Une récente étude du laboratoire d’analyse d’opinion Cluster17 a confirmé le rejet de la loi Duplomb par les français.es : si plus de deux millions de nos concitoyen.nes ont apposé leur signature à la pétition de rejet du texte, 61 % d’entre eux y sont défavorables, et 64 % souhaitent qu'il ne soit pas promulgué.
Cette opposition dépasse largement l’électorat de gauche, puisque 42 % des électeur.ices de Renaissance et 41 % des électeur.ices du Rassemblement national y sont défavorables, toujours selon Cluster17. Enfin, 89 % des sondé.es ont entendu parler du texte et en connaissent la teneur, ce que l’institut de sondage qualifie de « forte pénétration de l’information ».
Cette étude nous enseigne deux choses : la question agricole passionne les français.es, et ceux-ci font fi de leurs orientations partisanes sur celle-là. Pour autant, à l’instar de la période d’hiver 2024, qui connut une puissante mobilisation des agriculteur.ices, la pression pourrait retomber sans être suivie d’effet. Aussi bien moralement qu’électoralement, il est du devoir de la gauche de ne pas laisser la question agricole sans réponse programmatique dans la vingtaine de mois qui nous sépare de l’échéance présidentielle.
L’objectif est de sortir le bloc de gauche de l’image trop déracinée, comme Sandrine Rousseau l’a maladroitement laissé paraître lors d’une intervention sur le plateau de BFMTV, au cours duquel elle dit n’avoir « rien à péter » de la rentabilité des agriculteur.ices. En effet, l’injustice financière que subit le monde agricole, fondement de la société méprisé par les industriels et la grande distribution, snobé par la majorité de nos concitoyen.nes, en fait une composante pleine et entière de la lutte sociale. Ceci s’applique également à la lutte écologiste : les agriculteur.ices sont en effet les plus exposé.es, dans le cadre de leur métier, aux effets du changement climatique et de l’effondrement de la biodiversité.
L’apparente opposition entre la gauche et les agriculteur.ices, savamment entretenue par la droite qui y voit un enjeu électoral important, apparaît comme une insoluble équation : comment concilier souveraineté alimentaire, revenu agricole digne et transition écologique ? Cette grotesque image doit être définitivement balayée : les forces du marché, troisième inconnue de l’équation, sont en réalité le point sur lequel la gauche doit se fixer pour développer son programme. Ce sont en effet les industriels de la chimie, les industries agro-alimentaires et la grande distribution qui obèrent l’avènement d’un modèle agricole juste et soutenable pour toutes et tous.
Comment l'industrie de la chimie empêche-t-elle le développement d'un tel modèle agricole? Le principe est simple : légalement invitées à peser dans la négociation des accords de libre-échange de l'Union européenne (par l'intermédiaire des "groupes d'experts" de la Commission européenne), ces entreprises maximisent leurs opportunités d'exportation vers les partenaires commerciaux de l'UE, ce qui implique, afin de maintenir un équilibre dans l'accord, de leur offrir en échange des possibilités d'importations : celles-ci sont généralement portées sur les produits agricoles. Ces mêmes denrées agricoles, dont les prix sont bien inférieurs à ceux récoltées en Europe, sont en outre justement produits grâce aux substances phytosanitaires dont l'exportation est permise par l'accord négocié. La chimie européenne (BASF et Bayer notamment) organise ainsi la destruction de l'agriculture européenne.
Concernant l'industrie agro-alimentaire et la grande distribution, il est de notoriété publique que leur position oligopolistique (comme Lactalis pour le lait ou la Cooperl pour le porc breton) leur confère un incommensurable pouvoir de façonnement du modèle agricole, que les exploitant.es ne peuvent qu'accepter, sous la pression. Il s'agira donc en premier lieu de redonner aux agriculteur.ices une prise sur le modèle agricole qu'ils et elles souhaitent, en réduisant notamment le nombre d’intermédiaires dans la chaîne de valeur.
Cette réponse programmatique serait d’autant plus pertinente que le calendrier électoral français se trouve en parfaite symbiose avec le cadre septennal de la Politique agricole commune (« PAC »), dont le prochain débutera en janvier 2028. Intégrer les enjeux européens de la politique agricole, qui pèse outrageusement lourd sur la qualité du système agricole français, dans le débat présidentiel sera gage d’un réel espoir politique pour nos agriculteur.ices qui subissent la décrépitude de la politique communautaire en matière agricole.
