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Chapitre 1 : LA COUR DES MIRACLES
J’ai sept ans. Ou huit ans. Enfin je crois. Et va pas t’imaginer tout de suite que je suis un génie parce que j’écris déjà des livres et tout ça hein. Désolé de te décevoir sur-le-champ, je sais pas lire et je sais pas écrire. Et comme y a aucune chance que je flanque les pieds à l’école un jour, crois-moi de ce côté-là c’est foutu.
Moi je sais rien de ce qui se passe dans le monde, au-delà. Je regarde la télé de temps en temps chez Ammou Ghassan l’Épicier parce c’est le seul à en avoir encore. Seulement je dois t’avouer un autre truc. Je comprends pas toujours parce qu’elle pète souvent, mais je reste planté devant les images pour leur faire jouer dans ma tête les dialogues que moi j’ai décidés, et je me sens trop fort quand je fais ça. Même si entre nous y a pas de quoi.
Je suis jamais sorti de ce camp et tu sais? j’ai jamais vu à quoi ça ressemble une ville. J’ai même jamais approché la mer, là-bas. Crois pas que je te dis ça pour que tu as de la pitié ou quoi hein. Je balance des trucs tout de suite pour que tu saches qui je suis, un peu. Moi aussi j’ai été désillusionné un jour qu’il faisait beau et je veux pas que toi aussi. Ou que tu me mettes ça sur le dos. Je veux pas d’histoires entre nous. Des histoires, moi je les raconte, c’est tout.
J’ai huit ans. Ou neuf. En tout cas moins de dix.
Je ferme les yeux en serrant très fort les paupières pour me concentrer et me souvenir.
Mais désolé je me souviens pas, si tu attends.
L’autre jour, un gars très énervé hurlait à la télé qu’ici, les gamins n’avaient plus de visage, mais un chiffre à la place. Ammou Baba Hakki, qui sait toujours tout sur tout, il m’a expliqué que c’était juste une métaphore. Et même si je sais pas ce que ça veut dire, depuis, de temps en temps, je palpe mon visage du bout des doigts et ouf heureusement, je retrouve les deux yeux le nez la bouche le menton les oreilles la langue les cicatrices et tout de suite je me sens soulagé comme c’est pas possible.
Parfois je suis pris de panique, parce que c’est quand même affreux, un chiffre piqué sur un cou et qui a des bras des jambes un corps qui marche respire joue et tout et tout. Parfois le soir, je reste des heures allongé sur le dos, les mains sous la nuque en observant les feux d’artifices cracher dans le ciel, et je ne peux pas m’empêcher d’imaginer en quel chiffre je vais me transformer. Après.
Comme j’ai pas de nom et personne m’a dit mon prénom, j’ai décidé de m’appeler tout seul. Même qu'il m'arrive de changer de prénom juste comme ça pour rigoler ou vivre des tas vies que je rêve. Moi je me marre bien quand je joue ces tours mais je te raconterai après. Tu peux aussi t’imaginer si tu veux bien, parce que vraiment je sais pas s’il y aura le temps pour tout. Et y en a déjà trop dans tout, tu comprends.
Je m’arrête net. Je réalise qu’elle existe pas encore cette expression et tu es d’accord que c’est sacrément dommage, parce qu’elle devrait. Bref, simplement que tu saches, dans mon camp, on m’appelle Sam.
Il va falloir que je te dise aussi. Je suis réfugié de naissance et c’est quand même bien pratique parce que moi, j’ai jamais eu à fuir. Ni trainer de valises, mais là aussi c’est pratique parce que j’ai jamais eu de bagages. Je sais pas comment j’ai atterri dans ce camp et en réalité, j’ai même jamais bien compris comment on se pointe un jour dans la vie. Khalti Samah L’Aarja, elle répète toujours que c’est tant mieux comme ça et qu’il faut se contenter pour rester content sinon.
Et c’est vrai, avant, c’était tant mieux comme ça. Crois-moi, j’aurai dû mieux l’écouter parce qu’un matin, je ne me suis pas contenté et c’est là que j’ai appris des trucs dingues. Si toi aussi tu sais pas, respire d’abord.
Je te raconte. Ce matin, je me suis risqué un peu trop près des murs de barbelés, pour voir à quoi ça lui ressemble, là-bas, la mer, quand des gars très nerveux en casque et uniforme ont déboulé furieux, armes au poings aux épaules aux jambes et partout ils peuvent : les soldats ont menacé que si foutais pas le camp tout de suite chez ton père ou ta mère, j’irais croupir dans une geôle !
