AHMED HANIFI (avatar)

AHMED HANIFI

Auteur de romans, d'un essai, de poésie… mon site: http://ahmedhanifi.com/ * mon blog: http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.fr/

Abonné·e de Mediapart

61 Billets

0 Édition

Billet de blog 6 juin 2025

AHMED HANIFI (avatar)

AHMED HANIFI

Auteur de romans, d'un essai, de poésie… mon site: http://ahmedhanifi.com/ * mon blog: http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.fr/

Abonné·e de Mediapart

60_ ALGÉRIENNES, De mère en fille_ de Hind Soyer_ LECTURE

Le cœur, la substance du roman c’est l’Algérie et quatre femmes donnant leur nom chacune à un chapitre. Précisément Hind, Samia, Kheïra et la petite Aurore racontées de bout en bout à travers le regard et la subjectivité d’une narratrice qui se confond avec l’autrice...

AHMED HANIFI (avatar)

AHMED HANIFI

Auteur de romans, d'un essai, de poésie… mon site: http://ahmedhanifi.com/ * mon blog: http://leblogdeahmedhanifi.blogspot.fr/

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Algériennes, de mère en fille © HIND SOYER

Je me trouve à la terrasse de la Brasserie « La Traversée de Paris » devant la place de l’Émir Abdelkader, non loin de la Grande mosquée. Le ciel est légèrement voilé. Je reprends la lecture de « Algériennes de mère en fille » écrit par Hind Soyer (Casbah Éditions, 2024) que j’ai entamée hier, puis je commande un cocktail Bora-Bora. Il est porté ceci en quatrième de couverture : « De mère en fille, les Hassani sont des combattantes et résistantes portant en elles l’âme et le sang de leur héritage » depuis le 17° siècle, depuis l’ancêtre Sidi Mostefa El-Hassani. Depuis même les Zianides : « Les yeux de Z’hor portent une histoire de 595 ans ».

Sous le titre, il est précisé que le livre appartient au genre « roman ». Très réaliste. Peut-être même historique avec ses noms très connus des lecteurs, comme Zohra Drif et Djamila Bouhired. Ali la Pointe, Ali Lakhdari, Hassiba Ben Bouali, Maître Vergès, ou peu comme le Cadi Bensaci, Samia, Lalla Kheïra, Sakina Boutaleb et l’Émir Abdelkader... qui balisent avec les lieux, les moments historiques le roman de 236 pages.  Hind Soyer a écrit en amont de celui-ci un roman et un recueil de nouvelles publié par l’Harmattan : « Née enfant du Diable » (2021) et « Les intraitables » (2023).

Il est précisé par ailleurs : « En traçant sa lignée jusqu’à l’Émir Abdelkader, Hind Soyer réveille les souvenirs enfouis, tout en dialoguant avec sa fille Aurore. Au fil des faits historiques donc.

Le cœur, la substance du roman c’est l’Algérie et quatre femmes donnant leur nom chacune à un chapitre. Précisément Hind, Samia, Kheïra et la petite Aurore racontées de bout en bout à travers le regard et la subjectivité d’une narratrice qui se confond avec l’autrice, qui se désigne nommément à trois reprises « Hind » puis « Hind Soyer », et « Nedjma », avec une focalisation alternée, externe, interne.

L’écriture est proche du style informatif, du reportage, de l’étude (avec table des matières). Les phrases sont souvent de l’espèce complexe, mais sobres, dépourvues d’ornements superflus. La proximité avec les faits historiques rend la lecture aisée et agréable. Une écriture semée de nombreuses pépites, réjouissantes, ironiques : « En 1405 de l’Hégire, la liberté tambourine à la porte du pays et observe, désolée, le vide, la pénurie » ou « Dans ce pays, la haine a pris tant de place qu’il n’en reste plus beaucoup pour l’hésitation », poétiques « Combien de poètes n’ont-ils pas comparé le hammam à leurs écrits, dévoilant l’intime au fur et à mesure que tombent, d’un côté, les mots superflus sur la page, et de l’autre, les couches de vêtements et les souillures de la rue ? »… etc.

