Mépris de classe
Une majorité de collègues conjuguent des pratiques paternalistes teintées de mépris de classe à des affects autoritaires, racistes et sexistes. Déterminées par la structure du système institutionnel, ces pratiques ne sont ni pensées ni questionnées. Les revendications sur le manque de moyens, dès lors qu'elles s’expriment, ne s'accompagnent pas d’une remise en cause du dispositif disciplinaire de l’école. La structure éducative, élitiste et classiste, implique pour les professeurs de s’adapter au quotidien à des mesures absurdes et réactionnaires, dénoncées cependant par quelques collègues. Je ne suis pas le seul prof à penser en effet que pour poursuivre dans ce métier, il est nécessaire de “composer avec le matériau existant”, c'est-à-dire avec les élèves ; partir de leurs affects et de leurs personnalités, tout en résistant aux sirènes de l’autoritarisme. Et c’est bien là le problème : une majorité de collègues se considèrent comme les dépositaires d’une mission sacrée : la réussite de leurs élèves, et appréhendent l’autorité comme le corollaire indispensable à cette réussite, sans questionner le mythe de la méritocratie.
Par ailleurs, l'enseignement, fondé sur un rapport de pouvoir, s'accommode très bien de l’arsenal législatif néolibéral qui renforce la sélection sociale. Car si les contre-réformes néolibérales dégradent nos conditions de travail, elles participent à ancrer dans la conscience de certains profs l’idée que tous les élèves peuvent s’en sortir à condition de s’en donner les moyens. Déconstruire ce mythe équivaut dès lors à ce que la question des revendications sur le manque de moyens humains et matériels s’articule à une dénonciation de la structure elle-même. Ce qui est loin d’être le cas.
Lorsqu’ils sont en salle des profs, beaucoup d’enseignants parlent des élèves en employant de petites phrases humiliantes, des adjectifs disqualifiants, voire des insultes. C’est toujours sont couvert de plaisanterie pour tourner en dérision le fossé entre ce qu’on attend des élèves et ce qu’ils sont capables de réaliser. L'humour permet de construire un entre soi, une complicité autour du fameux cliché selon lequel le niveau serait de plus en plus faible. Signe d’un mépris de classe plus ou moins assumé et plus ou moins conscient, l’humour témoigne de la frustration de certains collègues confrontés à des enfants qui ne saisissent pas la moitié des savoirs qu’ils leurs sont délivrés. Détenteurs du savoir et de l’autorité, une majorité d’enseignants se plaint à longueur de temps du manque d’entrain et d’implication des élèves, ce qui entraîne aussi l’isolement d’autres collègues qui fuit la salle des profs et son climat anxiogène. Ce mépris de classe qui s’exprime au quotidien participe à cimenter une identité corporatiste et alimente un rapport de pouvoir entre enseignant et enseigné qui s’inscrit dans un imaginaire méritocratique. Beaucoup de profs, comme je l’ai dit, ont la volonté de faire réussir leurs élèves.
Tout le champ lexical autour de “l’égalité des chances” permet de reporter sur ces derniers la responsabilité de leur propre échec. Bavardages, indiscipline, manque de travail ou de concentration, sont autant de facteurs qui servent à déterminer qui peut prétendre à une bonne orientation, et qui n’est pas fait pour l’école, comprenez : qui doit partir en apprentissage dès 15 ans et se mettre au service des patrons.
Réussir, c’est-à-dire s’insérer sur le marché du travail et de la formation en essayant de parvenir à une position moins précaire, ne serait donc qu’une question de volonté. L’arnaque de la méritocratie annule ainsi toute pensée critique quant à la fonction première du système éducatif : domestiquer et trier les enfants des classes populaires. Prendre conscience que l’on n’est qu’un rouage dans cette grande machine à reproduction sociale, constitue à mon sens un préalable pour questionner le rapport de l’enseignant aux élèves et à l’institution.
Déconstruire l’idée rassurante selon laquelle nous serions au service de la réussite des élèves. Cesser de penser l’école comme un “sanctuaire”, c’est-à-dire comme un espace évoluant en dehors du régime capitaliste. Ne plus se leurrer quant à l’idée que les élèves sont triés en fonction de leur aptitude à se montrer dociles et maîtrisant les codes de la culture dominante. C’est ici qu’intervient la question de la laïcité, penser comme le mode opératoire central de l’autorité.
