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Guillaume Ancel, vous avez déjà témoigné dans divers médias, notamment sur Afrikarabia du rôle trouble de l’opération Turquoise à la toute fin du génocide des Tutsi au Rwanda. De votre expérience dans cette opération, vous avez fait un roman accessible sur internet « Vents sombres sur le lac Kivu ». Qu’est-ce qui vous pousse aujourd’hui à relater cette expérience dans un livre-témoignage ?
Je me souviens parfaitement de votre interview. Vous l’avez publiée voici deux ans pratiquement jour pour jour. Vous m’interrogiez plus particulièrement sur les raisons pour lesquelles les quelque 2 000 rescapés tutsi de Bisesero, découverts le 27 juin 1994 par une équipe de militaires français conduite par le lieutenant-colonel Jean-Rémy Duval, n’avaient été secourus que trois jours plus tard, laissant aux tueurs le temps d’en exterminer la plus grande partie. C’est l’un des épisodes du génocide des Tutsi qui conduisent à s’interroger sur les objectifs réels de l’opération « militaro-humanitaire » Turquoise.
Sur l’affaire de Bisesero, je ne pouvais vous donner qu’un point de vue. Mon livre-témoignage « Rwanda, la fin du silence » me permet de revenir sur un autre épisode dont je suis cette fois le témoin direct : l’ordre de s’emparer par la force de Kigali au moment où le mouvement rebelle était en passe de l’investir. Il fait suite à mon témoignage sur les errements de la France lors du siège de Sarajevo, un an plus tard[1] entre janvier et juillet 1995. Comme capitaine, j’étais là encore en charge du TACP (Tactical Air Control Party), c’est à dire du guidage des frappes aériennes sur les canons serbes qui tiraient sur la ville.
Avant d’aborder l’épisode de Turquoise, pouvez-vous nous rappeler comment vous vous retrouvez au Rwanda dans le cadre de cette opération « militaro-humanitaire » autorisée par le Conseil de sécurité de l’ONU?
Le 22 juin 1994, je suis sur la base militaire de la Valbonne (Ain) du 68e régiment d’artillerie d’Afrique et je reçois l’ordre de rejoindre la compagnie d’intervention du 2e régiment étranger d’infanterie qui part pour intervenir au Rwanda.
Vous partez comme spécialiste du guidage des frappes aériennes ?
Ma spécialité est effectivement le guidage au sol des frappes aériennes. C’est la raison de ma mission, je suis capitaine d’artillerie. Le jour où je reçois l’ordre de faire mon paquetage, le Conseil de sécurité des Nations Unies vote la résolution 929 qui autorise la France à déclencher l’opération Turquoise afin de « mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force ».
Je précise que je suis saint-cyrien et déjà depuis 5 ans en unité opérationnelle, je reviens d’une mission difficile au Cambodge. Je m’entraîne depuis plusieurs années avec la Légion étrangère notamment pour mener des raids terrestres.
A Nîmes, je reçois un ordre préparatoire pour conduire un raid sur la capitale, Kigali.
Que découvrez-vous à votre arrivée ?
Le 23 juin dans la nuit nous atterrissons au Gabon et le 24 à la nuit tombée, nous arrivons enfin sur l’aéroport de Goma, au Zaïre. Le lendemain matin, j’essaye de me rendre utile car seulement la moitié de la compagnie est arrivée, elle attend aussi son matériel et des instructions précises. Lors de cette attente, un officier d’état-major vient récupérer l’ordre préparatoire et vérifier que tous les exemplaires soient détruits. Il le vérifie feuille par feuille.
Pourquoi ?
Sa méticulosité m’a étonné, c’est inhabituel en opération. Je me suis demandé ce qu’il comportait de si compromettant.
Que se-passe-t-il ensuite ?
Une longue attente. C’est le 27 juin qu’arrive le premier ordre d’opération. Le 28, nous rejoignons par une mauvaise route la ville de Bukavu, au sud du lac Kivu, dont l’aéroport sera notre nouvelle base. Le 30 juin, on nous présente le lieutenant-colonel qui commandera le groupement sud quand il sera en place, accompagné du colonel commandant les Forces spéciales. Le même jour, je vais à Goma en avion récupérer du matériel qui nous manque. Au retour à Bukavu, j’ai juste le temps de débarquer quand on m’apprend que l’essentiel de la compagnie a déjà quitté la base, car nous avons reçu l’ordre de stopper l’avancée des soldats du FPR. Je dois rejoindre les militaires à l’aube du 1er juillet en hélicoptère, avec les derniers renforts, pour déclencher des frappes aériennes.