 Je procède la présentation partie après partie, de la 1° à la 4°. Elles sont d’inégale épaisseur. Le nombre de pages, dans l’ordre : 59, 83, 69 et 4. Chaque partie est composée de chapitres. La première partie et la deuxième comportent huit chapitres chacune, la troisième neuf, enfin la dernière partie, L’Algérie d’Aurore, contient un seul chapitre. Le nombre de pages varie selon les chapitres entre quatre et quinze.

Les titres de chapitre sont généralement suivis d’une information sur l’année de l’ère commune (EC) et l’année de l’Hégire (H). Pour exemple, le chapitre 1.1 indique « Algérie 1392 de l’Hégire » (correspondant à 1972 EC). Aucun des huit chapitres de la partie 2, « L’Algérie de Samia » n’indique l’année hégirienne. De même pour quatre autres chapitres (1.7, 1.8, 3.9 et 4.1) À l’intérieur même du roman, les années hégiriennes, mises en valeur dans les sous-titres, ne sont que très peu reprises dans le corps du texte (L’Algérie de Kheïra). Le roman foisonne de faits importants, historiques ou pas, dont on ne saurait faire l’impasse au risque de restituer un compte-rendu de lecture illisible. C’est pourquoi cette étude peut paraître longue.

La partie 1 traite des événements des années comprises entre 1972 à 1995 et aujourd’hui. La partie 2 : 1954 à 1968. La partie 3 : 1827 à 1852. La quatrième partie : Aujourd’hui.

Il y a deux catégories de personnages : Z’hor Bensaci l’arrière-grand-mère de la narratrice et son mari, sa propre mère, l’Émir Abdelkader et les femmes qui donnent leur nom aux chapitres que voici.

Première partie

La mère de la narratrice, répudiée par son mari, vit seule à 17 ans avec elle à Béchar. Hind y est née en 1972, alors que le pays vogue dans la dixième année de son indépendance. « Mon père nous a quittées... Comment ne pas se laisser glisser dans la mélancolie ? » La grand-mère maternelle de la narratrice est « morte, emportée par les flots. » Alors, « comment veux-tu qu’elle s’en sorte ». On pourrait penser que la narratrice apostrophe le lecteur – « va (ou ‘‘allez’’)-savoir pourquoi », « tiens-toi bien » … Nous saurons plus tard que c’est à sa fille qu’elle s’adresse ainsi. Un jour, la mère prend son enfant et annonce à ses grands-parents chez qui elle vit avec sa fille qu’elle part s’installer en France. L’enfance de Hind « se résume à un défilé ininterrompu de papas » dont elle ne pouvait rien dire à son institutrice française, désespérée. Quelques années passées, elles reviennent en Algérie. « La même foule docile et ratatinée à Orly semblait, à l’aéroport d’Alger fourmiller de partout. L’appareil faisait encore des soubresauts qu’elle se levait déjà. »

La petite Hind a treize ans et n’a de souvenir du pays que ce que sa maman lui dit. Elle ignore tout de ses mœurs et coutumes. Sa maman et elle, habitent près de la Grande poste chez les grands-parents, Z’hor Bensaci et son mari Ali Lakhdari (106 ans), l’ancien « grand cadi d’Alger ».  L’appartement est immense, avec double salon, sofas et tapis, secrétariat, canapés, lits à baldaquin… Un seul élément enlaidit les lieux, pas le téléviseur, mais son contenu « l’unique chaîne de télévision ». Le grand-père maternel de la narratrice, Mahieddine le pilote, « descendra des nuages pour dénuder l’appartement. » « Les yeux de Z’hor portent une histoire de 595 ans », une histoire qui remonte très probablement à Yaghmoracen, le premier des Zianides (dont le royaume a prospéré du milieu du 13° siècle au milieu du 16° siècle).L’arrière-grand-mère offre à sa petite-fille son bracelet et son collier en or « tout ce qu’il me reste de ma mère ». Elle lui donne « une petite boite insignifiante », avant de mourir. Ali Lakhdari, Papa Ten, son époux, « disparaît à son tour. S’évapore. S’éclipse. »