J’étais sur le cul. Moi je savais pas qu’il y avait besoin d’un père et d’une mère jusqu’à ce qu’on les réclame, mais j’ai foutu le camp tout de suite, parce que, sans blague j’ai peur de croupir. Si tu sais pas, croupir, ça veut dire pourrir, alors tu deviens vert et ensuite tu pues le moisi. Je suis pris de nausée.
Les soldats sont encore très nerveux, ce qui est bien normal parce que c’est très énervant la guerre. Il font mine de vouloir me rattraper en hurlant avec les dents qu’ils vont infliger les tortures les plus atroces dans les trous les plus sombres au chien que je suis. Ça m’a terrorisé. Tu entends. Terrorisé. Alors moi je fuis, je cours, je vole, parce que la peur ça te donne des ailes, ah la la oui ! Je cours à toutes jambes, comme si j’étais poursuivi par des fous, des flammes et des bulldozers tous en même temps.
C’est là que j’ai démarré l’enquête : dans mon camp, dans ma rue, à la télé, j’ai posé un tas de questions et quand j’ai bien recousu toutes les informations entre elles, j’ai compris que pour devenir quelqu’un, tu as besoin d’un père et une mère et une graine ou au moins. Puis un jour tu t’éjectes d’un nombril et hop tu te pointes comme ça, les yeux ouverts dans la vie.
Simplement y en a qui sortent et y a personne pour les attendre.
J’ai pas vraiment saisi toute l’histoire alors désolé je peux pas t’expliquer tout de suite. Mais c’était ma première grande déception : je croyais que je m’étais fait tout seul.
Je fixe longtemps mon nombril pour essayer de me figurer comment tu peux t’en sortir, puis je roule des yeux dans tous les sens mais je réussis pas à les fourrer dedans, j’enfonce même l’index : rien n’est sorti, mais j’ai pas arrêté de pisser.
Je cogne mon front du revers de la main, parce que c’est comme ça une évidence. Ah là là, j’avais d’abord besoin d’une graine et d’un père et d’une mère ou au moins!
Je galope comme un dingue entre les tentes et les collines, je bondis sur les flaques, les trous et les bosses, pour demander à Khalti Samah L'Aarja où me procurer une graine. Elle râle pendant quelques phrases d’abord, parce qu’à son âge on aime bien d'abord, puis s’avance vers moi en boitant lourdement. Elle finit par me tendre une petite boulette poisseuse qu’elle essuie en frottant contre le pli de sa robe.
" Le voilà ton maudit pépin !"
Je presse très fort ma graine dans la main et je la coince avec précaution entre les plis de ma paume : je veux surtout pas me perdre une deuxième fois.
C’est là que je me suis mis en tête de chercher partout, un père, une mère ou au moins. J’ai erré ici, j’ai déambulé là, j’ai même suivi des grands qui avaient tout l’air d’en être et je leur ai demandé s’ils étaient un père ou une mère ou au moins. Oui, mais désolé, c’est pas les miens.
Ils répondaient avec la bouche, mais pas avec les yeux. Leurs yeux cherchaient leurs enfants. Je dois t’avouer, j’ai encore eu une peine terrible. Parce qu’en plus, il fallait que ce soit les miens.
Bref.
Je déambule dans mon camp, je sifflote le nez en l’air et toujours l’air de rien, en faisant des tas d’allers-retours parce que la vérité, y a rien d’autre. Entre nous mais le répète pas, j’espère croiser une maman. C’est comme ça qu’on appelle une mère quand on devient des intimes. Eh ! Va pas croire que je suis un pédophile ou quoi, ça va pas ! Simplement quand j’en croise une qui me sourit, j’en profite un peu pour faire l’intéressant. J’aime bien faire l’intéressant pour qu’on s’intéresse à moi.
Justement ce que je voulais te raconter. Tout à l’heure, toujours le pas trainant dans le pied et l’air peinard dans les yeux, pour me donner une dégaine minimum fière quoi, je me trouve nez à nez avec une mère. J’ai deviné parce qu’elle tient une petite peluche dans la main.
Elle me dévisage avec un sourire apaisant et moi soudain, je me sens bien comme je sais pas, comme si son sourire m’avait enveloppé dans ses bras.
La mère me bourriffe les cheveux :
« Quelle frimousse! »
Je lui jette un regard comme si elle m’avait crevé le coeur. J’ai pas la frousse!
Et elle me rebourriffe les cheveux en souriant.
