Avis de gros temps au Hangar 32. Le 5 juillet 2023, sur le quai des Antilles, dans l’ancien local portuaire transformé depuis en salle d’exposition pour les futurs projets urbains de l’Île de Nantes, l’ambiance est électrique. La société d’aménagement de la métropole ouest atlantique (SAMOA), les élus et les représentants de l’entreprise Brézillon (filiale du groupe Bouygues) sont pris de court par la colère d’une centaine d’habitants du quartier de la Prairie au Duc venue chercher des réponses précises aux questions qu’ils posent, en vain, depuis deux mois. La plaquette promotionnelle, les rencontres locales et la précédente réunion d’information n’ont pas suffi à rassurer les futurs voisins du nouvel Écocentre dont ils ont appris l’existence le 19 avril dernier par un discret prospectus glissé dans leurs boîtes aux lettres.
Un banal conflit d'aménagement ?
En préparation depuis près de dix ans par l’aménageur et la mairie, l’infrastructure “a été envisagée d’abord comme un objet technique”, explique Virginie Vial, directrice générale de la SAMOA, avant de reconnaître “des erreurs d’appréciations dans la communication”. Un mea culpa qui ne semble pas convaincre grand monde dans une assemblée pourtant rompue aux exercices de démocratie participative dont la ville de Nantes est friande. De mémoire de participant, les ateliers de réflexion sur le devenir des anciennes voies de triage de la SNCF ont toujours porté sur un grand parc métropolitain et non sur une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE).
Ils sont pourtant nombreux à reconnaître que dépolluer les anciennes terres abimées par deux siècles d’industrie lourde pour les réutiliser dans les futurs chantiers de la zone d’aménagement concertée (ZAC) de l’Île de Nantes est un projet qui a du sens. Une réponse contemporaine au problème complexe de la crise du logement qui frappe la métropole. En plus de limiter l’étalement urbain et le mitage (1), la construction de nouveaux logements sur les anciennes friches industrielles en cœur de ville permet de maîtriser les coûts environnementaux - et financiers - liés au secteur du bâtiment.
Concrètement, la plateforme prévoit de cribler, concasser, traiter, nettoyer, stocker, dépolluer et réexpédier 400 000 m3 de terres, de sables, de limons, de béton et de remblais issus des chantiers de l’île pendant douze ans. Un projet ambitieux qui va dans le sens du chantier législatif initié au printemps par Bruno Le Maire, ministre de l’Economie et des Finances, sur l’industrie verte. Le projet de loi souligne, entre autres, l’importance de la réhabilitation des friches industrielles laissées à l’abandon et prévoit de soutenir massivement les méthodes innovantes pour y parvenir (2). Les porteurs du projet semblent avoir visé juste.
Seulement voilà : le diable se cache toujours dans les détails. Si la colère gronde à Nantes autour de l’implantation d’un de ces premiers centres de dépollution urbain c’est, qu’à bien y regarder, les promesses environnementales ne seront pas tenues. En l’absence de communication d’études sanitaires sérieuses sur les impacts du futur projet, les riverains sont priés de croire que le site industriel, installé à cinquante mètres de leur lieu de vie, dans une zone régulièrement battue par les vents, ne génèrera pas de poussières polluées ni n’émettra aucune particule fine. Une fin de non-recevoir qui passe mal venant d’une mairie qui communique beaucoup sur l’apaisement de la ville et le bien-être de ses habitants. Les oppositions sont renvoyées dos à dos et charge aux observateurs extérieurs de trancher : riverains adeptes des “projets utiles mais ailleurs” (3) ou bien élus cyniques préoccupés par l’agenda électoral des sénatoriales et des municipales ? Comme un goût de déjà vu dont l’issue semble déjà courue d’avance. A trop s’habituer à compter les points, on en oublie presque de s’intéresser à la règle du jeu et au contexte dans laquelle elle a été produite.
Quand l'industrie s'en va
Selon les mots de Bercy, la désindustrialisation a conduit la France au désastre économique et au naufrage politique. Les délocalisations ont contribué à la montée du ressentiment dont se nourrit le Rassemblement national et il appartient désormais au pouvoir en place de redresser la barre et de soutenir ce secteur fragile (2). Un constat fort que le ministre de l’Économie et des Finances a rendu en personne, le lundi 3 avril 2023, à l’occasion d’une présentation de pistes pour une nouvelle loi sur l’industrie verte. Pour sauver le colosse aux pieds d’argile, la réponse se doit d’être rapide. Et fiscale.
Il est vrai que la vague de privatisation des années 1986 a entraîné une fuite des capitaux vers des pays à la fiscalité plus attractive et au droit du travail plus permissif. “C’est, en quelque sorte, la réponse de la droite, revenue au pouvoir, aux nationalisations de 1981 par la gauche”, explique le journaliste Justin Delépine (4). L’État, en revendant ses parts tout au long des années 1990 et 2000, a abandonné dans la foulée ses prérogatives en matière de contrôle. Difficile de convaincre ces premiers de cordée de raccrocher leurs baudriers sur le Vieux Continent. A moins de les y inciter autrement.
Une simplification du droit
L’historien Thomas Le Roux, chercheur au CNRS et spécialiste des questions de risque industriel, montre dans son article intitulé “L’industrie du risque” (5) les mécanismes qui ont permis d’aboutir à une situation qui “profite avant tout aux industriels, au détriment de la protection du voisinage et de l'environnement”.
En 2009, les premiers verrous tombent avec la loi d’accélération des programmes de construction et d’investissements publics et privés. Un nouveau statut est créé pour les ICPE, celui de l’enregistrement, qui allège les contraintes pesant sur les sites industriels auparavant soumis au régime de l’autorisation. Certaines usines peuvent dorénavant se faire dispenser d’une évaluation environnementale et d’une enquête publique avant leur installation.