Dans son école à Alger, la narratrice se fâche avec sa professeure de français qui ne la comprend pas, qui la gronde. Car Hind est rêveuse. Elle imagine des mots se jetant dans la baie d’Alger faisant éparpiller les lettres, puis les laisse « revenir pour se réunir autrement », et cela ne plaît pas. Hind se sent « comme une pièce rapportée ». Elle fait toujours le même cauchemar. « Elle se trouve dans un bateau qui coule. Elle se demande si sa peur de l’eau ne vient pas de « l’effroyable accident de ma grand-mère inconnue ». Hind se fâche avec la maîtresse, mais aussi avec l’Algérie. Puis aussi avec la France. Sa vie « oscille entre le lycée français et les week-end chez Ali Haroun et sa femme dans leur belle villa blanche ».

Entre les deux temps, deux lieux, elle tient le mur. Elle devient une « hittiste », comme les jeunes alentours. La ville s’est transformée. Les haïks blancs se sont inclinés devant les noirs. Et Les barbes s’allongent, les regards se noircissent de khôl ». L’appartement des arrière-grands-parents, lui aussi s’est transformé. La dépravation guette. Il « empeste la déchéance, chaque jour un peu plus, la vulgarité appelle l’obscénité. » Hind est comme prise au piège des fréquentations de leur appartement « comment se désaltérer d’eau pure dans un tel lieu ? » « Avec ses paroles alcoolisées » sa mère dont on ne connait pas le nom, désinhibée, lui raconte son histoire, ses souffrances, la mort de sa propre mère « elle était française et mon père algérien. » Ceci expliquant peut-être cela. Elle lui dit la guerre d’indépendance au cœur de la Casbah, ce que Hind ignore. « C’est la première fois que j’entends parler de la guerre d’Algérie et j’en ai honte. » Elle lui détaille ses impossibles actes de bravoure alimentés par le film La Bataille d’Alger, au cœur de la Casbah auprès de Hassiba Ben Bouali et le Petit Omar, « il est mort à ma place » se lamente-t-elle. « Elle s’imagine petite poseuse de bombe » à trois ans. Elle apprend que sa famille est directement happée par la bataille d’Alger. Les militaires ont emmené sa tante paternelle, Samia Lakhdari. Peu de temps après leur arrivée en Algérie, Hind et sa maman vont en vacances en Kabylie. Il y souffle un vent de liberté. Chadli Bendjedid (qui a droit à une blague comme Kaïd Ahmed plus haut) a succédé à l’intérimaire Rabah Bitat qui est le mari de Zohra Drif, elle-même amie de Samia la tante de la narratrice. « Tiens-toi bien » dit la narratrice sans savoir à ce stade qu’elle s’adresse à sa fille Aurore.  En cette année (1985), la liberté n’attend que nous, mais elle ne trouve personne. C’est comme si on l’avait mise à la porte à coups de pied aux fesses en lui demandant de se démerder. Elle tambourine à la porte du pays et observe, désolée, le vide, la pénurie… Un jour l’Algérie est belle. Le lendemain elle est devenue vulgaire. » Le pays, « ses sinistres barbus » et son « code de l’infamie » entré en application l’année écoulée, la narratrice n’en veut plus. « Bébé », l’homme à tout faire de la maman, n’a pu lui procurer « l’autorisation paternelle » obligatoire pour les mineurs pour sortir du territoire. Son père lui avait « promis » qu’elle n’aura jamais son accord. « Et puis, les agents de la PAF sont intraitables. Et puis, ces tampons indiquant des entrées au Brésil sont suspects. » L’autrice n’ajoutera rien sur ce pays. « Bébé », l’homme à tout faire lui « répète tous les jours, que si j’avais été trafiquante de drogue » il aurait pu l’aider à quitter le pays. Hind mettra un an pour s’extirper des griffes de sa maman « qui n’en est une que sur les papiers. » Un agent de la police l’aide à quitter le pays. « Une nuit, je suis enfin libérée, guidée par le chef de la PAF qui frôle le coma éthylique. » Il est éperdu de sa maman. Pour l’atteindre, il facilite la sortie du territoire à Hind, sans passeport ni autorisation paternelle, en la déposant directement dans l’avion.

