J'aime les épiciers en général et en particulier celui chez qui j'ai pris l'habitude de faire mes courses. Toujours à me gratifier d'un petit mot gentil après le sempiternel « Et avec çà ? Ce sera tout ? ». Prononcé sur un ton cordial et enjoué, en parfait accord avec son petit air jovial et ses petites moustaches à la Edwy Plenel. Puis vient le moment où je me dirige tout ragaillardi vers la caisse tenue par l'épouse même de mon ami l'épicier. Son petit air pincé me ramène aussitôt à une tout autre réalité. Celle qui a trait au cœur même de la profession, à sa composante la plus noble, peut-être, le commerce. Ici, semble nous dire son petit air pincé, les affaires sérieuses commencent. Et je me rends compte subito que je n'ai plus à faire au beau métier d'épicier mais à la si décriée mentalité qu'on lui reproche si souvent, en ce moment. Vous savez ?... Mais oui, la « mentalité d'épicier », bien sûr ! Cette mentalité qui consiste à voir le moindre des rapports sociaux avec autrui sous l'angle d'un prix d'achat et d'un prix de vente et dans laquelle il nous est pratiquement impossible, à nous gens ordinaires, de discerner autre chose, en guise de conscience, qu'un petit logiciel qui exécute immédiatement la soustraction entre les deux derniers chiffres qui viennent de lui être fournis. Vous savez, la soustraction qu'on nous apprend à faire, tout petit, dès les premières classes à l'école primaire : B = PV - PA. B, pour bénéfice, etc. Vous connaissez la suite...
Après, bien sûr, dans le monde de la finance et plus encore dans celui de la Haute Finance, les choses se compliquent considérablement. Mais la mentalité décrite précédemment demeure quant à elle, intacte. Le logiciel en guise de conscience est toujours fondamentalement le même mais en beaucoup plus élaboré. Il permet, voyez-vous bien, d'augmenter PV et de diminuer PA, toujours plus ! L'idéal étant, vous l'aurez déjà parfaitement compris, de rendre PA* égal à zéro ou de le faire tendre le plus possible vers cette valeur. Vous aurez deviné le but profondément humaniste poursuivi, dans cette quête inlassable et hautement métaphysique vers un B toujours plus grand, par nos dirigeants actuels.
Nos dirigeants actuels, viens-je de dire presque innocemment. Mais non, pas si innocemment que cela car c'est à cette démonstration que je désirais finalement arriver afin de vous apporter la preuve que nous sommes dirigés, aujourd'hui, et tous autant que nous sommes, par des hommes et des femmes à la mentalité d'épicier. CQFD.
(*) Pour celui qui ne verrait toujours pas le rapport entre ceux qui nous gouvernent et cette belle mentalité d'épicier, je l'invite à s'intéresser de plus près aux agences de notation telle que la fameuse Moody's. Elle nous vend (à notre pays, par exemple) des notes qui ne lui ont strictement rien coûtées, donc, ici PA = 0. Notes vendues au prix qui est le leur, c'est à dire à un prix astronomique, donc PV = 100 000 $ la note (au bas mot). Résultat, le bénéfice est de 100 000 $ par note attribuée. Voilà pour la belle mentalité. Pour ce qui est de nous diriger, voyez plutôt du côté de la Grèce, de l'Irlande ou du Portugal le genre de gouvernement qui risque d'être le nôtre très prochainement.