Ci-dessous l’article paru dans le quotidien « Le Monde » du 17 octobre 2010 :
Le livre du jour
Les oubliés de l'Algérie
Par Christian Bonrepaux
De l'histoire contemporaine française, ils constituent un des chapitres les plus noirs. Intégrés aux opérations françaises pendant la guerre d'Algérie, un rapport de l'ONU du 13 mars 1962 estime ces "musulmans pro-Français" à 263 000 hommes. "Leur destin relevait, le plus souvent, non d'un choix politique mais d'un pis-aller, alors qu'ils étaient aux prises avec différentes contraintes afin de sauver leur vie et celles de leurs familles dans un contexte qu'ils ne maîtrisaient pas", explique l'historien Gilles Manceron qui a codirigé l'ouvrage avec ses collègues Fatima Besnaci-Lancou et Benoît Falaize.
Une grande partie d'entre eux ont été abandonnés à leur sort, un massacre annoncé, après les accords d'Evian, en 1962. Combien ont péri ? On ne le sait même pas avec exactitude. Associations de harkis et de rapatriés donnent le chiffre de 100 000 victimes de massacres prémédités. L'historien Benjamin Stora avance une fourchette de 10 000 à 25 000 morts.
Recueil d'articles abordant successivement l'histoire, la mémoire et la transmission scolaire de cette "partie de l'histoire franco-algérienne", ce livre nourrit de données importantes cette page douloureuse. Pas seulement. Constatant l'occultation de cet épisode de la guerre d'Algérie, il en interroge les raisons, explique le rôle qu'aurait à jouer son expression dans la mémoire collective ainsi que son inscription dans les programmes d'histoire de l'éducation nationale.
"De supplétifs de l'armée française pendant la guerre d'Algérie, les harkis sont devenus les sans-grade de la mémoire nationale", explique Benoît Falaize qui, citant le romancier Laurent Mauvignier, parle de " ceux dont on voudrait ne pas parler" et pour cause : l'ex-puissance coloniale nourrit la double culpabilité d'en avoir laissé assassiner une bonne part et d'avoir accueilli les autres dans des camps, comme des citoyens de seconde zone placés littéralement sous tutelle.
Pour les Algériens, les harkis restent des traîtres, des collaborateurs contre lesquels se cimente l'histoire officielle. Rien de surprenant à ce que ces figures maudites de l'histoire se trouvent absentes des programmes. Cette absence interroge la place et le rôle de l'histoire enseignée dans le système scolaire : elle a en charge l'affirmation d'une appartenance commune, facteur d'instauration de la citoyenneté.
La non-prise en charge, dans un passé récent, de sujets difficiles pour la République - Shoah, esclavage, colonisation - a favorisé l'irruption des questions mémorielles dans l'espace de l'école : "Le devoir de mémoire qui se concentrait jusque-là sur les victimes des génocides s'étend aux autres âges sombres du passé", explique l'historienne Laurence de Cock.
Concurrence mémorielle
Dans ce contexte, l'enseignement de l'histoire peine à construire une mémoire partagée de la colonisation et de la décolonisation de l'Algérie. Les harkis sont emblématiques de cette concurrence mémorielle : pour certains, ils ont fait le bon choix, pour beaucoup, ils sont des victimes, pour d'autres, notamment en banlieue, ils demeurent des "collabos". Leur convocation dans les salles de classe n'est pourtant pas impossible. Deux professeurs en attestent par leur pratique.
C'est le grand intérêt de l'ouvrage, dû sans doute à la proximité de ses contributeurs avec l'Institut national de recherche pédagogique (INRP) : inscrire la recherche au coeur de la pratique scolaire. On veut espérer, sans en être pleinement convaincu, que la décision d'intégrer l'INRP à l'Ecole normale supérieure de Lyon ne gommera pas cette spécificité.
Les Harkis, histoire, mémoire et transmission
Ouvrage collectif
Editions de l'Atelier, 224 p., 19,90 €
Christian Bonrepaux