dans l’inconscient collectif, sur des visages réels, on peut ainsi tenter de changer la distribution et de tordre l’histoire. Voici la version que ces personnes nous suggèrent, à travers ce parallèle entre les violences systémiques faites aux femmes dénoncées par #Metoo et la seconde guerre mondiale :
Les victimes : les personnes juives sont transposées aux femmes, celles qui méritent donc de se faire désigner en tant que telles parce qu’elles auront consenties à être sauvées par une soeur plus forte qui lui montrera la voie du Juste antipatriarcal, puisque qu’elles ne savent pas se « débrouiller » seules. Celles qui s’y refusent passeront illico dans la case « collabo ». Mais sous les ailes d’une sororité immaculée, elles seront protégées des bourreaux, et surtout, d’elles-mêmes.
Les bourreaux : les nazis sont ici les personnes dotées d’un pénis.
Les sauveur-se-s : les pur·e·s, les sacrifié·e·s à l’hôtel de leur propre intégrité, la fameuse résistance française citée de la troisième à la terminal est accolée à… elles-mêmes (celles qui ne laissent donc pas parler les concerné·e·s pour les sauver).
Les collabos : le rôle de ceux et celles dont on parle nettement moins dans les manuels d’Histoire est ici attribuée à toutes les personnes subissant des oppressions institutionnelles, mais jugées comme les rouages d’un système agresseur. A savoir, donc, les femmes voilées (le visuel « arrache les yeux de ton voileur » indique en un regard le niveau atteint sur le baromètre de l’islamophobie), les travailleur-se-s du sexe (souvent associées à un mystérieux lobby dont le but serait d’enrôler nos enfants dans une ronde maléfique où tous les pédophiles se tiendraient par la main au royaume de la pornocratie), les personnes trans (les femmes trans seraient donc des hommes qui se déguiseraient en femme pour étendre pépouse leur pouvoir de dominateurs phallocrates en s’entrainant à marcher en talons à paillettes. Les hommes trans, quant à eux, sont des traîtres.).
Bon. Après avoir passé un coup de passoire sur tout ce petit monde présent au rassemblement, il n’en restait guère pour convenir au visage établi de LA victime du patriarcat en mission pour libérer toutes les femmes du monde de leur propre choix : le leur. Un visage très majoritairement blanc, cisgenre, athée, rarement en dessous de 35 ans.

Rappelons que, sans bien évidemment nier la réalité du génocide des personnes juives pendant la seconde guerre mondiale, les victimes du fascisme concernaient de nombreuses communautés : les personnes en situation de handicap, homosexuelles, racisées, neuroatypiques, trans, antifascistes, militantes, nomades… Et le manque d'informations accessibles à ce sujet m'assure que je dois oublier un paquet de gen·t·e·s. De nombreux·ses historien·ne·s ont tout de même tenté de démontrer que le nombre de personnes nomades tuées pendant cette guerre était supérieur à celui de toutes les communautés touchées. Sans rentrer dans une compétition morbide, on ne peut pas nier le gouffre qui sépare les traitements de reconnaissance génocidaire suivant la position sociale des victimes. Et cette représentation sélective désigne bien qu’il s’agit, en citant les victimes de guerre mondiale, de trouver un symbole pour lui faire dire n'importe quoi, un mot magique qui puisse crisper ou détendre par ses phonèmes, et pas un parallèle historique censé et constructif. Des personnes concernées, menacées, il y en avait plein en fait. Pas des personnes qui, par bonté d’âme, donnaient leur vie pour sauver les victimes juives, mais des personnes qui se défendaient et qui se sont potentiellement unies. Cette figure unique de la victime est stratégique, une manière de créer un masque dont nous avons tou·te·s inconsciemment intégré les traits, pour l’appliquer sur qui bon leur semble et produire son petit effet.
On respire, on prend du recul, et on remet de l’ordre
Les victimes de violences systémiques, de maltraitance mentale, corporelle, sexuelle, non représentées dans les médias, celles et ceux dont les plaintes ne sont pas prises au sérieux, sont moquées, retournées contre elles-eux, ce ne sont pas uniquement des personnes victimes de sexisme. Le validisme, la transphobie, la putophobie, l'homophobie, le racisme, l’islamophobie, l’antisémitisme, la psychophobie, le mépris de classe, écorchent et tuent. Ces personnes-là se sont rendues à un rassemblement censées souder, accueillir la parole des personnes minorisées. Ben non, elles ont débarquées avec des pancartes pour hurler leur haine à la personne à côté d’elles, venue pour une déjà bien délicate cause commune.
Les femmes voilées subissent des discriminations quotidiennes, des interdictions de travailler non-laïques par des sociétés privés, des persécutions de rue, des diffamations constantes alimentées par les médias (la peur, ça fait vendre, c’est pas nouveau)...
Les travailleur-se-s du sexe subissent une stigmatisation permanente, des accusations outrancières ou une victimisation systématique, une contradiction de droits aux répercussions désastreuses (possibilité d’exercer en toute légalité, mais pénalisation du client qui nourrit les rapports possibles de pouvoir, impossibilité d’utiliser l’argent gagné au risque de mettre la personne recevant ce gain en posture de proxénète condamnable par la loi…)...
Les personnes transgenres, non-binaires, intersexes, sont pathologisées, noyées sous un parcours administratif labyrinthique, souvent fétichisées, sous-représentées… les changements de mention de genre à l'état civil étaient encore sous condition de stérilisation en 2016, alors que les enfants intersexes se font encore mutilés au nom du genre binaire.
Et iels se prennent des pancartes dans la tronche qui les décrivent comme des monstres.

