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Billet de blog 16 janvier 2024

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La macronie et l’expertise : la considération n’aura pas lieu

L’écartement de la CIIVISE du juge Édouard Durand s’inscrit dans un constat manifeste depuis quelques années : mettre en avant d’accablantes réalités, ou, pire, ne pas aller dans le sens du gouvernement, conduit à voir son travail invisibilisé. Retour sur six années de mépris des expertises et concertations scientifiques et citoyennes, lancées par le président et ses gouvernements successifs.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans leur livre « L’armoire est pleine », sorti en 2016, les journalistes Roger Lenglet et Jean-Luc Touly dénoncent le scandale du au fait que de nombreux rapports alarmants (impact de produits chimiques et de médicaments, enjeux climatiques, détournement de finances publiques…) sont pour la plupart soigneusement enterrés, au nom d’une « psychose collective » qui serait à éviter. Même si ce phénomène n’est pas uniquement imputable au gouvernement actuel, on observe cette même logique sous la présidence d'Emmanuel Macron, qui a pris pour habitude de créer des commissions indépendantes d’experts, souvent très investis quel que soit leur bord politique, pour tout simplement se comporter en enfant gâté et mettre leurs travaux qu’il a lui-même demandés sous le tapis. Et ce, sur des sujets pourtant cruciaux, que nous allons détailler ci-dessous.

La remise en cause des réformes gouvernementales est visiblement rédhibitoire

Alors même que l’économiste Michael Zemmour s’employait à méthodiquement faire exploser en plein vol tous les arguments du gouvernement, que le parlementaire Jérôme Guedj, s’appuyant sur les données de la Direction de la Sécurité Sociale, démontait les chiffres annoncés par Dussopt, ou que des ministres en exercice en reconnaissaient eux-mêmes les effets délétères, la réforme des retraites nous a été imposée de force, par une première ministre obsédée par le 49.3, dont elle a fait usage 23 fois jusqu’ici.

Malgré l’usage de ces outils au demeurant parfaitement constitutionnels, très représentatifs de l’obsolescence de la 5ème République, le gouvernement n’a pas du tout apprécié que l’on remette en cause leur réforme fumeuse, présentée à tour de bras comme « nécessaire ». Pierre-Louis Bras, nouvel ex-président du Conseil d’Orientation des Retraites, s’est en effet attiré les foudres du gouvernement, car certainement pas assez orthodoxe économiquement pour eux. Son rapport, ne donnant pas les prévisions espérées par l’exécutif, à savoir un déficit justifiant cette réforme assassine, présentait seulement un léger déficit à l’horizon 2030, dans le pire des scénarios. Pierre-Louis Bras a donc, purement et simplement, été évincé de ses fonctions. On appréciera le pied de nez fait au travail du COR, dont personne au sein de l’exécutif n’a tenu compte.

Du coup, et en toute logique, l’économiste libéral Gilbert Cette, soutien assumé de Macron depuis 2017, a été nommé à la tête du COR. A son palmarès :

  • Proche du think tank Terra Nova, ayant appelé dans une note, en vue de la présidentielle de 2012, à laisser tomber les classes populaires (et tant pis si le RN rafle leurs voix) pour conquérir le vote bourgeois de centre-ville, ce que la gauche-droite vallsiste a formidablement réussi
  • Soutien de la loi El Khomri, puis des ordonnances Macron
  • Opposé à toute augmentation du SMIC
  • Et, le meilleur pour la fin, fervent partisan du recul de l’âge légal de départ à la retraite et, donc, de la réforme promulguée par 49.3 il y a quelques mois

La récupération politique au mépris de l’intérêt général

Alors que les défis liés à la parentalité sont pourtant très nombreux – soutien aux familles précaires, réquisition de logements inoccupés pour les familles ne pouvant pas se loger… –, l'ex-ministre des solidarités Aurore Bergé a récemment sorti de son chapeau, en complément d’un « Tour de France de la parentalité », la création d’une commission sur la parentalité, qu’elle a présenté en reprenant un champ lexical très axé sur l’autorité et la fermeté.

