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Billet de blog 21 juin 2025

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Les Folles Histoires de Sam - Poussières d'étoiles

Une alarme retentit et alors, c’est le chahut de nouveau; le tapage se mêle aux hurlements de la sonnerie, tandis que les écoliers se bousculent dans un brouhaha terrible pour se précipiter dehors. Mais ce n’est pas encore la récréation, le maître a hurlé, c’est une alerte. Si tu sais pas, ça veut dire qu’on te prévient avant pour te tirer ensuite.

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Illustration 1
© Ahlem B.

CHAPITRE 2 : POUSSIÈRES D'ÉTOILES

Encore une journée dingo aujourd’hui. Tu vas voir, toi aussi t’en pourras plus quand tu vas lire tout ce qui m’est arrivé.

Figure-toi, comme à peine levés on a faim à crever, avec Noss Lira, Abu Akoul, Maha ‘Seffara, Rass Lharba, LeilaLala, Houda Spara, Lbalèze et la bande, on va-nu-pieds sur le terrain tracé avec nos doigts et nos orteils, et nous on court et on tape dans le ballon et on se bagarre et on se marre et on tape dans le ballon et on se bagarre et on se marre, jusqu’à ce qu’on en a marre, parce que ça fait déjà des heures, alors quand même tu comprends.

Après ça donc, chacun va de son côté pour s’occuper de ses affaires. Alors moi, je fais des allers dans mon camp, en courant le plus vite comme un champion, puis des retours à cloche-pied comme un pirate sans pied, puis en rasant les murs comme un agent secret, puis je pourchasse des souris, puis j’enfonce mon index le plus profond dans la boue, jusqu’à ce que j’en en a marre, parce que ça fait déjà des heures, alors quand même tu comprends.

Après ça donc, on va-nu-pieds pour chercher un peu d’eau avec nos bidons, on file des coups de coudes pour une louchette de riz, on joue au ballon, on joue au loup, on fait la queue pour pisser, on se planque si on peut quand Maha ‘Seffara dégaine son sifflet pour nous alerter des alertes, et nous on court et on tape dans le ballon et on se bagarre et on se marre jusqu’à ce qu’on en a marre, parce que ça fait déjà des heures, alors quand même tu comprends.

Tu sais, moi je peux continuer longtemps comme ça, seulement le ballon, ce jour-là, il a décidé d’atterrir pile aux pieds d’un groupe de soldats. 

C’est là que la mécanique, elle a commencé à détraquer. 

Je vois encore le ballon s'envoler dans les airs comme j’aimerais trop. Je roule à toute vitesse pour éviter les tirs, je contourne les bombes, je traverse les missiles en flèche et je survole les avions comme un incroyable, pour monter très haut dans le ciel. Puis enfin, flotter. Et voir à quoi ça ressemble, le monde. La mer, là-bas.

Je suis brusquement tiré de mes rêveries. 

“Fichez le camp, bande de vauriens! Crevez tous autant que vous êtes, des rats dans vos trous!”.

Le soldat furieux coince le ballon sous sa botte. Le regard vengeur, il nous fixe le temps qu'il faut avant de brusquement tirer sur le ballon, qui explose en miettes.

Subitement, un autre soldat bondit et brandit son arme: il nous menace de nous trucider d’ici à ici, de là à là, et de là à là, nous la bande de vauriens de fils de putes qu’on est, et qu’on a de respect pour personne, merde personne. Ils sont toujours très nerveux parce c'est très énervant la guerre tout le temps, mais je te l'ai déjà dit je crois.

Et vlan! Il m'envoie un coup de pied qui me fait rouler par terre. Je suis relevé, pour l’honneur.

Il se lance alors à ma poursuite et moi je cours avec toutes mes jambes, parce que je veux surtout pas croupir et devenir vert et puer. Mais ça aussi, je te l’ai déjà dit, je crois.

J’ai cavalé comme un dingue pendant des heures, même s'il y a longtemps déjà que le soldat ne me talonne plus.
C'est pas fameux, mais je me suis arrêté seulement quand mes jambes et mon souffle ont décidé à ma place.  

Puis je regarde autour de moi.
Je réalise avec horreur que je suis perdu. Mais j’ai pas le temps de m’horrifier parce que déjà, j’entends une voix gronder au-dessus de ma tête:
” Viens par ici, toi, où tu vas comme ça? Où est ta classe ? Allez file à l'intérieur et en rang.”