Voilà la narratrice à Paris. Avec sa mère dont on ne sait comment elle se retrouve « de l’autre côté de l’eau ». Elle « fait toujours partie du décor » et l’Algérie est loin. Elle tient à portée de main la boite qui contient « tout ce que j’ai envie d’oublier » sauf à leur « sublime appartement » qui était devenu « la dernière maison de tolérance à la mode ».

Elle s’inscrit à l’université. Elle a 17 ans. Ensemble, elle et sa mère, elles se rendent dans le cabinet de maître Vergès, situé dans le 9° arrondissement. Nous sommes le 5 octobre 1988. La mère « veut aborder son problème d’héritage ».

La narratrice (qui est donc universitaire) interroge « c’est qui Vergès ? ». Celui-ci, qu’elle avait imaginé « immense, blond et le regard froid » les accueille dans son bureau et la narratrice a « le sentiment de retourner en Algérie ». Par le mobilier et par les mots. Leur discussion porte surtout sur les événements qui secouent le pays. « Depuis ce matin, les gamins tombent sous les balles des militaires, devant les battements de cils indifférents d’une police qui est étrangement désarmée. »

Hind sort de l’étude émotionnée « Pour la première fois depuis trois ans, l’Algérie m’émeut ».

Vient ensuite l’attentat du RER Saint-Michel (25 juillet 1995). « Le nom de GIA (écrit au singulier) explose dans les radios ». L’Algérie nous attaque, pense-t-elle, de ce côté de l’eau et je ne comprends pas pourquoi. C’est alors qu’elle se « glisse dans ce ‘‘nous’’ (cible des tueurs) aussi facilement que dans un collant ».

Les chapitres se succèdent de1972 à 1985, 1987, 1995 au gré d’événements retenus par l’auteure avec plusieurs retours dans le passé. On retrouve la narratrice en fin d’études. Elle vit en colocation dans un vaste appartement de Nanterre avec deux autres jeunes, l’un, Pascal, passionné du Maghreb, l’autre, Thierry, captivé par la France. Lorsqu’on l’interroge sur sa famille, elle dit « Ma mère est morte noyée. » En réalité « elle a trouvé un pigeon déplumé qui l’a prise sous son aile à Paris »

Elle se plonge dans l’Algérie des horreurs, « l’assassinat barbare de sept moines trappistes de Tibhirine ». Loue le courage et l’obstination du père Armand Veilleux. « Je songe à Ali Haroun qui doit être dévasté après le « meurtre » de son ami Mohammed Boudiaf. Et aux dizaines de milliers de personnes assassinées sans comprendre par qui et en oubliant pourquoi. » Qui et pourquoi ?

Ses amis se sont mariés alors qu’elle épouse un binational. Sa « fille pousse son premier cri, en France, habillée avant même de prendre son premier bain, de la nationalité française. » En Algérie, les années passent et, dit-on, « les enfants commencent tout juste à délaisser le rouge et le noir dans leurs dessins » et dans tout le pays, on marche pacifiquement. « Je voudrais être là-bas » aux côtés de Djamila Bouhired, célèbre marcheuse dans le cœur de tous les Algériens. Le Hirak (d’aucuns disent La Révolution de velours) ne tiendra pas, emporté notamment par le Covid19. Le pays est malade de tout et la narratrice a mal à son identité. Les frictions entre la France et l’Algérie ne sont pas moindres, et du côté nord de l’eau « les phrases (interrogations) à propos de l’existence d’une nation algérienne avant la colonisation sont imbéciles. » La narratrice avance, coincée entre le nom de son géniteur « imbécile débordant de testostérone » trop lourd à porter et celui de sa grand-mère maternelle, un nom « décédé avant même ma naissance ». « Je m’appelle désormais Hind Soyer ». Il lui fallait effacer son géniteur « effacer toute trace de l’homme de la répudiation. »