Racisme et sexisme : laïcité et police du vêtement
La laïcité sert à légitimer et à propager un racisme d’atmosphère. Si pour certains enseignants le signifiant “laïcité” ne renvoie qu’à une formule abstraite et vide de sens - le “respect du vivre ensemble” - pour d’autres, il constitue le socle d’une identité nationale et républicaine justifiant la police du vêtement. La laïcité fonctionne dès lors comme un marqueur identitaire qui se traduit par un dispositif de surveillance des élèves quant à la façon dont ils s'habillent. J’ai ainsi été témoin de scènes où le CPE rappelle à l’ordre celles qui remettent leurs voiles devant les grilles du collège, ou bien de collègues qui punissent celles qui portent des abayas ou des bandeaux dans les cheveux (qui ne seraient que des hijabs dissimulés).
A cela s'ajoutent les injonctions contradictoires que doivent subir ces adolescent·es. On leur martèle au quotidien l’idée que la liberté d’expression est sacrée, lorsque dans le même temps tout propos non conforme à ce qu’attend l’institution est signalé à la direction et/ou au procureur.
Dans mon collège, des enfants se sont ainsi retrouvés avec leurs parents au commissariat après des paroles formulées en classe. Ce qu’ont compris ces élèves, c’est que la laïcité sert de paravent à l’islamophobie de l’Etat et du service public de l’éducation. Dans le même temps, rien d’étonnant de constater qu’ils ont intériorisé une vision punitive et répressive de la laïcité. La novlangue de l’institution cache mal la fonction première de la laïcité, consistant à racialiser les problèmes sociaux et donc à appréhender ces élèves à partir de leur condition de racisés. Ce racisme d’atmosphère s’exprime également lors d’événements ponctuels. Lors d’une journée culturelle organisée par la vie scolaire par exemple, beaucoup d’enfants avaient la volonté de venir avec des drapeaux, qui de l'Algérie, qui de la Turquie, etc. La direction, paniquée, s’est empressée d’interdire les drapeaux sous prétexte de lutter contre les “dérives communautaires”. Autre exemple : chaque année les élèves de 3e demandent à ce qu’en fin d’année ils puissent organiser un bal. Cette demande leur est systématiquement refusée au prétexte que cela attirerait les gens du quartier.
Ces exemples montrent comment la laïcité s’inscrit dans une dynamique plus large d’universalisme blanc et identitaire. Dans le cadre de mes cours “d’éducation morale et civique”, faire comprendre aux enfants que la loi de 1905 garantit les croyances de chacun et protège leur liberté de culte est un exercice difficile, tout comme il est difficile d’affirmer que le racisme est un délit lorsqu’il est banalisé dans les médias mainstream et qu’ils le vivent au quotidien.
Ce racisme d’atmosphère se conjugue à d’autres formes de domination sexiste. Chaque année, la chasse au voile ou à l’abaya s’accompagnent dès le printemps de récriminations d’une majorité d’adultes auprès des filles qui portent des crop top et dévoilent leurs ventres. Le contrôle du vêtement que subissent ces filles repose cette fois sur l’idée que les enfants n’ont pas à se vêtir comme elles le souhaitent et doivent porter une “tenue décente”. Jamais définie ni encadrée, cette expression est la porte ouverte à toutes les remarques et attitudes sexistes des adultes envers les enfants.
Les élèves filles subissent d’autres injonctions contradictoires, entre vêtements soient trop longs (religieux) ou soient trop courts (indécents). Dans le pire des cas, j’ai déjà entendu certains collègues se plaindre d’élèves qui étaient trop dénudées (à cause d’un décolleté ou d’un croc-top), sexualisant ainsi le corps d’adolescentes de 14 / 15 ans. Dans d’autres cas, l’idée dominante et partagée par de nombreux collègues est celle qui consiste à dire que l'école doit apprendre aux élèves à s'habiller correctement pour les former à leur future vie de travailleur-euse-s. Sous couvert là encore de “vivre ensemble”, la communauté éducative refuse à ces adolescent-e-s le droit de s’habiller librement. Les tentatives d’imposer l’uniforme constituent ainsi la réponse du pouvoir aux contestations des lycéen-ne-s et des collégien·nes qui en 2020 se sont mobilisé·es pour exiger le droit de s’habiller comme ils et elles le souhaitaient.
