14 novembre 2024, en direct de Bruxelles : la fin du cordon sanitaire
Jeudi 14 novembre, en fin de matinée, une confusion inhabituelle règne dans l'hémicycle du Parlement européen, en plein vote sur le règlement contre la déforestation. Le scrutin devait entériner le simple report d'un an de l'entrée en vigueur de cette loi. Deux ans plus tôt, une écrasante majorité des députés européens (552 pour, 43 abstentions et 33 contre) adoptait cette pièce importante du "Pacte vert".
Seulement voilà. Loin de s’en tenir à modifier le calendrier, les députés adoptent l’un après l’autre des amendements affaiblissant les règles environnementales au coeur du règlement déforestation. Ces amendements, portés par la droite (groupe PPE, où siègent Les Républicains), sont soutenus par une majorité allant d'une partie des libéraux (groupe Renew, présidé par les macronistes) à l'extrême-droite (Les Patriotes de Jordan Bardella, le groupe ECR de Giorgia Meloni, Orban et Zemmour, et le groupe Europe des Nations Souveraines).
Médusée, la gauche de l'hémicycle assiste à la fois au report de son entrée en vigueur, à l'ammorce d'un détricotage de la loi sur la déforestation (ces modifications entraînent mécaniquement un nouveau cycle de négociation entre le Parlement et le Conseil de l'Union européenne), et surtout, à la rupture définitive du "cordon sanitaire" entre la droite et l'extrême-droite. La droite exulte.
La co-présidente allemande du groupe des Verts, Terry Reintke, se lève en plein scrutin. "Ça ne fonctionne pas. J'essaye, mais la machine de vote ne fonctionne pas. (...) Si d'autre collègues sont affectés, je ne sais pas, mais ça n'a pas marché... Désolée."
D'autres députés, à gauche, signalent le même problème. La présidente du groupe socialiste, Iratxe Garcia Perez, se lève à son tour. "Madame la Présidente, c'est un vote sensible (...). S'il y a des machines qui n'ont pas fonctionné, il faut recommencer le vote."
Un vent d’espoir souffle un instant. Certains amendements ont été adoptés à 3 voix près, sur plus de sept cents députés. Et si ce n’était qu’un dysfonctionnement des machines de vote ?
Mais Roberta Metsola, présidente du Parlement et membre de la droite, refuse de recommencer le scrutin. Après une pause technique, le vote reprend. Cette fois, la machine de Terry Reintke fonctionne... et de nouveau, la droite et l'extrême-droite l'emportent. Sans contestation possible.
"Qui a encore un problème ? (...) C'est un nouveau système. Nous devons le tester. Essayons", dit Roberta Metsola.
2023, la droite teste son "nouveau système" réactionnaire
Ce "nouveau système" que testent Roberta Metsola et la droite au Parlement européen, au-delà des nouvelles machines de votes, est une alliance majoritaire avec l'ensemble de l'extrême-droite et certains "libéraux" (principalement allemands, tchèques et néerlandais) pour imposer un agenda xénophobe et écocidaire. Cette nouvelle “coalition des droites extrêmes” remplacerait la traditionnelle “coalition des forces centrales" (socialistes, libéraux, droite) installée depuis les premières élections européennes de 1979.
La méthode, érigée en doctrine depuis les victoires de la droite et de l'extrême-droite aux élections européennes 2024, était déjà testée à la fin du mandat précédent, avec un succès relatif 1. Elle émerge à partir de la moitié de l'année 2022 avant tout contre l'adoption de normes environnementales, contre la régulation des entreprises, contre les droits des migrants et parfois contre des textes de justice sociale.
Par exemple le 19 avril 2023, lorsque la droite, l'extrême-droite et un tiers des libéraux adoptent ensemble un amendement au budget européen pour "mobiliser immédiatement des fonds et des moyens importants de l’Union pour aider les États membres à renforcer les capacités et les infrastructures de protection des frontières [entendre ici des murs, clôtures barbelées, des armes et des miradors], les moyens de surveillance, notamment la surveillance aérienne et les équipements". Cette large majorité, soudée par la xénophobie et la criminalisation des exilés, se défait au moment du vote sur l'ensemble du texte. L'extrême-droite eurosceptique ne semble pas prête, pour l’instant, à soutenir un budget européen, quand bien même il viendrait financer un projet fascisant.
