Ahmed Abbes et Federico Binda

Abonné·e de Mediapart

1 Billets

0 Édition

Billet de blog 27 juillet 2023

Ahmed Abbes et Federico Binda

Abonné·e de Mediapart

Pourquoi nous demandons à La Sapienza de retirer le titre honorifique décerné au président tunisien Kais Saied

En Tunisie, à environ 600 km au sud de la capitale, dans un no man's land militaire qui sépare la Tunisie de la Libye, des centaines de migrants africains noirs ont été brutalement expulsés par les autorités tunisiennes, abandonnés à leur sort, dépourvus d'eau et de nourriture suffisantes. Peu avant, des propos xénophobes du président tunisien avaient déclenché une vague de violence sans précédent. Par Ahmed Abbes, Directeur de recherche au CNRS, et Federico Binda, Professeur à l’Université de Milan, Italie. 

Ahmed Abbes et Federico Binda

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le 25 juillet marquait le deuxième anniversaire du coup d'État du Président Kais Saied contre la jeune démocratie tunisienne, mais aucune festivité n'était de mise malgré le soutien encore assez élevé de la population envers l'homme fort du pays. Au cours des deux dernières années, la Tunisie a plongé dans une crise systémique aux multiples facettes, caractérisée par des pénuries généralisées, des coupures d'eau et d'électricité récurrentes, une répression croissante envers les opposants politiques, et une érosion des institutions démocratiques du pays.

Pourtant, la situation la plus alarmante se déroule loin de la capitale, à environ 600 km au sud, dans un no man's land militaire qui sépare la Tunisie de la Libye. C'est là que des centaines de migrants africains noirs, qui résidaient en Tunisie ou transitaient par le pays, ont été brutalement expulsés par les autorités tunisiennes et abandonnés à leur sort, dépourvus d'eau et de nourriture suffisantes.

Cette crise humanitaire dramatique ne semble pas susciter l'empathie des Tunisiens, mais elle commence à attirer l'attention de la communauté internationale. Plus de 130 universitaires de nombreux pays, dont plusieurs personnalités éminentes, ont adressé une lettre à Antonella Polimeni, Rectrice de l’Université La Sapienza, demandant le retrait du doctorat honorifique décerné au président Saied, en raison de son implication dans les graves abus contre les Noirs en Tunisie. 

Du discours raciste haineux à la déportation des Noirs

Le 21 février 2023, lors d'une réunion du Conseil de Sécurité Nationale, le Président tunisien a qualifié les migrants africains subsahariens de « hordes de migrants clandestins » et les a accusés d'être responsables de « violence, de crimes et d’actes inacceptables », insistant sur « la nécessité de mettre rapidement fin » à cette immigration. Il a en outre soutenu que cette immigration clandestine relevait d'une « entreprise criminelle ourdie à l'orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie », afin de la transformer en un pays « africain seulement » et estomper son caractère « arabo-musulman ». Ces propos racistes et xénophobes ont déclenché une vague de violence sans précédent contre les Africains noirs résidant en Tunisie. Des groupes ont pris d'assaut les rues, attaquant les migrants, les étudiants et les demandeurs d'asile noirs. Les forces de police ont procédé à l'arrestation et à l'expulsion de nombreux individus issus de ces communautés.

Les événements survenus début juillet à Sfax, dans le centre-est de la Tunisie, à environ 150 km de l'île de Lampedusa, ont marqué une escalade dramatique des tensions entre la population locale et les migrants subsahariens. Une campagne lancée par certains résidents tunisiens pour le départ des étrangers africains a malheureusement entraîné des attaques violentes contre des Africains noirs et des affrontements avec des Tunisiens. Un Béninois a été tué en mai et un Tunisien le 3 juillet. Suite à ces événements, les forces de police, la garde nationale et l'armée tunisiennes ont mené des raids à Sfax et dans ses environs, procédant à des arrestations arbitraires de centaines d'étrangers africains noirs, parmi lesquels des étudiants, des demandeurs d'asile, des enfants et des femmes enceintes. 

Ces personnes ont ensuite été expulsées ou transférées de force, sans aucun respect des procédures légales, vers les frontières libyenne et algérienne. Ces expulsions ont été réalisées de manière cruelle, des centaines de personnes, réparties en plusieurs groupes, se retrouvant forcés de marcher dans le désert sans nourriture ni eau suffisantes, et repoussées par les forces de sécurité tunisiennes, algériennes et libyennes. On compte déjà plusieurs morts retrouvés dans des conditions atroces. Ces exactions inhumaines ont été condamnées par les experts des Nations Unis et par plusieurs organisations de défense des droits de l'homme dont Human Rights Watch, qui a publié un rapport détaillé sur les événements, ainsi que le Forum tunisien des droits économiques et sociaux.

