Sur les réseaux sociaux, dans les médias, le soir au balcon, la France remercie en coeur les soignantes, les employés de supermarché, celles et ceux qui continuent de se rendre chaque jour à leur « travail essentiel ».
Il faut parler d’elles et eux. Il faut leur témoigner notre reconnaissance. Ils la méritaient auparavant ; elles la méritent d’autant plus aujourd’hui.
Mais en les saluant enfin comme il se doit, il ne faut pas ignorer que de nombreuses autres personnes continuent de se rendre chaque jour à leur travail « non essentiel ». Du moins, non essentiel à notre survie, mais apparemment indispensable à celle de la sacro-sainte économie.
Je crains aujourd’hui que l’on oublie demain qu’alors que nous n’avions pas le droit de rendre visite à un ami, ils étaient des milliers à continuer ainsi de travailler dans l’ombre. J’ai cette crainte car, partout sur les réseaux sociaux et dans les articles de presse, les louanges envers les travailleurs sont adressées à ces « travailleurs essentiels », ou interprétées comme tel.
Je crains donc qu’une réécriture de cette période ne soit déjà en marche ; que seul perdure le souvenir des héros qui nous ont permis de continuer à vivre ou à survivre, et que l’on oublie ceux qui ont été sacrifiés alors que cela aurait pu être évité. Dû être évité.
Car c’est bien de sacrifices qu’il s’agit. A l’heure où l’on commence à comptabiliser les morts certainement contaminés pendant les élections municipales, l’on continue à envoyer des milliers de personnes se croiser chaque jour dans les transports en commun pour se rendre sur leur lieu de travail. Sur ces lieux de travail, ils sont des dizaines, sinon des centaines. Souvent mal protégés ; sans masque puisque nous n’en avons pas ; parfois sans mettre en place les « gestes barrières » et de la « distanciation sociale », parce que ce n’est pas possible.

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Nos gouvernants adoptent, à grand effet d’annonce, des mesures à destination des entreprises. La plus importante d’entre elle réside dans le recours au chômage technique, qui leur permet de laisser leurs employés cesser ou ralentir leur activité, de leur verser quand même 70 % de leur salaire, et d’être ensuite indemnisés de ces 70 % par l’État.
Néanmoins, pour recourir au chômage technique, il faut une autorisation. Pour l’obtenir, il faut prouver que le coronavirus impacte l’activité de l’entreprise.
Or, le message de nos gouvernants est clair : si le télétravail n’est pas possible, notamment pour les artisans et ouvriers du BTP, il faut continuer à travailler.
Ainsi, la cessation de l’activité pour protéger les salariés ne sera pas forcément considérée comme une raison valable de recourir au chômage technique. Il faut être dans l'impossibilité de mettre en place les mesures de protection adéquates. Autrement dit, une entreprise pour laquelle le télétravail est impossible mais qui souhaiterait ne faire prendre aucun risque à ses salariés se retrouve face à deux choix : les obliger à poser des congés – possibilité limitée dans le temps – ou les payer alors qu’ils ne travaillent pas.
Les congés n’étant pas en nombre illimité, les petites entreprises – qui ne peuvent se permettre de payer des employés à ne rien faire – se retrouvent souvent forcées de leur demander de continuer à travailler.
Bien sûr, certains grands groupes pourraient tout à fait prendre d’autres décisions . J’espère que nous n’oublierons pas non plus ceux qui abandonnent leurs salariés (ou salariés déguisés).

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Nos gouvernant, quant à eux, n’hésitent pas à blâmer les entreprises qui tentent de faire le choix de la meilleure protection possible, soit la fermeture ; au nom de la sacro-sainte économie. Ainsi, sur LCI : « la ministre du Travail Muriel Pénicaud en appelle au civisme et à la responsabilité des entreprises pour contribuer à l’effort collectif ».
Les termes utilisés tordent le ventre. « Civisme » et « responsabilité » : ce sont les mêmes que ceux qui sont employés pour pousser les gens - certains, du moins - à rester chez eux, à l’abri.
Les autres peuvent continuer à faire tourner la machine. Et il ne s’agit pas de n’importe quels « autres », bien sûr. La majorité des emplois "non essentiels" qu’il n’est pas possible de réaliser en télétravail ne sont pas les mieux payés. Ce ne sont pas ceux que l’on fait après de longues et chères études. Aujourd’hui, ce sont bien les 1 %, inquiets pour leurs marchés financiers, qui envoient, avec l’aide du gouvernement complice, les moins biens lotis des 99 % faire tourner la machine, au risque de contracter un virus potentiellement mortel.