Le 27 juin 2023, c'est le rejet de la loi européenne sur la restauration de la nature qui réunit de nouveau la “coalition des droites extrêmes”. Main dans la main, ils réussissent à rejeter une première fois le texte en commission parlementaire, puis à le vider partiellement de son contenu, mais échouent de peu à en empêcher l'adoption sous une forme amoindrie, début juillet 2023.
Toutefois, la bataille homérique autour de la restauration de la nature, l'une des plus violentes et médiatiques de cette législature, marque un tournant. La quasi-totalité de la droite européenne s'engage à travers l’Europe dans une campagne commune avec l'extrême-droite contre la protection de la biodiversité. Campagne mensongère, outrancière et imprégnée d'un culte morbide du productivisme agro-industriel.
Le président allemand du PPE, Manfred Weber, s'y engage personnellement et évince de force les rares députés récalcitrants de son groupe. S’il s’y adonne avec une telle ferveur, c’est parce qu’à un an des élections européennes, il tente d’imposer à droite une nouvelle orientation stratégique et son leadership pour la prochaine législature. Et ce contre la femme forte de la droite européenne, la Présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, qui semble vouloir briguer un second mandat en s'appuyant sur la traditionnelle "coalition des forces centrales". Pour Weber, réussir à faire rejeter la loi sur la restauration de la nature, pilier du Pacte vert de von der Leyen, serait la preuve qu’une majorité des droites extrême peut mener la danse au Parlement européen.
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La défaite dans la bataille de la restauration de la nature ne semble toutefois qu'un contretemps pour les partisans de l’union des droites. Partout, l'extrême-droite gagne du terrain, dans les urnes comme dans les programmes des partis “traditionnels". Les premières coalitions gouvernementales de droites extrêmes (avec ou sans participation) se forment dans les États membres. En Italie et en Suède dès octobre 2022, en Finlande en juin 2023, aux Pays-Bas en juillet 2024. Les programmes et les discours de certains partis dits "traditionnels" deviennent indistincts de ceux de l'extrême-droite et les recompositions s'enchaînent, à l'instar de la scission des Républicains rejoignant Marine Le Pen derrière Eric Ciotti.
Au congrès du PPE de mars 2024, Ursula von der Leyen, pourtant seule candidate à sa propre succession, est d’ailleurs bien mal réélue. Seule la moitié des délégués présents votent pour elle, tandis qu'un bon tiers s'abstient. Ursula von der Leyen semble vaciller, dernière relique debout dans un champ de ruines. Manfred Weber et ses comparses radicaux attendent tranquillement sa chute et l'avènement d'une nouvelle ère, celle de l’union des droites extrêmes européennes.
Les élections 2024 et l'inexorable dérive droitière
9 juin, 21 heures. "Françaises, Français". Emmanuel Macron annonce la dissolution de l'Assemblée nationale. A peine une heure après le résultat des élections européennes, la composition du Parlement européen et la formation de la Commission européenne passent au second plan de l'actualité politique. La coalition des forces centrales (socialistes, libéraux, droite) dispose toujours d'une majorité potentielle. Mais un déplacement tectonique à peine commenté vient d'avoir lieu sur la scène politique européenne.
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Premièrement, les groupes à gauche de l'hémicycle européen - gauche radicale (La Gauche), verts (Verts/ALE), socialistes (S&D) et libéraux (Renew) - ne peuvent plus former de majorité seuls. Leur poids cumulé dans l'hémicycle passe de 50,3% des sièges (355 sur 705) à seulement 43,3% (312 sur 720). Les pertes sont particulièrement lourdes pour les verts (-8,2 points), les libéraux (-3,8 points), et, dans une moindre mesure, les socialistes (-1,6 points), contrairement à la gauche radicale en légère progression (+1 point).
