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Billet de blog 2 mai 2020

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Blast

Sortir du bocal.

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Le confinement nous a plongés dans l’expérience d’une forme d’impuissance  à travers la restriction des libertés, l’empêchement, la contrainte, la menace répressive. Par l’asepsie attendue de nos liens, de nos contacts,  de nos mouvements, de nos désirs, de notre pensée, de notre parole.

Qui oserait critiquer sa propre situation d’impuissance lorsqu’il s’agit d’être de bonne volonté, activement réduit, consciencieusement abstinent « pour protéger les autres » ? Le rejet social, ce fameux spectre,  guette.  Nous nous sommes rapprochés, doucement mais sûrement, d’une vision manichéenne de la réalité et de la population, favorisée par la dichotomie santé/maladie et par les termes guerriers non moins antagonistes qui ont été employés par le gouvernement et d’autres qui s’y reconnaissent. Dans ces conditions, l’alternative n’a plus beaucoup de place, il est nécessaire de la créer, de lui trouver une petite brèche où pousser et fleurir, toujours au risque d’être hors cadre légal. Sortir du confinement implique de retrouver notre pouvoir d’action largement ôté par cette mesure. Comment vit-on cela?

L’anxiété relative à cette sortie se comprend facilement au regard des incertitudes liée à la situation réelle de l’épidémie et le doute de pouvoir correctement s’en protéger. Ensuite, la difficulté de s’organiser au quotidien : familialement, socialement, économiquement, professionnellement mais aussi, de nous organiser avec notre psychologie. La situation de confinement nous laisse à chacun la trace d’une scène imaginaire et réelle, celle qui est réelle nous échappe. A force de noyer le poisson il devient un monstre des abysses. Le grand espace du dehors devient une jungle. Et ces questions, qui hors de leur contexte pourraient être celles d’un condamné gracié ou d’un peuple sous dictature : saura-t-on encore marcher, croiser quelqu’un, prendre les transports en commun, comment allons-nous nous disposer les uns face aux autres ? Retrouverons nous l’habitude de nous faire la bise, de nous serrer la main et à partir de quand ? Qui donnera le feu vert à la liberté de nos corps ?  L’attendrons-nous ? Devancerons-nous les directives ? Qui redonnera le droit de profiter des rivières, des forêts, des plages et de la montagne ? A quel moment aurons-nous de nouveau le droit de vivre sur notre planète ?

Ce sentiment d’impuissance a des effets psychologiques profonds au niveau individuel et collectif. Il est ressenti plus ou moins violemment selon  la possibilité de chacun d’avoir encore accès à des actions à l’extérieur de chez soi, aux relations en présence de l’autre, notamment par le biais du travail. Pourtant, la vie ne se résume pas au travail et le pouvoir d’agir que nous avons en règle générale s’exprime aussi dans bien d’autres contextes : bénévolat, culture, loisirs, relations amicales ou informelles, exercice de sa citoyenneté, action politique... Selon la possibilité et l’habitude de chacun de s’emparer de ces droits  et selon son positionnement quant au fonctionnement de la société, la frustration frémit, bout ou déborde. Ainsi émergent l’espoir d’un possible renouveau, d’un terrain vierge pour cultiver et faire renaître les désirs, un vertige innommable de reprendre place sur scène, un sentiment de désillusion répété associé à un renoncement, une rage de retrouver son libre arbitre… nombreux sont les cas de figure. On imaginerait presque que l’on a de bonnes résolutions à prendre comme en début d’année, si ce n’était pas si cynique.

La privation de la vie en groupe hors famille proche, réveille la mémoire collective douloureuse, parfois transgénérationnelle (c’est-à-dire inconsciente mais transmise), du temps de guerre et avec elle les réminiscences du risque d’être arrêté, torturé, déporté, fusillé, de ne plus jamais revoir les siens et de souffrir dans sa chair. Que l’on ait vécu ou non cela, en France ou ailleurs, la mémoire collective empreinte de ces traumatismes le rediffuse en chacun, qu’on le veuille ou non. Cette privation de vie sociale et la surveillance qui en découle a des conséquences majeures sur la  manière de se vivre soi-même, de se percevoir dans son milieu en plus des effets délétères sur les fondements mêmes de la société.

Le groupe est un lieu d’échange, un lieu-miroir, une instance, il permet un positionnement de soi, une sensation de soi, pas forcément toujours agréable ni bénéfique, mais il nous rappelle à nous, à l’autre, il nous permet aussi de nous situer. L’absence de culture partagée, au sens de l’éprouvé dans la rencontre des corps et de ceux-ci avec les espaces différenciés, crée un vide, un manque, un soulagement parfois, mais n’est jamais neutre. Le groupe a un pouvoir, celui du collectif, de la multiplicité, de la diversité ou au contraire du nivelage des différences jusqu’à l’idéologie et l’uniformisation. Il dépasse la somme des individus qui le composent. Il a la capacité de digérer, réguler, créer.  Il contribue au sentiment d’appartenance et par là-même au sentiment d’identité.  Il peut être aliénant ou libérateur. Sa puissance potentielle est immense : elle peut être créatrice ou destructrice, elle peut élever ou terrasser. Jardin luxuriant ou monstre dévorateur. Le groupe est essentiel à la santé sociale incluant la possibilité de s’opposer, de créer des forces alternatives voire contraires.