Doctorat honoris causa de la Sapienza et dérive autoritaire

Le 16 juin 2021, l'Université La Sapienza a décerné à Monsieur Saïed un doctorat honoris causa en droit romain, théorie des systèmes juridiques et droit privé du marché. A peine un mois plus tard, celui-ci déclenchait un coup d'État contre la jeune démocratie tunisienne, marquant ainsi le début d'une série de mesures visant à concentrer le pouvoir entre ses mains, sapant les fondements institutionnels essentiels pour les droits humains, notamment en portant atteinte à l'indépendance de la justice et au droit à la liberté d'expression

Le 25 juillet 2022, le Président Saïed a organisé un référendum en vue de l'adoption d'une nouvelle constitution qu'il a élaborée lui-même. Ce texte a abrogé la constitution de 2014, que la rectrice de La Sapienza, Antonella Polimeni, a louée dans son discours lors de la remise du doctorat honoris causa, et a instauré un nouvel ordre constitutionnel qui renforce le pouvoir exécutif au détriment des pouvoirs législatif et judiciaire. 

Ces changements constitutionnels et l'augmentation des pouvoirs du président ont soulevé des inquiétudes quant à l'érosion de la démocratie en Tunisie et au respect des droits humains. Les mesures répressives prises à l'encontre des opposants politiques, dont l'emprisonnement de plusieurs d'entre eux sous des accusations sans fondement de complot, ont également suscité de vives critiques de la part de la communauté internationale et des défenseurs des droits de l'homme.

Des universitaires italiens ont déjà demandé en janvier 2022 à La Sapienza de retirer le titre honorifique accordé au président Saïed, considérant que déjà ses actions contredisaient les principes fondamentaux que représente cette institution. Le fils du prisonnier politique Ghazi Chaouachi a aussi écrit à la rectrice Antonella Polimeni en juin 2023 pour lui demander le  retrait de ce doctorat honoris causa. 

Dans une nouvelle lettre adressée à la rectrice Antonella Polimeni, plus de 130 universitaires se sont joints à ces appels pour que la Sapienza retire le doctorat honorifique décerné au président Saied, en raison de son implication dans les graves exactions contre les Noirs en Tunisie. Parmi les signataires, on retrouve des personnalités éminentes telles que le politiste Bertrand Badie (France), la philosophe Judith Butler (USA), le physicien et défenseur des droits de l'homme Joel Lebowitz (USA), l'historien Achille Mbembe (Afrique du Sud), le mathématicien lauréat du prix Abel, Yves Meyer (France), le mathématicien et ancien recteur de l'université Gaston-Berger, Mary Teuw Niane (Sénégal) et le mathématicien lauréat de la Médaille Fields Cédric Villani (France).

Le cynisme des autorités européennes 

Le 16 juillet 2023, alors que des centaines de Noirs déportés par les autorités tunisiennes erraient dans le désert, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, accompagnée de la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni et du Premier ministre néerlandais Mark Rutte, a officialisé à Tunis un protocole d'accord au titre duquel l’Union européenne accepte d'accorder à la Tunisie une aide au développement en contrepartie d'un contrôle des flux migratoires. L’UE s’engage en particulier à fournir une « aide technique » destinée à permettre « une gestion efficace des frontières, le développement d'un système d'identification et de retour des migrants irréguliers déjà présents en Tunisie vers leurs pays d'origine ». Quand on voit comment sont traités les migrants actuellement en Tunisie, on ne peut que s'inquiéter de l'effet multiplicateur qu'aura cette « aide technique ». Les organisations internationales de défense des droits de l'homme ne s'y sont pas trompées, et ont unanimement dénoncé cet accord.

Depuis plusieurs semaines, le président tunisien affiche sa connivence avec la présidente du Conseil italien en matière de politique migratoire. Le gouvernement italien a intensifié son aide au gouvernement tunisien pour patrouiller le long des côtes et empêcher les départs vers l’Italie. D'autres pays européens, comme la France et l'Allemagne, ont également manifesté leur intention d'aider la Tunisie à contenir les flux migratoires vers l'Europe.

Face à ce marchandage indigne, le président tunisien adopte une posture ambivalente. Il répète à qui veut l'entendre son refus de faire de son pays le garde-frontière de l’Europe et insiste sur le fait que la Tunisie ne serait pas « un pays d’installation » des migrants. Mais ses propos  sont contredits par le rôle actif de la Tunisie dans la lutte contre l’immigration vers l’Europe : plus de 23 000 personnes parties depuis le littoral tunisien ont déjà été empêchées de rejoindre l’Italie par la garde nationale maritime au cours des cinq premiers mois de l’année, soit trois fois plus que sur la période correspondante de 2022, selon les données du Forum tunisien des droits économiques et sociaux.

« Il y a près de cinquante ans, en 1975, l'Université de Nice décernait un doctorat honorifique à Nicolae Ceausescu, président de la Roumanie. Il est parti depuis longtemps, mais le souvenir de ses crimes ne l'est pas, et la bonne réputation de l'Université de Nice est ternie à jamais par son association avec lui. Nous ne souhaitons pas un tel sort à La Sapienza. Nous vous appelons à réexaminer le titre honorifique accordé au président Saïed ». C'est ainsi que se termine la nouvelle lettre des universitaires à la rectrice Antonella Polimeni. Espérons qu'ils soient entendus.

Ahmed Abbes, Directeur de recherche au CNRS, France

Federico Binda, Professeur à l’Université de Milan, Italie

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.