Deuxièmement, cette fois, la droite et l'extrême-droite réunies sont théoriquement majoritaires (52% des sièges). Et l'expérience a déjà montré, selon les sujets, qu'elles pouvaient s'adjoindre les voix des libéraux radicalisés. Certains d’entre eux franchissent même le rubicon. Quelques jours après les élections, six députés tchèques (ANO) rejoignent directement le groupe de Jordan Bardella, sans passer par la case PPE.
Enfin, dans cette configuration, la droite de Manfred Weber est "faiseuse de roi". Elle peut choisir, selon les sujets, de former une coalition avec les socialistes et les libéraux, ou avec l'extrême-droite. Mais ni les groupes à sa gauche, ni les groupes à sa droite ne peuvent former de majorité sans elle.
Les conséquences de ces nouveaux rapports de forces se font immédiatement sentir. Lors de la constitution des commissions parlementaires, la droite tracte avec l'extrême-droite pour se distribuer les postes de choix. Fidèle à la vieille maxime “plutôt Hitler que le Front Populaire", elle en écarte la gauche radicale et, parfois, les écologistes.
Dès la première session plénière en septembre, une nouvelle étape est franchie. Le droite coécrit et adopte avec l'extrême-droite (Patriotes et ECR) une résolution sur le Venezuela. La réaction des autres groupes dessine des divergences quant à l'attitude à adopter pour contrer l'union des droites. La quasi-totalité des groupes de gauche protestent fortement contre la rupture du cordon sanitaire et votent contre le texte. Mais tous les libéraux, ainsi que les sociaux-démocrates français et allemands, se contentent d'une molle abstention.
Les débats font rage au sein des groupes socialistes, écologistes et libéraux pour définir une stratégie face à la domination de la droite et l'émergence de la “coalition des droites extrêmes”. Et le temps presse. Car au même moment s'engagent les tractations pour former la prochaine Commission européenne et rédiger son programme de travail pour les cinq ans à venir. Avec cette question vertigineuse dans toutes les têtes bruxelloises : "l'Union européenne sera-t-elle dominée par l'extrême-droite ?"
Les concessions et la débandade des libéraux et du centre gauche
Les capacités de résistances et les options stratégiques du centre et de la gauche sont réduites à peau de chagrin.
Idéologiquement, les sociaux-démocrates et les libéraux européens ont déjà fait de désastreuses concessions au camp réactionnaire. La plus spectaculaire est certainement la rédaction et l’adoption du Pacte asile et migration avant les élections européennes. Cet ensemble de lois d’une brutalité inouïe envers les exilés organise leur enfermement quasi-systématique dans des centres de rétention aux frontières de l'Union, le fichage biométrique généralisé, le tri presque sans garanties procédurales et et l'expulsion en masse. Pour 161 associations de défense des droits humains, « l’introduction de procédures frontalières obligatoires [est] dangereuse, inhumaine, irréalisable et inefficace ». La droite et l’extrême-droite, elles, demandent déjà une révision et un durcissement des règles adoptées en avril dernier.
Les socialistes et les libéraux ont également durci de concert les règles austéritaires européennes, préparant le terrain pour la destruction des services publics et de la solidarité sociale au sein des Etats membres. Ils ont enfin renouvelé leur adhésion au culte du libre-échange avec la conclusion à venir d'accords avec le Mercosur, l'Australie, le Mexique, l'Inde, l'Indonésie et la Thaïlande, poursuivant une politique de destruction des emplois européens et de l'environnement mondial.
Stratégiquement, le groupe des libéraux ne semble tout simplement pas uni autour de la nécessité de rétablir un cordon sanitaire contre l'extrême-droite et de revenir à la "coalition des forces centrales". Depuis plusieurs années, les libéraux allemands et néerlandais, entre autres, co-signent des amendements et votent régulièrement avec l'extrême-droite pour protéger les intérêts patronaux et durcir la politique migratoire. Pourquoi arrêter maintenant ?