Rappelons en effet que la Commission européenne a présenté le 16 juillet dernier sa proposition pour la future PAC. Celle-ci a fédéré la quasi-totalité des acteurs du monde agricole contre elle tant son contenu relève de l’affront : un an et demi après les manifestations d’agriculteur.ices dans Bruxelles, l’exécutif européen a proposé un budget raboté de près d’un quart à euros constants, synonyme d’effacement pur et simple du soutien financier aux agriculteur.ices de ses priorités.
Le Nouveau front populaire (« NFP ») avait inscrit dans son programme de juin 2024 une réforme de la PAC. Pour étayer cela, elle pourra s’appuyer sur les importants travaux de différents acteurs du monde agricole, à l’image du Collectif Nourrir, qui a publié le 18 juin 2025 un volumineux rapport intitulé « Vers une future Politique agricole et alimentaire commune », dans lequel il propose une totale refonte de la politique agricole européenne, dans le but de favoriser la transition agroécologique, le renouvellement des générations et l’assurance d’un revenu digne pour les agriculteur.ices.
Le programme agricole de la gauche devra ainsi reposer sur quelques points fondamentaux : l’encadrement du marché, par le biais de prix planchers et de quotas, l’extraction de l’agriculture des accords de libre-échange ou a minima une juste revalorisation de ses produits dans ces accords et le soutien aux pratiques vertueuses pour l’environnement (cultures biologiques, prairies permanentes, haies). La boussole programmatique devra concilier revenu digne, souveraineté alimentaire et transition écologique.
Il faudra alors nécessairement en passer par la législation européenne : il s’agit du niveau adéquat pour mettre fin à la concurrence déloyale, tant internationale qu’intra-européenne, comme en témoigne l’échec des lois dites « Égalim », dont l’un des objectifs était d’améliorer la position des agriculteurs dans la chaîne de valeur.
Dans le détail, il s'agira en premier lieu de négocier un budget de la PAC décent et en accord avec les besoins de financement de la transition agroécologique : lors de la précédente programmation de financement (2021-2027) la Commission avait estimé, dans son étude d'impact, que les règles environnementales de la PAC entraînerait une chute de l'ordre de 10% du revenu des agriculteur.ices : ceci doit absolument être évité, la transition devant nécessairement s'accompagner d'une plus grande justice sociale, et donc financière.
Il s'agira également de redéfinir ces règles environnementales, tant les écorégimes ont montré leur faible capacité à réellement réorienter les pratiques agricoles. Un budget plus conséquent devra en outre être accordé aux mesures agroenvironnementales et climatiques ("MAEC"), dont les effets bénéfiques ont été prouvés dans plusieurs régions françaises, en matière de qualité de l'eau et de plantation de haies.
Enfin, à travers une révision complète du règlement portant organisation commune des marchés ("OCM"), l'instauration de quotas de production et d'une préférence pour les produits locaux dans les marchés publics devra nécessairement avoir lieu. Une harmonisation de la législation en matière de produits phytosanitaires, qui avait échoué en 2024, devra également être de nouveau mise à l’agenda, afin d’interdire les substances les plus dangereuses (dont l’acétamipride) au niveau européen.
Sans cela, nous risquons la poursuite de la concurrence intra-européenne déloyale et une désorganisation complète des marchés, source d'instabilité des prix et donc des revenus pour les exploitant.es.
Pour défendre ce programme agricole lors de la campagne présidentielle qui se profile, la gauche peut en outre compter sur un solide réseau d’élu.es en pointe sur le sujet, à l’instar des député.es Aurélie Trouvé, Manon Meunier, Mathilde Hignet et Benoît Biteau ou encore des sénateurs Daniel Salmon et Jean-Claude Tissot.
Il s’agira de montrer que la gauche est le bloc le plus à même de soulager les agriculteur.ices qui vivent, pour la plupart d’entre eux, une intenable situation financière et, partant, humaine. C’est une question de justice sociale que d’inscrire la question agricole en haut des priorités politiques de la gauche pour 2027.