Mais pour parler de toutes ces oppressions, je vous invite à aller voir les personnes concernées désireuses de vous expliquer, les associations adéquates, les articles, les vidéos... qui en parleront bien mieux que moi.
Tiens, parler c'est ce que j'ai tenté de faire à une ou deux personnes excluantes pendant #Metoo dans la vrai vie. À ma question « mais madame est-ce que vous pouvez comprendre que nous venons combattre des oppressions systémiques et que vous venez attaquer des individus ?», la dite-dame m’a désigné une de leur pancarte tombée dans une fontaine qu’elles-mêmes avaient rempli de faux sang et a redoublé ses cris offusqués « MAIS REGARDEEEEEEZ, c’est vous qui êtes VIOLEEEEEEENTS, REGARDEEEEEEEZ !!!!! ». Ce « regardeeeeeez » s’adressait clairement aux caméras juste en face. Elle savait parfaitement qu’elle pouvait jouer sur l’angoisse du décor installé (le sang, le monde qui crie tout autour), sur la crédibilité de son personnage (une femme âgée en détresse), et le symbole désignée (un slogan maculé de rouge, une dégradation de leur liberté d’expression).
« Mais madame, c’est un carton qui flotte. C’est un bout de carton qui a été mis dans de l’eau. Vous comparez vos attaques à mon encontre à une affiche qui flotte ? ». Oui, et sans aucun souci.
Allez, une autre discussion, dont la stratégie, moins subtile, n’en reste pas moins une :
Moi : Mais madame est-ce que vous pouvez comprendre que nous venons combattre des oppressions systémiques et que vous venez attaquer des individus ?
Elle : Ah oui oui, nous on fait ça.
Moi : Vous faites la nuance entre les deux combats ?
Elle : Ah non non, nous on n’a aucune nuance. Des grosses connes, on est.
Moi : Bon. Vous allez survalider tout ce que je dis, on va pas pouvoir parler ? Vous allez me bouffer de l’énergie, là.
Elle : Ah oui oui, je vais vous bouffer de l’énergie.
Moi.: Okay, très constructif
Elle : Ah non, nous on est pas constru…
Bref.
Les enfants sont souvent très très fier·e·s quand iels découvrent ce pouvoir de rendre chèvre en répétant ce que dit l’adulte en face.
Autour de moi, il y avait une organisation en état de sidération, de nombreuses personnes transgenres et allié·e·s qui ont pris la lourde peine de s’opposer avec leurs voix, avec leurs corps aux horreurs proférées à leurs encontres, des gen·te·s qui pleuraient, des passant·e·s perdu·e·s, des journalistes qui ne savaient plus où donner du micro. Et il m’a semblé que toute cette scène se jouait sur un coude de l’histoire du féminisme. Ces femmes, plus âgées, fulminantes, rouges de haine, face à ces jeunes personnes en réaction. J’ai parfois la sensation d’assister aux derniers souffles d’un féminisme qui crache sur ces propres cendres en espérant réanimer leur flamme, à un râle agonisant, une plainte rageuse qui voudrait embarquer tout ce qu’elle peut avec elle dans ce gouffre. Je comprends qu’on hurle de ne pas vouloir mourir. Mais parce que ces attaques participent aux stéréotypes ambiants qui peuvent rendre infernale la réalité des personnes humaines qui sont derrière ces symboles, j’aurais espéré, vraiment, que vous ayez une mort moins haineuse.

P.S : je ne doute pas des petits mots doux que je risque recevoir après la publication de cet article. Je vais tenter de me préserver, et ne répondrai pas aux messages haineux. En revanche, s'il y a des personnes concernées qui veulent contredire ou compléter les information que j'ai données, je les invite à me faire part de leurs indications (et je n'hésiterai pas à modifier les phrases qui posent soucis). Merci !