Le port de l’uniforme répond dès lors à un désir d’ordre exprimé par une grande partie du corps enseignant. Ces affects réactionnaires, qui font de l’école un laboratoire de l’autorité raciste et sexiste, se conjuguent aussi à l’idée classiste selon laquelle elle doit être l’antichambre de l’usine et de l’entreprise. Les élèves, considérés comme de futurs travailleurs dociles, doivent apprendre dès l’école à se conformer aux règles du salariat et de l’exploitation. Cette représentation de l’école au service de l’entreprise n’a rien d'étonnant si l’on considère que le monde enseignant à accepter, soit par passivité, soit par résignation, de se conformer aux nouvelles méthodes de management néolibérales.
Conformisme et concurrence
On passe beaucoup de temps à évaluer les élèves. Dans chacune de nos disciplines, mais aussi par le biais de dispositifs nationaux stupides et dénués de sens. Le métier est par ailleurs très individualisé, ce qui favorise la mise en concurrence entre profs et renforce le malaise au travail. L’école a importé en son sein des techniques de management dans son fonctionnement. Cela se traduit par le vocabulaire employé, par les réunions vaines et par des tâches administratives tout aussi inutiles. Mais cela s’exprime aussi dans les rapports entre collègues. Beaucoup de collègues s’observent et s’évaluent : qui fait mal son travail, qui est toujours en arrêt, qui n’a pas surveillé les carnets, qui n’a pas rempli les bulletins à temps, etc.
Beaucoup de collègues se pensent meilleurs que son voisin, beaucoup de collègues se vantent de ne pas être bordélisés. Dans ce dernier cas de figure, ce sont généralement des profs qui font régner la terreur dans leur classe. Cette mise en concurrence est rendue possible par le “syndrôme du bon élève” que j’ai pu observer chez une majorité d’enseignants : n’étant jamais sorti du système éducatif, ces derniers rejouent ce qu’ils ont vécu comme élève, en intériorisant les normes à respecter et en faisant ce qu’on attend d’eux.
C’est, à mon sens, ce qui explique la dépolitisation d’une partie du corps enseignant et son incapacité à se mobiliser massivement. C’est ce qui explique aussi le fait que la nature anti-démocratique des instances scolaires n’est pas questionnée. J’ai ainsi pu observer que les conseils pédagogiques - qui n’ont de pédagogique que le nom - sont souvent le théâtre d’une foire d’empoigne entre profs pour savoir quelle matière sera la mieux dotée en termes d’heures d'enseignement. La précarisation du métier trouve dès lors un débouché dans des stratégies de pouvoir individuelles ou claniques qui conduisent une majorité d’enseignant·es à batailler pour effectuer heures sup ou tâches annexes rémunérées, tout en délaissant la perspective collective de luttes pour résister à ces logiques compétitives. Ainsi, de la réforme Blanquer jusqu’au pacte, les contre-réformes sont accueillies majoritairement avec indifférence et apathie. Cela va de pair avec la dépolitisation des enjeux éducatifs et la démobilisation du corps enseignant.
Je ne compte plus les fois où j’ai entendu des collègues affirmer que la grève ne servirait à rien et pénaliserait les élèves, que les manifestations ne seraient que des barouds d’honneur, que les blocages d’établissements seraient une entrave inacceptable à la liberté de travailler, etc. Le champ de la critique, lorsqu’il existe, se traduit par des remontrances envers la direction et ses relais, mais n’exprime en réalité qu’une contestation de façade qui ne pensent pas les micro problèmes du quotidien comme étant structurels. À l’heure où les enseignant-es et les élèves se mobilisent dans le 93 pour refuser les dernières contre-réformes gouvernementales et exiger des moyens pour l’éducation, on me reprochera de généraliser abusivement sur quelques aspects que j’ai tenté de décrire et d’analyser ci-dessus. Les mobilisations en cours montrent pourtant que c’est lorsque ce sont les élèves qui - impactés par la sélection sociale et le dispositif disciplinaire de l’école - se mobilisent, qu’un rapport de force est possible. L’organisation collective et la contestation dans le monde de l’éducation peuvent aboutir à enclencher des mobilisations, à partir du moment où les profs mêlent leurs paroles à celles des lycéen-nes, des collégien-nes et de leurs familles, en articulant la question du manque de moyens, à la critique de l’école comme institution classiste, raciste et sexiste.