D’autant qu’à l'échelle nationale, certains de ces partis sont en coalition gouvernementale avec l'extrême-droite, comme aux Pays-Bas où le VVD gouverne avec l'extrême-droite de Geert Wilders. La présidente française de Renew, Valérie Hayer, avait beau jeu de promettre l’exclusion de ses collègues néerlandais pendant sa campagne électorale. Le vote interne du groupe prévu à cet effet n’a jamais eu lieu et les néerlandais restent membres de Renew. Le groupe, après la perte d'un quart de ses membres et sa position "centrale" en juin 2024, est en pleine décomposition et semble incapable de la moindre stratégie commune.
Les sociaux-démocrates exhortent la droite à rester fidèle à la "coalition centrale", sans toutefois construire le moindre rapport de force pour l’y contraindre. Dès lors, les “lignes rouges” tracées par les socialistes semblent bien dérisoires. Dans le cadre de la formation de la future Commission européenne, Raphaël Glucksmann et les socialistes refusent par exemple à Raffelle Fitto, candidat de Giorgia Meloni, le titre de "vice-président exécutif" de la Commission, suscitant les moqueries d'un député de droite qui qualifie cet ultimatum dérisoire de "menace (...) avec une arme vide".
Les écologistes européens, pour leur part, déploient une stratégie peu lisible. Après avoir perdu plus d'un quart de leurs sièges aux élections de juin 2024, ils ne sont une composante nécessaire d'aucune des principales majorités possibles, se trouvant relégués à une position d'opposition. Le groupe des verts a ainsi annoncé soutenir Ursula von der Leyen en 2024, alors qu'il avait voté contre sa présidence en 2019 et est désormais tenu à l'écart des négociations sur la formation de la future Commission européenne. La direction du groupe s’acharne à constituer une improbable "majorité centrale élargie" avec les socialistes, les libéraux et la droite, malgré les attaques incessantes et brutales du PPE contre l’environnement, le Pacte vert et les écologistes depuis plus de deux ans.
La formation de la Commission européenne et l'Europe à la croisée des chemins
La formation de la future Commission européenne est un moment crucial pour la droite, qui doit choisir entre une alliance au centre ou à l’extrême-droite.
Au cours des auditions des candidats aux postes de commissaires, la droite a maltraité ses anciens partenaires et fait preuve d'une extrême virulence lors de l'audition de la principale candidate socialiste. Teresa Ribera, désignée au poste de vice-présidente chargée de la transition écologique et de la concurrence, a été harcelée sur son bilan en tant que ministre espagnole de la Transition écologique, quelques jours après les inondations meurtrières à Valence.
La droite va jusqu’à faire planer la menace d'un rejet de sa candidature, suscitant en représailles les menaces des socialistes de rejeter certains de ses candidats. La déchirure de la coalition des forces centrales est telle qu’elle empêche, pour l'instant, la constitution d'une nouvelle Commission européenne.
Toutefois, si la droite européenne dispose d'une autre majorité théorique avec l'extrême-droite, elle ne pourrait peut-être pas se passer de la "coalition centrale" pour former la prochaine Commission européenne. Car certains partis d'extrême-droite eurosceptiques pourraient ne pas être prêts à entrer dans une coalition gouvernementale européenne avec leurs adversaires pro-européens historiques.
Les socialistes trouvent là un levier de rapport de force inespéré. Mais qu'en faire ? Même s'ils contraignent la droite à accepter Teresa Ribera et une Commission européenne de coalition centrale, la droite pourra ensuite dominer le Parlement européen au jour le jour avec l'extrême-droite.
Par ailleurs, l'extrême-droite européenne semble chaque semaine nuancer son rejet des institutions bruxelloises, à mesure que croît son influence dans les institutions européennes. L’insolente stabilité de Viktor Orban et de Giorgia Meloni, nouvelles figures majeures de la scène politique européenne, contraste avec les tourments de Emmanuel Macron et Olaf Scholz, tous deux gravement affaiblis. Chaque semaine, l’idée une union durable des droites européennes paraît moins folle.
Empêcher la formation de la Commission européenne est l'une des dernières cartes dans les mains des socialistes pour reprendre la main et juguler, autant que possible, l'hémorragie causée par la rupture du cordon sanitaire. L’avenir nous dira s'ils auront le courage de susciter une telle crise institutionnelle, et l'intelligence stratégique d'en tirer parti contre l’extrême-droite.