Ah la la je suis fou! Moi, je lui rends un sourire de toutes mes forces qui me fait encore rudement mal à la mâchoire là tout de suite que je te parle.
« Comment tu t’appelles?
- Sam. » Je gonfle le torse. Ça te donne un genre tu sais. En réalité, c’est pour qu’elle s’impressionne et qu’elle me préfère.
Je souris. Elle sourit.
Je crois bien que ça y est, elle m’adore.
Tu sais, j’ai compris un truc dans cette foutue vie, c’est que je serai jamais heureux. J’ai pas le temps. J’aurai pas le temps. Alors au lieu de ça, moi j’ai décidé d’être joyeux et rendre les gens joyeux autour de moi. Les adultes, ils croivent qu’il n’y a que les microbes, les guerres, les chagrins et des saletés qui se contagient mais tu sais, les adultes ils sont prêts à croire à un tas de conneries. Un sourire aussi, c'est contagieux, hein? Et va pas t’imaginer que je suis un philosophe et tout, ah la la, pas du tout, même que si je fais ça, c’est parce que je suis personne alors parfois, je prends la liberté d’être un peu tout le monde.
Enfin, la maman reprend sa marche et moi je continue de trotter derrière elle, comme ça je sais pas pourquoi. Parfois je fais des trucs, je sais pas pourquoi. De temps en temps elle se retourne et me surprend en train de la suivre.
Soudain elle s’arrête, plonge le poignet dans sa blouse blanche tachée de rouge et me tend un bonbon avec un sourire de fée. Va pas croire que je suis un sensible ou un allumé ou quoi, mais ça arrive jamais ce genre de trucs alors moi, quand elle a fait ça, mon cœur s’est emballé et je crois bien que je me serais envolé tout seul dans le ciel si j’avais eu des ailes à ce moment-là. Ou des pouvoirs secrets. Parce que quelqu’un que tu connais pas qui te donne un bonbon juste comme ça, pour te donner un peu de joie, c’est carrément du tonnerre.
« Maman ? »
Peut-être que je suis allé trop vite entre nous, peut-être qu’on était pas encore assez intimes, parce qu’elle me sourit une dernière fois puis s’en va. Affreux ce sourire, je saurais pas dire.
Je suis resté planté là longtemps à l’observer partir, rétrécir dans le paysage de poussières rouges et de fumées noires, entre les chaînes de montagnes, de collines et de volcans jusqu’à disparaître dans la mer. Je me demande bien ce que ça fait, de toucher la mer avec la main. Peut-être qu’elle fait genre tiens un câlin, puis elle t’engloutit. Soudain je suis trempé.
Je baisse la tête et je tombe pile sur mon reflet. Je vois des tas de morceaux de moi en débris, éparpillés sur la vitrine fracassée de Ammou Ghassan l’épicier et c’est vrai, que j’ai l’air épouvantable: des cheveux poisseux et en bataille, le visage en miettes, gribouillé de boue, de poussière et de larmes séchées sur de la crasse.
Tu te figures, elles s’en vont toutes, toujours parce que je suis dommage, parce personne n’aime ça, les gosses plein de dommages, ni les gosses qui se lavent pas le visage le matin et moi maintenant je me sens mal, très mal, comme si j’étais au fond d’un puits. Ou dans le ventre d’une baleine. Je coupe ma respiration. J’ai soudain plus envie de rien, j’ai plus envie d’être là, plus envie d’être, c’est tout. J’ai même plus envie de ce bonbon.
Je suis au bout du rouleau, je te jure. Alors pour avoir aussi un père et une mère ou au moins comme j’ai vu des gosses à la télé, je fonds en larmes pour les lécher avec le bout de ma langue, je me rince dans une flaque pour être propre comme t’aime, je tape le pied droit contre des briques pour avoir trop mal, je hurle, je chiale, avec le hoquet, puis sans le hoquet, puis avec les larmes, puis sans les larmes, puis en me roulant parterre. J’arrête même de respirer pour faire éclater mes yeux mes oreilles ma cervelle et tout de moi. Je finis par m’évanouir. Enfin, j’ouvre les yeux, un peu étourdi, les yeux brûlants et le pied en sang, seul au milieu de la foule en tourbillons. Les montagnes et les collines tremblent. Les volcans sont en éruption et crachent du feu. Le ciel se déchire dans un tonnerre d’artifices et pilonne la terre d’une averse de météorites.
