Dans tout contexte politique et social critique il est nécessaire d’avoir des figures emblématiques. Des phares qui émettent des signaux lumineux tous azimut aux navires pris dans la houle.
A l’origine de ces figures médiatisées, des individus ayant peu ou prou choisi ce type de médiatisation, choisi ou non de servir ainsi leur cause et d'être éventuellement instrumentalisés pour des intérêts divers. Leur visage, traits de personnalité, carrière, parcours de vie, leurs faiblesses, leurs idées, exposés au grand public deviennent propices à fabriquer des personnages ou des instances peu nuancés : le diable ou le saint, le sauveur ou le persécuteur, la raison ou la passion… Malheureusement, il n’y a guère d’alternatives dans les masques en réserve, sans vouloir faire de mauvais jeux de mots. Sommes-nous vraiment dans l’actualité et dans l'information?
J’ai lu le texte de cette drôle de mascarade autour de l'épidémie de coronavirus, de ses ravages et de la question cruciale du traitement. J’ai remarqué le choix du champ lexical, quelle audace ! Ce n’est pas très avant-gardiste mais c’est osé. Du magique, des fantasmes, ce n’est pas difficile : le coronavirus est « l’ennemi invisible »! Il faut certainement une vision nocturne pour le repérer, des rayons X? Évoquons le miraculeux : le miracle[1] ce n’est pas scientifique, ça discréditerait n’importe qui. Utilisons le sarcasme aussi, oh oui rions en cette période morose ! Il nous faudra aussi de la sorcellerie, une ambiance sectaire, des factions, de la passion, de la folie, du déchaînement, du mélodrame ! Ravivons les traumatismes collectifs du public, employons le vocabulaire qui s’y reporte et sortons l’artillerie lourde ! Utilisons les peurs, les espoirs et personnifions-les ! Puis sourions ensemble des personnes qui se sont laissé prendre ![2] N’avez-vous pas lu La Fontaine ? Allons, quelle naïveté ! A présent regardons ensemble ce qu’est une VRAIE information et une FAUSSE information[3], qui est crédible et qui ne l'est pas, qui est compétent et qui ne l'est pas, voilà c’est bien, continuez ! Ça commence à rentrer.
Question costumes j’ai vu deux penderies avec étiquettes : « les gentils » et « les méchants ». Bien confectionnés, les costumes : les spectateurs doivent être suffisamment excités par les méchants et rassurés par les gentils, mais pas ennuyés non plus. Costumes des récalcitrants, des dubitatifs, des extrêmes, des violents, des fous, sur la base du « trop de », qu’on s’ébouriffe, qu’on s’insurge ! Costumes des raisonnables, des sans-avis , des scientifiques, des pondérés, des sérieux, sur la base du « pas assez de ou juste assez », qu’on se calme, nous ne sommes pas des bêtes ! Et par pitié, ne mélangez pas les affaires.
Quel travail, quel art, la caricature. Classer les idées en deux, la population en deux, le monde en deux. C’est si simple et mentalement économique. Financièrement aussi sans doute. Pour ou Contre ? Vrai ou Faux ? Bon ou Mauvais ? Bien ou Mal? Ange ou Démon ? Nous y sommes.
Et pendant ce temps … eh bien oui tiens, que se passe-t-il pendant ce temps ?
Pendant que le petit théâtre plein d’intrigues, de rebondissements, de drames, d’émotions ravageuses se joue, on demande aux spectateurs de ne pas regarder l’heure, ne pas interroger la limite d’âge du spectacle (on a dit que c’était « grand public »), ne pas questionner la mise en scène ni le jeu des acteurs, ne pas entendre le souffleur, ne pas lorgner dans les coulisses, ne pas se lever (sauf pour applaudir). Si l’un d’eux se le permet on a quelques arguments imparables pour le faire taire et le ramener gentiment s’assoir à sa place : paranoïa, discrimination, atteinte neuronale, puérilité… tout ce que l’on voudra, autrement dit lui faire vivre ce de quoi on veut l’accuser publiquement. Ça lui apprendra ! On ne pose pas des questions impunément en démocratie, non mais.
Il faut du courage pour le débat sans céder à la facilité de « C’est celui qui dit qui est ! ». Bien que ça fasse gagner du temps.
Indignes, certaines manières de traiter l‘actualité avec autant de condescendance envers les lecteurs, auditeurs, spectateurs, d’aller convoquer des figures d’histoires enfantines pour traiter les faits, les discours, dans des situations telles qu’une épidémie. Quelle insulte, à l’heure d’une crise sanitaire, économique et politique de grande ampleur. Que les agissements des personnes soient critiquables, cela vaut pour tout le monde, mais un peu de sérieux dans le choix du prisme! Avez-vous si peu confiance en vos analyses pour avoir besoin de passer par la figure fantasmagorique ?
Pire encore : nous proposer en bons princes de faire le tri du vrai et du faux. Communiquez nous les informations, le tri c’est nous qui le ferons. Et si l’on ne sait pas, si c’est trop compliqué de se faire un avis - Ô combien ça l’est parfois - nous sommes capables de nous le dire, de l’accepter, de supporter le questionnement, de demeurer dans l’inconfort. Entre A et B nous sommes capables de penser C. Etonnant non ? Ou Z. Encore plus ahurissant ! A moins qu’il n’y ait de place que pour 1 et 0.
Beaucoup d’enjeux nous échappent et nous le savons. La paranoïa n’a jamais rien construit, la crédulité non plus, à part des dictatures. Seule la réflexion, le sens critique, le doute, l’échange peut nous permettre d’avancer et les convictions bien sûr, étayées sur autre chose que l’émotion. La peur, le sentiment d’urgence, la peine profonde - oui nous ressentons des choses comme celles-là - nous amène parfois à nous ruer sur des bribes de compréhension, de solutions, c’est humain. Pervers celui qui joue avec cela. Pervers celui qui parle de guerre quand il n’y aura que des victimes.
Un chroniqueur parlait récemment d’un pouvoir français perçu par la population comme corrompu et faible[4]. Non il est fort, puissamment fort ce pouvoir, il est faible pour la population parce qu’il n’est tout simplement pas à son service. Les scènes quotidiennes de l'hôpital public en témoignent.
Toutes mes excuses à l’art sublime et subtil du théâtre.
[3] https://www.liberation.fr/checknews/2020/03/28/le-vrai-du-faux-de-ce-message-viral-sur-la-chloroquine-raoult-et-agnes-buzyn_1783133
[4] https://www.mediapart.fr/journal/france/300320/usul-didier-raoult-et-sa-chloroquine-vrais-espoirs-ou-faux-semblants?onglet=full