Quelques années plus tard, « ma fille n’a même pas encore poussé son premier cri que je l’habille déjà d’un prénom français. »

« Je vous l’ai déjà dit ». S’adresse-t-elle au lecteur ? Certainement. Mais à sa fille également : « Je t’observe… tu venais d’apprendre à marcher » comme en amont « comment veux-tu… Tu es une princesse… va savoir… »

Hind a oublié l’Algérie, mais en France « le racisme grossit au point de me donner envie de porter une djellaba ». Elle est prise entre des images du Président français à Alger, de la jeunesse arabe des deux côtés des flots,  de « sa fille qui hurle au cœur de la nuit, noyée par les éclaboussures de son aquaphobie », comme elle-même plus jeune hurlait comme sa propre mère… C’est « la peur reçue en héritage ». Il y a en Hind, un manque manifeste d’Algérie, elle se languit « de l’appartement, des murs, des cafés… » Alors, elle se rend avec sa fille à la Grande mosquée de Paris, espace de mémoire, une continuité spatiale, « engloutir sa corne de gazelle… la prochaine fois on ira au hammam ».

Elles visitent les jardins de la mosquée. Dans un des espaces de la mosquée, la salle « Émir Abdelkader », elles s’arrêtent devant un portrait de celui-ci. Une plaque indique son identité, ses faits d’armes, « son savoir et ses actions, particulièrement attachés au respect des droits humains… » Sur une des photos, prise en 1918, Hind reconnaît son arrière-grand-père Ali Lakhdari « Papa Ten, le cadi de la première circonspection d’Alger ». Les cœurs vacillent. Sa fille lui demande « alors tu es Algérienne ? et moi je suis quoi ? » Hind relate à sa fille « la vieille boîte » qui renferme les secrets de la famille.

Deuxième partie

Dans cette deuxième partie et la suivante, on entre de plain-pied dans l’histoire. De 1954 à 1968 pour celle-ci, de 1827 à 1852 pour la troisième. Le premier chapitre commence avec Didouche Mourad, puis Mostefa Ben Boulaïd qui le rejoint. Ils évoquent l’avenir du pays, la vie, la mort. On retrouve Mohammed Boudiaf et d’autres révolutionnaires. Dans sa petite boîte offerte par Maman Nen son arrière-grand-mère, Hind a trouvé un exemplaire de la photo des six des initiateurs de la révolution de 1954. Les trois responsables de l’O.S. Ben Bella, Aït-Ahmed, Khider, « les trois de l’Extérieur » n’ont pas « leur photo ». Le chapitre deux détaille l’amitié entre la grand-tante de la narratrice, tata Samia, et Zohra Drif, ainsi que leur engagement dans la lutte de libération. « Elles font partie des très rares indigènes à fréquenter le plus prestigieux établissement du pays, le lycée Fromentin. » Zohra y est interne  (elle rejoint sa famille à Vialar/Tissemsilt, en fin de semaine) alors que Samia rentre tous les soirs chez elle à Alger, rue Salvandy (à Saint-Eugène, aujourd’hui Bologhine). Lorsque se déclenche le 1° Novembre, des discussions houleuses opposent les arrière-grands-parents de Hind, Ali Lakhdari et son épouse Z’hor Bensaci. La guerre doit-elle se mener avec ou sans violence ? Chacun développe ses arguments.