J’examine mon pied en sang. Non t’inquiète pas, le sang, j’ai juste tapé trop fort sur les briques. Tu as eu peur hein ? Moi aussi la première fois.
J’ai pas trop de mérite sur ce coup, mais la première fois, je me suis planqué dans un coin en attendant que ça passe, parce que parfois faut juste attendre que ça passe. Ammou baba Hakki, il m’a expliqué qu’à la fin de tout, on voit sa vie défiler et on se met à regretter son passé et des tas de trucs qu’on a pas eus et qu'on a pas fait. Et comme j’ai pas encore un passé, je me suis pris à regretter mon avenir.
Je dois t’avouer, je suis resté un moment comme ça en boule, jusqu’à ce que mort s’en suive. Sauf que rien s’ensuit et que les regrets aussi à la longue, ça crève.
Ce jour-là, j’ai pris un sacré coup de vieux. J’ai compris que je devrai me démerder tout seul dans cette chienne de vie.
La voix éraillée de Khalti Samah L'Aarja me fait sursauter:
” T’es seul gamin. Seul au monde et le monde s’en fout. On nous a concentrés ici dans ces camps, de plus en plus nombreux chaque année, chaque mois, chaque jour. Ḥabibi ya ibni, ce ne sont pas des feux d’artifices! Ce ne sont pas des collines! Ni des foutus météorites ! On nous a chassés de chez nous, forcés à nous déplacer des dizaines de fois, on a tué les nôtres et cloîtrés ceux qui restent dans ces camps cernés de barbelés. Tu dois apprendre à survivre, seul. C’est très dur mais tu le sais moi je mâche pas mes mots.”
Je la regarde et je me dis que toute façon il lui reste plus assez de dents pour mâcher quoi que ce soit. Khalti Samah L’Aarja reprend son souffle qui siffle, le visage en sueur rouge et enflé.
Chez nous, si tu sais pas mais ici, c’est un pays qu’on raconte. Khalti Samah L'Aarja a vécu toute sa vie là-bas avant d’être foutue dehors avec une valise pour être flanquée ici et c’est pour ça qu’elle se met dans ces états pas possibles. Un instant, j’ai vraiment eu la trouille qu’elle s’étrangle avec une phrase ou qu’elle tombe crevée d’un coup. Et moi je veux pas qu’elle tombe crevée d’un coup. C’est possible si tu me crois pas : ici, y en a qui crèvent pour un mot de travers, hein.
Ammou baba Hakki, qui sait toujours tout sur tout, m’a confié un jour que Khalti Samah L'Aarja a vu sa fille éclater devant elle en rentrant du parc, comme un fruit écrasé contre le sol.
C’est là que j’ai compris c’est quoi, une métaphore, parce que dans ma tête j’ai entendu Plouf! puis du rouge. Elle a transporté le corps à l’hôpital et elle a supplié les docteurs à te crever le cœur là tout de suite de lui rendre sa fille vivante, même sans la tête.
On est bien d’accord que Khalti Samah L'Aarja, elle est pas très logique mais que veux-tu.
Moi elle me fait une peine terrible. Terrible. Parce que faut reconnaître, Khalti Samah L’Aarja, sans blague, même si elle a plus assez de dents pour mâcher ses mots, elle est quand même du tonnerre à l’intérieur que tout le monde peut pas voir.
Je cours m’isoler un peu plus loin parce que c’est ce qu’on fait quand on a marre de tout.
« Le mal est banal. Il ne nécessite ni monstruosité ni haine, seulement l’incapacité à penser.* »
Il cause toujours comme ça, Ammou Lkoutoub et moi je croyais qu’il était juste un peu maboul. J’ai pas osé lui demander ce que ça voulait dire, mais ça m’a glacé les os, parce que jusque-là moi je croyais que le mal, c’était toujours méchant. J’avais jamais bien compris cette histoire jusqu’à ce jour, et même si j’ai pas tout saisi encore, ça m’a soudain frappé comme une claque sèche. C’est bien vrai finalement, on apprend plus vite quand c’est une claque qui te le dit et je crois que c’est pour ça, la vie, elle préfère te foutre des baffes. Elle a pas le temps.
« Foutue civilisation! »
Ammou Lkoutoub je sais pas si je t’ai déjà dit, il se met parfois en rogne tout seul, comme s’il causait à quelqu’un plus en rogne que lui mais juste tu le vois pas. Je crois qu’il préfère parler à des chaises maintenant, parce qu’il a plus confiance aux gens. Moi je pense qu’il devrait pas se mettre dans des états pareils à cause de sa tension mais tu comprends, il veut pas que la civilisation soit foutue quand même.