Des frappes aériennes à quel endroit, et dans quel but ?
L’ordre est de stopper l’avancée militaire d’une colonne du FPR à l’est de la forêt de Nyungwe. Il sagit d’une forêt primaire quasi-impénétrable sauf par une étroite route pour la traverser.
Il s’agit donc de préparer une embuscade ?
Dans notre jargon, ça s’appelle un coup d’arrêt. Ca consiste effectivement à bloquer l’avancée ennemie par une embuscade adossée au massif forestier, à un endroit précis, incontournable. C’est une opération militaire, violente, qui n’a beaucoup de rapport avec une intervention « humanitaire ».
Vous parlez « d’ennemi ». Le FPR est considéré comme une force ennemie, qu’il faut affronter ?
Absolument, c’est comme cela que nous qualifions les soldats du FPR : l’ennemi...
Cette embuscade mobilise combien de militaires français ?
Je suis avec environ cent cinquante légionnaires mais dépourvus d’armes lourdes. C’est pourquoi un soutien aérien est indispensable au succès du coup d’arrêt : avions de chasse basés au Zaïre… Mon travail de contrôleur avancé est donc crucial.
Quel genre de travail ?
Repérer les cibles et guider les pilotes de chasse sur celles-ci sans faire de confusion fatale en plein combat. J’explique ce processus dans mon livre.
Pourtant, l’opération va être annulée, au dernier moment ?
Alors que les hélicoptères Puma viennent de décoller pour nous emmener sur le site de l’embuscade, un officier de l’état-major des Forces spéciales accourt et nous fait signe d’atterrir immédiatement
Vous écrivez dans votre livre qu’il vous explique « Nous avons passé un accord avec le FPR, nous n’engageons pas le combat. »
Exactement. Cet officier ajoute : « Les Tutsi stoppent leur avance et nous allons protéger une zone qu’ils n’occupent pas encore, à l’ouest du pays. Ce sera une « zone humanitaire », qui passe sous notre contrôle. »
On vous propose alors, avec une certaine ironie, de devenir « responsable des frappes humanitaires » ?
C’est effectivement ce que je raconte dans mon livre, ce qui montre bien l’intention humanitaire très relative de cette partie de l’opération Turquoise.
Vous décrivez ensuite d’autres épisodes de votre mission au sein de Turquoise que nous laisserons les lecteurs découvrir. Revenons plutôt sur cette embuscade avortée contre une colonne du Front patriotique annulée au dernier moment. Vous aviez déjà évoqué cette affaire dans diverses interviews et tribunes, mais pas avec autant de précision ?
Comme je l’explique en préambule, ce livre est fondé sur mon carnet d’opérations, de nombreux entretiens et un exercice de mémoire. J’ai donc pu préciser bien des points.
Depuis vos premiers écrits sur cette embuscade annulée in extremis, vous avez été confronté à des contestations assez véhémentes. Pourquoi ?
Je me suis effectivement posé la question. Pourquoi ? Si je ne disais pas la vérité, pourquoi cette frénésie à me démentir ? La réponse est simple : Paris a véritablement voulu empêcher la victoire du FPR à travers l’opération Turquoise. Avant de se raviser au dernier moment.
Le général Lafourcade, commandant de la force Turquoise, conteste ces propos[2]. Je le cite : : « L’ancien capitaine Ancel, aujourd’hui à la retraite, se répand dans les médias où il affirme des contre-vérités au sujet de l’Opération Turquoise. Contrairement à ce qu’il affirme, le capitaine Ancel n’était pas un officier de la Légion mais appartenait à l’artillerie. Il n’y avait pas, au sein du groupement du lieutenant-colonel Hogard sous les ordres duquel il était, de cellule tactique de guidage aérien et cet officier était en réalité affecté comme agent de liaison auprès des organisations humanitaires. étant employé à un niveau subalterne, il n’avait pas accès aux ordres d’opérations du niveau du commandant de groupement et à plus forte raison du commandant de l’Opération. »
Ces assertions du général Lafourcade sont évidemment erronées. Il ne se souvient même pas que je suis un ancien lieutenant-colonel ni quel était mon rôle. Mais à force de raconter une histoire, cette fable officielle construite par ceux qui ont décidé de l’opération Turquoise, on doit finir par croire que c’est une réalité. L’armée française ne manquait pas d’officiers aptes à servir d’agent de liaison avec des organisations humanitaires. Si ma participation a été (...) Lire la suite sur Afrikarabia.