Alors que le ministre de l’Intérieur élève la voix, Samia et Zohra ne pensent qu’à aider dans la lutte « il faut que la France quitte notre pays ! » Z’hor, la maman de Samia « sait qu’elles essaient d’entrer en contact avec ‘‘les Novembristes’’. Zohra et Z’hor sa mère entrent en contact avec Boualem Oussedik, le frère d’une camarade de classe, proche des « gens de la zone autonome d’Alger ». Ils lui demandent de les mettre en relation avec Yacef Saadi un des responsables FLN de la zone autonome d’Alger. Z’hor et les deux étudiantes Zohra et Samia (1° année de droit à l’université de Ben Aknoun) réussissent à intégrer l’équipe de la zone autonome d’Alger « avec l’accord de Larbi Ben M’hidi ».

La guerre s’intensifie avec le dépôt dans la Casbah d’une bombe par l’OAS. On dénombre plusieurs dizaines de morts. « C’est quoi l’OAS ? » demande étrangement Samia. Z’hor fait du porte à porte pour « collecter des fonds pour la Casbah martyrisée ». Djamila, Zohra et Samia sont sensibilisées et formées à la guérilla par Yacef Saadi. On désignera aussi ces « porteuses de feu » (A. Djebar), comme les poseuses de bombes « dévastatrices ». Trois lieux sont choisis : l’immeuble Maurétania, le Milk-Bar et la Cafét.  En 2013, Zohra Drif-Bitat a publié un livre intitulé « Mémoire d’une combattante de l’ALN » dédié à ses camarades de guerre, dont Samia Lakhdari « décédée dans le silence » l’année précédente.

Une vie de clandestinité s’ouvre aux fidaiyates (résistantes).  Sur ordre de leur chef, les filles se terrent dans la Casbah. La Fatiha (mariage religieux), de Samia et Anis qui habite à Lyon, est très discrète. La police a découvert des photos compromettant les deux amies de lutte. Alors que Z’hor se réfugie également, son mari Ali Lakhdari ne bouge pas de leur domicile. Il sera arrêté, torturé. Les paras le confondent avec un homonyme. Homonyme étranger par la force de l’administration coloniale qui a dès son arrivée en Algérie recensé et perturbé, « saucissonné », amputé les tribus. Les familles elles-mêmes, dans des querelles internes pour mettre en difficulté telle autre parenté, se sont parfois délestées de tel ou tel nom ou ont donné leur nom à des familles « étrangères » à la leur. Ainsi, « le grand chef Benzana Lakhdari a donné son nom à ses esclaves noirs en 1848 » pour embêter le grand-père… »

Samia vit maintenant à Lyon chez son mari Salay Bey, mais il lui faut se mettre à l’abri car « son identité de poseuse de bombe a été dévoilée. Elle retrouve sa mère, « Samia Ben Larbi », à la gare centrale de Rome. Avant de rejoindre ensemble Tunis où se trouvent Anis et Ali lakhdari alias Mostepha el Almi. Ali la Pointe et ses camarades ont été tués. Les paras ont tout fait sauter. Zohra et Yacef ont été capturés.

Djamila a été arrêtée le 9 avril 1957. Son procès ainsi que celui de 4 de ses camarades a lieu trois mois plus tard. Ils sont tous condamnés à mort, y compris Samia et Drif, par contumace. À l’écoute du verdict, Djamila est prise d’un fou rire. Elle expliquera que c’est parce qu’elle a entendu ces mots Dahmane se plaindre de n’avoir été condamné qu’aux travaux forcés seulement alors que ses camarades étaient eux, condamnés à mort.

Ali Lakhdari entame un long périple au Moyen-Orient à la recherche d’armes et d’argent. Le GPRA confie Z’hor la direction d’un centre de jeunes maquisardes près de Tunis.