Dans mon camp, on vit entre nous, comme une bande de chiens galeux qui tourne en rond, enjambe des corps, pisse sur des bâches, boit dans des sceaux, se rince dans des flaques et dort dans des morceaux de trucs brisés, entre des tentes, des cartons, des plastiques, des ordures, des barbelés et des poussières. Il y a aussi une vache, deux moutons, trois poules et un âne qui essaient de bouffer avec nous, mais on les laisse parce qu’on les aime bien quand même. Si tu y penses bien, on est un peu pareils. Eux non plus, ils ont pas eu le choix de se pointer dans la vie. Même que c’est pire, parce que j’ai vu, les pauvres il sortent même pas du nombril ! Je peux pas te raconter les détails et crois-moi c’est tant mieux comme ça, parce que c’est dégueulasse.
Bref.
J’ai des tas d’oncles et de tantes. Bon je sais maintenant que c’est pas pour de vrai mais la vérité aussi, ça me fait me sentir quelque chose dans mon ventre d’appeler Ammou et Khalti. Et d’entendre Ya bni, mon fils. C’est comme si quelqu’un avait pincé mon coeur avec ses doigts, même si ça se voit pas de dehors et que je reste vivant encore.
Dans la famille, il y a Ammou baba Hakki, qui sait toujours tout sur tout et Ammou Ghassan l’épicier qui n'a plus d’épicerie mais il a encore sa télé qui pète, Ammou Lkoutoub qui préfère les chaises aux gens et tous les autres que je vais sûrement te raconter plus tard.
Khalti Samah L'Aarja, tu la connais déjà. De temps en temps, elle m’invite à entrer dans sa tente et je me sens très important quand. Son trou, elle en a fait un abri incroyable et personne a le droit de s’approcher de son salon, sauf si c’est elle qui invite.
Elle a bricolé avec des bricoles de vraies toilettes à l’intérieur, parce que faut tout de même l’avouer, c’est affreux de chier partout pendant qu’on te regarde. Elle répète que c’est pas humain et que même si on l’a barricadée dans un camp, qu’on lui a volé son pays, pillé sa maison, tué sa famille, on la privera pas de son cul.
Il y a la bande aussi. Noss Lira, il est tellement maigre que si tu souffles un peu, il s’envole avec la poussière mais c’est parce qu’il n’a jamais bu de lait de sa vie; et Abu Akoul, qui est toujours en train de chercher un truc à engloutir, n’importe quoi, même des cailloux, même pendant les frappes; et LBalèze qui se prend pour un gros dur, même qu’entre nous, je trouve qu’il frime trop avec son nouveau short alors qu’il y a rien de quoi; et Rass Alharba qu’on a appelé comme ça parce que son premier jour dans le camp, il a tranché son doigt avec une hache pour crâner devant tout le monde que c’est un fou qui s’en fout. Bon c’était pas fameux : on a dû lui faire une attelle avec du carton et de la pâte à pain.
Il y a Leilala, elle tripote toujours des bestioles dans la boue en chantonnant Lalala: elle répète qu’elle veut devenir vétérinaire. Et Houda Spara, toujours un sparadrap quelque part sans savoir pourquoi. Moi je trouve qu’elle a raison de pas chercher à savoir parce qu’au fond, des raisons d’avoir mal, y en a toujours des tas.
Et Maha ‘Seffara. Elle entend tout et elle voit tout et elle devine tout avant tout le monde. Figure-toi, même les frappes, elle les flaire avant les sirènes et elle nous prévient en hurlant dans son sifflet pendu au cou. Elle sait toujours qui a chipé du pain, qui a chialé, qui a menti, qui aime qui. Elle frime qu’elle sera journaliste si elle peut grandir. Mais tout de même. Je crois qu’elle a un pouvoir un peu secret.
Ah la la j’ai failli oublier! Il y a aussi cette fille qui vient nous rendre visite de temps en temps pour nous distribuer des livres et de la chakchouka. Elle insiste avec ses livres même si on préfère sa chakchouka nous, et que ses livres ils finissent en matelas, en parapluie ou en papier pour se torcher quand y a plus rien. Elle le sait, je crois, mais elle continue. Elle m’a confié un jour qu’elle était prête à distribuer 99 livres si elle savait que le 100ème serait peut-être lu. Elle est un peu dingo je trouve mais tout de même cette nana il faut l’avouer, sa chakchouka elle déchire.