On se met en rang après que le maître d’école tour à tour s’impatiente, grommelle, tape des mains, sourit, trépigne, se marre, marmonne, et le pauvre il me fait de la peine parce que j'entends encore d'ici les tas de soupirs désolés quand le rang se disperse dès passée la porte.

Je prends place dans la troisième rangée et je reste silencieux. Le cours commence.

De tout ce qu’il a débité, moi j’ai pas bien compris. Ça m’a quand même flanqué sur le cul. Tu sais, toi, que les vaches, elles se nourrissent de foin et sans blague, parfois même de céréales? Et les poules de graines et les chats de lait? Ah la la, tu te figures ça, ce qu’on mange dans mon camp! 

Il parle encore d’un tas de trucs que je savais pas, que j’avais jamais entendu parler, des besoins primaires, d’un gars qui est allé sur la lune, de la conolisation, d’un autre qui est mort pour être libre et heureux, que 3 + 1= 4 , que le soleil tourne autour de la terre. Ou l’inverse je me souviens plus trop.

Mille millions de questions me brûlent les lèvres.

Soudain une fille en béquilles passe la porte. Elle porte d’épaisses lunettes.


Elle prend place à côté de moi.

La fille me fait un sourire qui soulève ses grosses lunettes, puis choisit dans sa boîte de crayons le jaune, le rouge et le bleu. Elle dessine une fillette, griffonne des lettres, me tend les crayons, la feuille, me sourit, puis attend. Je me sens soudain malheureux parce que moi, je peux pas.

De nouveau, c’est le tapage dans la classe qui hurle de rire. Le maître tape des mains bruyamment en demandant à la bande d’imbéciles qu’on est de se taire. Un élève fait une blague et toute la classe se marre, alors le maître finit par se marrer aussi, avant de taper de nouveau des mains pour reprendre là où on en était s'il vous plaît.

Elle reprend sa feuille et me souffle : Maryam. Elle dessine un garçon avec des cheveux qu’elle colorie en jaune, me regarde avec insistance, puis attend.

Je finis par me ressaisir et lui chuchote à l’oreille: “SAM”.

Elle griffonne de nouveau quelque chose et me rend la feuille. Cette fois, elle glisse les crayons dans ma main et pointe la feuille du menton avec les yeux. Ça y est, j’ai compris! Je dessine un S, un A, un M, mais je t’assure c’est pas facile, j’ai cassé deux fois les crayons, et j’ai pas arrivé tout de suite, mais c’est pas grave, parce qu’à chaque fois, Maryam, elle me tend un nouveau crayon, puis me fait ce sourire, pour que je recommence.

Une alarme retentit et alors, c’est le chahut de nouveau; le tapage se mêle aux hurlements de la sonnerie, tandis que les écoliers se bousculent dans un brouhaha terrible pour se précipiter dehors. 

Mais ce n’est pas encore la récréation, le maître a hurlé, c’est une alerte. Si tu sais pas, ça veut dire qu’on te prévient avant pour te tirer ensuite.

Le temps de me retourner, Maryam avait déjà disparu. J’ai cherché partout, si elle avait trouvé une planque, si elle n’avait pas fait tomber ses grosses lunettes ou ses béquilles, en souhaitant très fort qu’elle ait pu rejoindre sa maison, si elle y est encore. Et sa famille. Si elle y est encore.
Je retrouve la feuille avec nos dessins, coincée sous un bloc de pierres. Je la dégage avec précaution, pour ne surtout pas l'abîmer. Soudain, je sens comme un vide immense.

C’est là que je me rappelle que je suis perdu. Je suis perdu!

À présent, je marche, je cours, je tourne à droite, puis à gauche, de nouveau à droite, rebrousse chemin et j’ai le coeur lourd parce ça y est fichu, cette fois c’est vraiment fichu. Et figure-toi qu'à présent, j'ai tout le temps de m'horrifier, alors j’imagine mon camp, mon pays et le monde entier tellement bouleversé qu’ils ont lancés des avis de recherche partout comme à la télé, en faisant un boucan de tous les diables sur terre pour chercher Sam. Pour retrouver Sam. Ah la la.