En 1961, à la demande de Abdelhafid Boussouf (responsable du Malg), elle se rend à Genève avec un laissez-passer pour rencontrer les émissaires du général de Gaulle. Avec ce sauf-conduit, au nom de Ben Sassi, elle récupère une enfant, la future mère de la narratrice, pendant que son père, Mohieddine le pilote, « fanfaronnait en Amérique ». L’indépendance est acquise et Ali danse sur un air de Los Machucambos, « Pepito, pepito ».

Z’hor Bensaci reçoit Ali Haroun et trois jeunes couples : sa fille Samia et Anis, Djamila Bouhired et Maître Jacques Vergès, Zohra Drif et Rabah Bitat.

Z’hor, fait de l’enfant récupérée en Suisse, sa fille officiellement. Elle est en réalité sa petite-fille dont le nom est ignoré tout le long du roman. Son père l’a quasiment abandonnée et sa mère, française, s’est noyée. « Un jour, elle pourra reconstituer son histoire à partir de ‘‘la boite secrète’’ cachée dans l’armoire » se dit Z’hor. On échange des photos-souvenir, « les six », « P’tit Omar » dont la petite fille de Suisse s’imagine complice, se voit en amoureuse de lui et poseuse de bombe.

Zohra regrette que « le combat des femmes soit tombé dans les bras des ‘‘béni-oui-oui’’ qui ânonnent des discours tout faits », et qui se débinent devant le discours patriarcal.

La narratrice trouve parmi les documents, une gravure de jeune femme qui plonge le lecteur dans l’Algérie de Lalla Kheïra fille de Ali Boutaleb el Hassani. Ici il y a lieu de noter que Kateb Yacine écrit à propos du jeune Abdelkader (conférence prononcée le 24 mai 1947, à Paris : Abdelkader et l’indépendance algérienne. SNED Alger 1983) : « Peu de temps après son retour à Mascara, son père l'envoie auprès de Sidi Ali Boutaleb, Cheikh de la tribu des Magharbas… Une idylle s'ébauche entre la belle Kheïra, fille de Sidi Boutaleb et Abdelkader. » Kateb Yacine (il n’a pas 18 ans) distingue les tribus des Hassani de celle des Magharbas. Il n’avait certainement pas eu accès aux documents révélateurs contrairement à Hind Soyer.

Troisième partie

Nous sommes le 3 chewel 1242 H, soit le 30 avril 1827. Le soleil est haut et la chaleur écrasante. Il est question de Hussein dey d’Alger et de Pierre Deval, consul du roi de France, Charles X. « Nul n’a vu le chasse-mouches du dey s’écraser sur les joues blanches et molles du consul… Le coup de l’éventail traverse la Méditerranée et s’étend dans tout Paris, scellant le destin de l’Algérie. » 

Nous découvrons Lalla Zohra fille de Sidi Omar Bendoukha (moqaddem -responsable- d’une influente zaouia de Hammam Bou Hadjar). « Lorsqu’elle s’est mariée elle savait lire et écrire. Elle passait des heures dans la bibliothèque de la zaouia de Guetna (wilaya/préfecture de Mascara, entre Bou Hanifia et Hacine). Par son savoir elle a assis son autorité sur les habitants. Son mari est Sidi Mohieddine (fils de Mostefa el Hassani), le responsable de la zaouia de Sidi Kada. Un de leurs quatre garçons se nomme Abdelkader, né en 1808. Sa mère l’emmenait à la bibliothèque de la ville avant même qu’il n'apprenne à parler. Abdelkader se marie à Lalla Kheïra, sa cousine germaine, âgée comme lui de quinze ans. Beaucoup d’étudiants affluent à la Zaouia de la Tariqa où Abdelkader enseigne. Mais l’établissement semble menacé et « la citadelle de Baba Arroudj (Barberousse) est tombée ». « Les centaines de navires et les milliers d’hommes » envoyés par la France ne se contenteront pas d’Alger. 