Aurore Bergé a donc, reprenant les éléments de langage du RN (on est habitués depuis quelques temps, surtout en ce moment), placé cette commission comme étant une réponse politique aux émeutes de juin, suite au meurtre de Nahel, en prônant les travaux d’intérêt général pour les « parents défaillants ». Grosso modo : comment stigmatiser encore un peu plus les familles vivant en banlieue (forcément délinquantes, on commence à connaître la logique), sous couvert de grands discours sur la sécurité et l’autorité.

Trois personnes – la directrice de recherche au CNRS Agnès Martial, et les sociologues Claude Martin et Irène Théry – ont ainsi démissionné de la commission, suite à cette lamentable tentative de récupération politique, évidemment apprise des principaux intéressés par voie de presse. Le co-président de la commission, Serge Hefez, déplore lui aussi les contours de cette commission, qui, selon lui, doit aller « dans le sens du soutien des familles en difficulté plutôt que dans le sens de surveiller et punir ». En effet. Mais c’est sans compter le tapis royal déroulé par le gouvernement à l’extrême droite (la loi immigration en a été un exemple criant), qui impose de plus en plus ses thématiques dans le débat public.

Après tout, Gabriel Attal, certainement pas au courant des très nombreuses inégalités présentes dès la naissance chez des millions de familles et d’enfants, clamait il y a quelques semaines que « la pédagogie pouvait renverser la sociologie ». L’autorité peut-elle renverser la solidarité ? En macronie, tout est possible.

Et bien entendu, suite à ces démissions en série, aucune remise en question n’a été observée du côté du gouvernement. En même temps, pourquoi se remettre en cause ? Les émeutes, en juin, étaient de la faute de LFI ; maintenant, elles sont systématiquement de la faute des parents défaillants. Pour faire un peu d’humour, on pourrait se laisser aller, pour Noël, à rêver de la création d’une commission sur la police, qui se pencherait sérieusement sur les très nombreux – et très documentés – abus du corps policier, plutôt que de laisser l’IGPN (pas du tout indépendante) enquêter. N’est-on pas en droit de rêver ?

« Deux mâles blancs » : quand Macron s’essayait aux sciences sociales

On connaissait la capacité d’E. Macron à sortir petites phrases méprisantes et blagues à tendance racistes ; on l’a également découvert capable, sans complexe, de reprendre à son compte des formules totalement hors contexte pour justifier son inaction vers des publics peu, voire pas considérés. L’exemple du plan Borloo pour les banlieues est particulièrement éloquent à ce sujet.

Ce plan de 50 milliards (résumé ici), quoique l’on puisse en penser, était le résultat d’une concertation de plus de 200 maires et élus de terrain, tous bords politiques confondus, et préconisait plus d’une quinzaine de mesures, qui, inscrites dans un cadre d’action global, avaient le mérite d’être cohérentes.

Réaction du chef de l’Etat ? Comme d’habitude : un discours dans lequel il salue ironiquement le travail effectué, puis cette petite phrase : « Quelque part ça n’aurait aucun sens que deux mâles blancs, ne vivant pas dans ces quartiers, s’échangent un rapport […] ça ne marche plus comme ça ». Le plan, pourtant commandé par E. Macron lui-même, a donc été jeté à la poubelle d’un geste capricieux, sans aucune reconnaissance envers tous les acteurs ayant travaillé dessus. Aucun des grands dispositifs recommandés par le rapport n’a été mis en œuvre, ni même discuté au sein du gouvernement.

Ou comment afficher son mépris le plus total envers les quartiers défavorisés ; car, depuis son entrée en fonction, très peu de mesures concrètes ont été avancées par l’exécutif. Et ce, malgré les réactions de plusieurs maires de villes précaires, dont certains avaient travaillé sur le plan Borloo, suite aux émeutes de juin dernier. Mais peut-être n’avons-nous pas bien saisi la pensée complexe du président…

Plutôt McKinsey que les experts en neuropsychiatrie

On savait que l’Élysée aimait donner des missions flash aux copains travaillant dans des cabinets de conseil privés, et tant pis si ceux-ci ne payent pas leurs impôts (ou rendent des rapports ni faits ni à faire). Sur les questions sociales et de santé, qui n’est pas le point fort du parti présidentiel Renaissance, E. Macron a décidé de lancer une commission d’experts en neuropsychiatrie (à priori, plus compétents que des alumni HEC qui bossent chez McKinsey) pour se pencher sur la petite enfance.

Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, accompagné par 18 experts, a ainsi été chargé de mener des travaux portant sur les inégalités qui apparaissent dès la petite enfance. Non avare de faire « travailler » les copains, l’exécutif a payé à hauteur de 425.000€ le cabinet privé Roland Berger – dont le directeur de la filiale française organise des dîners de levée de fonds pour E. Zemmour – pour pondre un rapport ni fait ni à faire, en même temps que la commission d’experts. Et le tout, sans prévenir personne, et surtout pas Boris Cyrulnik et son groupe d’experts, qui, en plus de cela, ont déclaré avoir eu du mal à se faire rembourser certains déjeuners et déplacements.

Les concertations citoyennes sont tout autant invisibilisées

L'exemple de la convention citoyenne pour le climat est à ce titre très éloquant. Lancée en octobre 2019 par le CESE, sur demande de l’ex-Premier ministre Édouard Philippe, elle n’a finalement été qu’une opération de communication du gouvernement, pour faire croire à une réelle préoccupation des enjeux climatiques, alors même que le premier quinquennat de Macron a été au mieux très discutable en termes environnementaux.

Suite à un large travail des 150 citoyens de cette convention tirés au sort, seules 15 propositions ont été retranscrites sur 149, alors que le Président s’était pourtant engagé à tout soumettre au vote du Parlement ou par voie référendaire. Il faut dire le gouvernement a été, comme souvent, bien aidé par une grande majorité de médias dominants, qui ont très largement fustigé les mesures recommandées par la convention citoyenne. Entre amalgames, éléments de langage gouvernementaux (écologie punitive, économie du confinement à pérpétuité, mesures liberticides…) on a pu voir se déchaîner bon nombre d'éditocrates, certainement apeurés de voir s’envoler une partie de leurs privilèges, au mépris total des enjeux environnementaux.

Aucun changement n’est à attendre pour les 3 prochaines années

Au-delà d’une politique très ciblée vers les plus riches, on observe une méthode récurrente chez les gouvernants : créer une structure indépendante, multiplier les concertations, faire ainsi croire à une réelle préoccupation des enjeux, puis, enterrer les propositions rapportées (ou les rendre totalement inconsistantes) et, les beaux jours, payer un cabinet privé pour ne pas faire le travail, tout en feignant de le faire. En réalité, ces concertations ou rapports d’expertise indépendante sont pour eux une vitrine de légitimation, qui leur permet de feindre un souci de l’expertise de terrain.

Pour aller plus loin, le livre « Les infiltrés » de Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre décrit, de manière synthétique et précise, la lente et progressive externalisation du travail d’élaboration des politiques publiques hors de l’administration processus qui a, in fine, une grosse incidence sur les services publics, amputés de leurs missions visant à servir l’intérêt général, et remplacés à terme par des cabinets de conseil payés une fortune pour pondre des rapports inutiles à souhait. Ce qui montre bien qu’aucun changement structurel au plus haut niveau de l’Etat n’est prévu pour les prochaines années. Avec nos dirigeants actuels, l’expertise technocratique primera toujours sur l’expertise scientifique. D’autant qu’ils se targuent désormais de gouverner en fonction de ce que veulent bien leur dire les sondages d’opinion, notamment sur la loi immigration, directement inspirée du programme du RN des dernières présidentielles. Certainement avaient-ils piscine ou poney lors des nombreux sondages faisant état de l’immense impopularité de la réforme de retraites (même chez 51% des sympathisants macronistes !). Et, par la même occasion, le soutien aux mobilisations sociales contestant cette réforme.

Adrien Pourageaud

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