Par la suite, la loi du 6 août 2015, dite “loi Macron”, autorise le gouvernement à réformer les cadres juridiques des projets industriels sans passer par le Parlement. L’ordonnance du 3 août 2016 est ratifiée et permet aux sites les plus à risques - classés Seveso - de se passer de contrôles supplémentaires en cas de demande d’extension.
S’en suivent deux nouvelles lois, celle du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance (ESSOC) et celle du 7 décembre 2020 d’accélération et de simplification de l’action publique (ASAP), qui facilitent, une nouvelle fois, les procédures d’enquête publique et qui accordent de nouveaux pouvoirs aux Préfets. Ces hauts fonctionnaires, nommés par décret par le président de la République, peuvent dorénavant autoriser les nouvelles ICPE à lancer leurs travaux de construction avant même la fin d’instruction de leur dossier, et valider les demandes de modification ou d’extension des ICPE qui existent déjà sans procédure administrative supplémentaire.
Baisse des contrôles et mise à distance des citoyens
L’évolution du droit ne s’est pas accompagnée de garanties supplémentaires pour les citoyens. Entre 2006 et 2018, les inspections de site ont baissé de 40 %. Les quelque 1 300 inspecteurs, noyés sous la complexité des dossiers et le nombre toujours croissant de nouvelles structures, n’ont pas les moyens matériels ni humains de visiter les plus de 500 000 ICPE du territoire français régulièrement.
L’information et les délais de recours se sont aussi dégradés au fil du temps. La loi Grenelle II de 2010 fait passer ce dernier de quatre à un an. L’ordonnance du 26 janvier 2017 enfonce le clou : les riverains n’ont plus que quatre mois pour contester les installations au tribunal. Elle supprime également l’obligation pour les industriels d’afficher l’arrêté d’autorisation ICPE de manière visible et permanente sur le site. L’affichage en mairie et sur le site Internet de la Préfecture suffit désormais. De quoi alimenter le ressentiment des habitants qui découvrent souvent le pot au roses au moment des travaux.
Et maintenant ?
A Nantes, la situation a été prise au sérieux à temps. Un collectif de riverain baptisé “Stop Écocentre” (6) a pris conseil auprès d’un avocat spécialisé en droit de l’environnement dès la réception du prospectus. Il prévoit d’attaquer la déclaration ICPE à date, en référé, au tribunal administratif. Une annonce qui n'étonne pas tellement l’entreprise concédante, habituée à ce genre de contestation (7). Aménageurs et élus, eux, sont surpris mais continuent à minimiser les inquiétudes des riverains.
Pourtant, d’après le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), 42% des remblais situés dans la couche superficielle des sols de l’Île de Nantes sont considérés comme douteux et présentent un potentiel contaminant fort. Le rapport note “la présence anormalement élevée de certains polluants comme le plomb, l’arsenic, le cuivre, le cadmium, le zinc, l’antimoine” (8). Le lieu choisi est situé à 50 mètres d'une zone résidentielle densément peuplée, d’une crèche et d’une résidence sénior dont les locaux ont été pointés par la mairie elle-même au moment de la construction du quartier de la Prairie au Duc. “La confiance est brisée”, déclare une habitante déçue par les incohérences du dossier et le manque de sérieux de ses porteurs publics.
La filière de la dépollution des sols est encore jeune. Les retours sur les sites déjà existants sont peu nombreux. S’il est indéniable que les objectifs vont dans le bon sens, la mise en place et les méthodes pour y parvenir sont à revoir. Surtout lorsqu’il est question de construire le plus gros site urbain de dépollution à ciel ouvert de France.
Il en va de même pour l’industrie verte. Comment construire un nouveau paradigme industriel plus vertueux sans se donner les moyens de l’évaluer et de le réguler ? Résoudre un problème en en créant un autre n’est pas une réponse à la hauteur des défis du monde de demain. Les bonnes intentions du Gouvernement ne semblent pas encore passer le test de la réalité du monde contemporain, malgré ses appels au pragmatisme et à la responsabilité collective. Rien de nouveau sous le soleil néolibéral.
Sources et liens :
(1) : Concept géographique qui caractérise l’éparpillement des infrastructures, zones d’habitat et d'activités dans les espaces périphériques initialement ruraux, sans plan d’urbanisme cohérent.
(2) : “Bruno Le Maire veut faire adopter sa loi sur l’industrie verte cet été”, Elsa Conesa et Audrey Tonnelier pour Le Monde, 4 avril 2023.
(3) : PUMA, aussi appelé NIMBY (Not In My Backyard), est un acronyme qui désigne l’attitude qui consiste à refuser un projet d’aménagement à proximité de son lieu de résidence.
(4) : “Comment les privatisations ont accéléré la désindustrialisation”, Justin Delépine pour Alternatives Économiques, 19 juin 2023.
(5) : “L’industrie du risque”, Thomas Le Roux, dans Antony Burlaud, Allan Popelard et Grégory Rzepski (sous la dir. de), Le Nouveau Monde. Tableau de la France néolibérale, Éditions Amsterdam, Paris, 2021.
(6) : www.stop-ecocentre.fr
(7) : “Longueil-Sainte-Marie : Brézillon veut agrandir son site de dépollution”, Élie Julien pour Le Parisien, 30 juillet 2019.
(8) : “Développement d’une méthodologie de gestion des terres excavées issues de l’aménagement de l’Île de Nantes, Phase 1 : Caractérisation des sols et recensement des sources de pollution potentielles”, BRGM/RP-66013-FR, novembre 2016.