C’est pas fameux mais avant, j’avais la trouille et je me planquais dès que ça chauffait. La fille à la Chakchouka me blottissait alors contre elle en me chuchotant à l’oreille que les bombes dans le ciel, c’était des feux d’artifices, les missiles, des pluies de météorites et que les tas d’immeubles effondrés ou en flammes, des collines et des volcans.
Elle dit aussi que je suis une pupille du monde, un olivier déraciné.
Et moi je savais pas qu’un olivier, ça pouvait être triste alors ça m’a pas consolé du tout. J’ai même trouvé ça dégueulasse parce il t’a rien fait lui. Mais j’ai rien dit et j’ai souri pour contagier l’olivier triste. Parfois, la fille à la chakchouka, elle baratine un peu mais je crois que c’est pour me consoler, et je l'aime pour ça. Parce qu'elle est pas obligée.
Bon je file. C’est le moment de faire ma tournée. Tous les jours, j'arpente le camp l’air de profiter d’une bonne balade, mais en réalité, je te le dis à toi, c’est pour vérifier en cachette que tout le monde est bien là, avec moins de bras, de jambes, moins de pain, moins de poids, moins de joie et moins de tout, mais c’est pas grave, je leur en veux pas trop tellement je suis rassuré de les trouver encore là. Je fais ça parce que faut avoir le sens de la famille et fais gaffe, va pas croire que je suis un sensible ou quoi, je te préviens. Mais j’ai toujours mal au ventre qu’ils crèvent sans prévenir. Ou que leur tête éclate comme un fruit. Ou qu’ils soient dévorés par un monstre planqué sous le lit. Je me fige, le souffle court. Puis tout de suite je respire, soulagé. Toi aussi tu peux. On n’a pas de lits.
Ah oui, le bonbon ! Je vérifie ma poche secrète, ouf! il est encore là.
J’ai huit ans. ou neuf ans. Je sais pas désolé et j’espère que mon âge va pas créer d’histoires entre nous. Attends, je veux que tu m’écoutes. Je donne tout ce que je te chipe à un petit gars qui note ce que je lui dicte parce que je te l’ai déjà dit je crois, je sais pas lire ni écrire. Il m’a prié de te prévenir tout de suite qu’il est très fort en orthographe, mais lui en veux pas, il est nul en conjugation. Il a arrêté l’école quand elle a été visée le mois dernier.
C’est peut-être vrai, si tu y penses bien, le mal n’est pas toujours méchant. Parfois, il le sait même pas. Et parfois il en a juste rien à foutre.
Amir. Si seulement son pied pouvait glisser du ciel sans faire exprès, comme ça, pour dégringoler sur la terre. Imagine si. Ce serait du tonnerre si. À cette idée, mon cœur a cogné ma poitrine, comme pour se rappeler comment on fait pour battre.
Je te fais encore un aveu, c’est pas terrible. Parfois, je jette des pierres, je donne des coups de pieds ou je casse des trucs déjà cassés, comme ça, juste pour me venger, et tout de suite après, je me sens très mal, minable, misérable. C’est affreux.
Tu sais, mon copain Amir il a six ans. Ou sept. Il a crevé hier sans prévenir ni rien le salaud. Et moi je veux pas crever comme ça sans prévenir ni rien le salaud. Je veux te raconter mes histoires, les histoires de ma famille, parce qu’on existe et parce que un jour, on va bien finir par crever nous aussi, même tous crois-moi, et ça y a pas le choix je te jure, j’ai tout fait pour imaginer des solutions, même se planquer derrière une étoile. Mais que veux-tu.
Alors tu te rends compte, c’est terrible, terrible, plus personne, personne sera là pour nous rappeler, et même que quand je vais crever, je pourrai même plus te raconter nos histoires et alors, et alors, aucun humain, aucun papier, aucun monde saura jamais que je me suis pointé un jour dans la vie sur terre, que moi aussi j’ai existé. Ce sera alors complètement fichu.
Et dis, toi, tu veux bien les écouter mes histoires?
*Hannah Arendt - Rapport sur la banalité du mal, 1963
Khalti Samah Laarja : Tante Samah-la-boiteuse
Ammou Lkoutoub : L’Oncle Intello
Ammou baba Hakki : L’Oncle Qui-sait-tout
Abu Akoul : Le mangeur
Rass Lharba : Tête brûlée
Maha ‘Seffara : Maha Sifflet
Noss Lira : Demi-livre
Checkchouka : Un plat délicieux !