Par ailleurs, l’expérience extrêmement douloureuse de la privation des rituels sociaux et culturels relatifs au deuil a jeté un bon nombre d’entre nous hors du terreau de l’humanité, ce qui est caractéristique du vécu traumatique. Cet exemple, celui de ne pas avoir pu accompagner un proche dans son dernier instant de vie, de vivre son enterrement,  illustre que ce qui constitue et structure les bases de notre société humaine a été retiré. Quels qu’en soient les motifs, c’est une très grande violence qui est faite à l’individu. Ces bases sont fondées depuis des siècles quel que soit l’endroit du monde et la nature des rituels, pour que l’humain fasse corps et cœur avec les autres humains, se relie dans sa communauté humaine et ne soit pas aliéné. Pour qu’il fasse groupe. Pour qu’il accède à la douleur, la peine, la tristesse partagées, que son poids devienne aussi collectif, pour qu’il puisse continuer d’être un Homme, un sujet. Ces bases, ne l’oublions pas,  sont aussi porteuses de résilience, elles permettent le travail d’acceptation de la perte définitive au fil du temps. Lorsqu’elles viennent à manquer c’est tout un processus psychologique qui peut être empêché, générant une souffrance suspendue, sans symbole ni liaison.

La difficulté de penser, de décider est le résultat d’une exposition à des informations  paradoxales en permanence, dont la paralysie est un effet classique : quoique l’on fasse, dans l’absolu, ça n’ira pas mais il faut choisir. « L’effort pour rendre l’autre fou » selon Harold Searles. Comment chacun, chacune, vit sa capacité d’action depuis le besoin brûlant de se libérer, de se sauver du confinement à celui de ne plus vouloir quitter l’abri, le cocon? Comme une impossiblité, un boulet ou comme sa seule arme ? Comme une participation décisive ou comme une contribution relative ? Comme un vertige angoissant ou comme un exutoire ?

Où situons-nous notre sécurité? Le sentiment de sécurité est un farceur, il sait prendre bien des visages mais son maquillage se craquelle vite à la première épreuve de fond.  Il a aussi un fort potentiel d’addiction, même si l’on ne sait plus de quoi l’on se protège : du virus ou de sa propre responsabilité ? De la peur de la sanction ?

Quel est notre rapport à la loi et à l’interdit ? Sommes-nous matures face à ces questions, comme toute démocratie qui se respecte devrait nous encourager à l’être ?

Quel est notre rapport au plaisir, au bien-être et à la satisfaction ? Nous jugeons-nous dignes de ceux-ci au point de nous incarner suffisamment pour aller les débusquer quand ils se dérobent?

 Les craintes relatées dans certains articles de presse  de voir les colères sociales se soulever de nouveau, avec une force redoublée, possiblement inquiétante, s’enracinent dans la conscience de la tension accumulée, cocotte minute sans soupape, qui ne date pas de l’épidémie. La pression collective déjà bien présente, regonflant à chaque nouvelle revendication, à chaque regain de mouvement,  devant l’oreille sourde du pouvoir en place, et ce depuis de nombreuses années. En la matière, les gouvernements précédents ont déroulé le tapis rouge pour les suivants. La gestion de la crise et ses effets sur les populations précaires, les personnels soignants, les entreprises, aura entre temps largement accentué cette saturation. Dire cela est déjà devenu une habitude, ce paragraphe a déjà été écrit mille fois en d’autres termes, par d’autres personnes, alors oui cela est inquiétant : point besoin d’être médium ou analyste de quoique ce soit : lorsqu’ on est sourd à la souffrance, elle finit par exploser, il suffit d’observer la nature, c’est élémentaire, le changement de phase, le blast, rien n’est ici inventé.

 La situation que nous avons vécue, la manière dont elle a nous a été présentée et dont elle a été gérée a subtilement joué du sentiment de culpabilité. La nourriture préférée de la servitude volontaire, consentie. Le « déconfinement », mot inventé pour l’occasion, nous ramenant d’ailleurs à nos mines déconfites, nous invite à sortir du bocal. Mais la culpabilité comme le mycelium sur nos pauvres pommes pourrait aussi bien donner envie de se racheter, de rattraper, de se refaire la façade, d’être un bon élève, un bon soldat. Ou de mettre un bon coup de pied dans tout cela, de renverser, pour casser ou pour transformer. A ce propos, on s’attend déjà à devoir quelque chose : la question de la dette éventuelle s’est déjà posée quand aux aides allouées par le fonds de solidarité car nous ne croyons toujours pas à la hotte du père-noël mais le bras d’honneur à la gestion des moyens s’est aussi exprimé : ces questions s’agiteront, ainsi que les peurs, les rages, les amertumes, la perte de confiance en l’Etat. A savoir si le plus grand défi pourra être relevé : s’unir. Car il semble illusoire de dire que nous le sommes déjà et suffisamment. Attendons d’être hors zone rouge pour  l’évaluer, dans le crépitement du rouge clair. En espérant que la tentation, aussi vieille que l’humanité, de trouver des bouc-émissaires, de taper sur son voisin, ne prenne pas le dessus sur l’affrontement du problème majeur au sommet de l’Etat, ce grand marché.

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