Parce que ça sert à rien de se perdre s’il y a personne pour te chercher. Non?

Ma gorge se noue et je te jure, j’ai envie de chialer là tout de suite que je te parle.

Je sais pas bien comment c’est arrivé, mais c’est arrivé. Je reconnais les barbelés, les soldats, la tente de Khalti Samah L’Aarja et alors là, mon coeur bondit jusqu’à ma gorge, parce c’est fini maintenant, je suis là, je suis de retour, et en plus, avec des tas d’histoires au bord des lèvres, l’école, les vaches, le soleil, Maryam et tout et tout.

Tu parles.
Je vais encore te désillusionner aujourd’hui mais ça m’a secoué aussi, je te jure.

Noss Lira, Abu Akoul, Maha ‘Seffara, Rass Lharba, LeilaLala, Houda Spara, Lbalèze et la bande sont encore là, nu-pieds pour chercher un peu d’eau avec des bidons, à filer des coups de coudes pour une louchette de riz, jouer au ballon, jouer au loup, se planquer s'ils peuvent quand Maha ‘Seffara dégaine son sifflet, faire la queue pour pisser, et courir et taper dans le ballon et se bagarrer et se marrer jusqu’à ce qu’il y en a marre, parce que ça fait déjà des jours, des mois, des années, alors quand même tu comprends.

Je repense à ce petit tableau que m’a montré la fille à la chakchouka, lorsqu’elle nous a apporté sa chakchouka l’autre jour. Je dois te dire, le tableau m’a retourné, et moi j’aurais jamais cru qu’on pouvait pleurer juste comme ça, sans raisons, devant un truc dessiné. Elle m’a expliqué que c’est un chef d’oeuvre du 19ème siècle. La fille à la chakchouka, elle me fatigue parfois parce que je comprends pas toujours ce qu’elle raconte, mais quand même ce tableau, il m’a fichu un coup.

La nuit commence à tomber. Je m’allonge sur les livres de la fille à la Chakchouka, que j’ai empilés pour faire un matelas. Quand elle a vu ce que j’ai fait de ses bouquins, la fille à la Chakchouka, elle a souri. J’aime bien quand elle sourit parce que j’ai remarqué, elle sourit de moins en moins.

Elle m’a confié un secret mais à toi je peux le dire maintenant : chaque fois que tu t’endors sur un livre, que tu poses ta tête sur ces millions d'histoires, ta tête devient si légère que ton sommeil plonge dedans et tu te deviens un être humain libre. Libre de vivre, libre d'exister, libre d’avoir, libre d’être. 
Je la soupçonne encore de baratiner un peu, mais c’est pas grave. Je dis rien. J’aime trop la voir sourire.


Libre. C’est vrai que même dans la bouche, le mot prend son élan pour s’échapper dans le vent et se métamorphoser en mille centaines de tourterelles. 

Je reste des heures comme ça, la tête sur mon oreiller de vieux livres râpés et je fixe le ciel qui scintille en pensant à Maryam. Où es-tu, Maryam ?  

Je contemple la voix lactée, et moi je relie des points, je trace des lignes, je courbe des formes, je dessine son sourire, et je lui raconte des histoires, juste avec les yeux, au milieu de cette immensité épaisse et étoilée.

Avec Maryam, on prend une grande inspiration et main dans la main, avec tout ce vide autour, on fait de l’air pour décoller. On s’envole à toute allure comme des tourterelles qui tourbillonnent jusqu’aux étoiles. 


Je m’endors. Maryam. Elle sourit dans la voix lactée, dans une magnifique robe en poussières d’étoile.
Il fait froid, il fait faim, mais je ne sens rien, réchauffé par cette main qui me presse le coeur, et j'ai pas mal je t’assure, au contraire, c’est comme si quelqu’un tenait précieusement mon coeur dans le creux de sa paume.

Maryam. Bonne nuit.
Khalti Samah Laarja : Tante Samah-la-boiteuse
Ammou Lkoutoub : L’Oncle Intello
Ammou baba Hakki : L’Oncle Qui-sait-tout
Abu Akoul : Le mangeur
Rass Lharba : Tête brûlée
Maha ‘Seffara : Maha Sifflet
Noss Lira : Demi-livre
Checkchouka : Un plat délicieux !

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