Le père de Abdelkader se rend peu après l’invasion française près d’Alger (Cap Matifou) à la recherche d’une alliance sans l’Empire ottoman, avec plusieurs tribus sans résultat alors que les bateaux continuent de déverser des Mahonnais. Des milliers de civils européens affluent sur les côtes algériennes. Les beys ont déserté les côtes. Les chefs des principales tribus ont décidé de s’en remettre à Sidi Mohieddine. Celui-ci convoque son fils Abdelkader auquel il délègue la conduite de la résistance contre les Français. Abdelkader hésite : « jamais je n’aurais imaginé devoir troquer un jour mon chapelet contre l’épée. » Mais il décidera d’aller « vers son destin. »

La guerre contre la France est déclarée. « El-Moubayaâ », l’acte d’allégeance à désormais « L’émir des croyants », est signé en novembre 1832. Deux autres suivront. Plusieurs batailles sont engagées contre les troupes françaises. Les femmes ne sont pas en reste qui, pense Lalla Zohra, « ont un rôle à jouer » lorsqu’elle les réunit pour leur donner des orientations, notamment sur les munitions (préparation de la poudre, de la pierre à feu…) La santé de Sidi Mohieddine est au plus mal. Il est sur le chemin de la vérité et son décès redouté. Aminia son épouse, est complètement absente des descriptions et narration. Peu après cette épreuve, l’Émir reçoit une demande de trêve du général Desmichels cerné autour d’Arzew. Le texte en français n’est pas fidèle aux accords. « Desmichels fait croire que je travaille pour la France ». Ledit texte en français a été validé par des tribus Douayer et Zmoul. Les batailles continuent et le bey de Constantine résiste. Les précédentes victoires du bey Bouchelaghem (Oranie) sont des exemples à suivre. L’épouse et cousine de l’Émir, Kheïra bent Ali Boutaleb El-Hassani, lui confectionne un cadeau qui « symbolisera le drapeau du territoire ». Il est fait de « deux bandes vertes bordées d’or, une troisième, blanche, entre les deux précédentes et au cœur, une main ouverte ». Cette « simple natte » préfigure le drapeau algérien.

L’afflux des populations européennes se poursuit. « Les autochtones s’entassent dans la Casbah ». L’Émir veut unifier les tribus dans le combat. Il souhaite bâtir un État qui soit conforme au fonctionnement de la Djemaâ. Quelques années plus tard, en 1837, alors qu’il avait commencé la construction d’une place forte « Tagdempt », une ville civile et militaire, l’Émir signe avec le général Bugeaud « Le Traité de la Tafna » qui lui accorde deux tiers du territoire. La Smala de Tagdempt (ou zmala, ensemble des tentes et des familles) « est constituée de vingt mille personnes. Elle est la capitale ambulante du royaume arabe. » Kheïra prédit que leur environnement sera bientôt bouleversé « et les Roums finiront par transformer notre terre à l’image de la leur. » Un jour, elle ouvre un parchemin dans lequel « elle reconnaît l’écriture de son mari : « Il n’y a pas de honte à se soumettre à sa bien-aimée. Car le chemin de l’amour est fait d’humilité… » « Tous les grands hommes ne sont pas des poètes comme toi mon cher époux » lui dit-elle.

Des soldats de Bugeaud mis au courant du lieu de la Smala, y « déferlent, menés par le duc d’Aumale » et en massacrent les habitants. Ce 16 mai 1843, le 10° de la smala est capturé. Cinq ans plus tard, l’Émir est abattu, désespéré. « Tout est fini. J’ai échoué. Je ne suis plus en mesure de protéger mon peuple. » C’est que les généraux français sont impitoyables. « Ils brûlent systématiquement les sols, pour affamer les rescapés. Ils saccagent, incendient, pillent, détruisent tout sur leur passage. » Dans ces conditions, continuer le combat serait suicidaire. En décembre 1847, l’Émir remet à l’émissaire du général Lamoricière, après de longues négociations pour l’arrêt de la guerre, « une lettre blanche au bas de laquelle il a apposé son sceau ». Et a demandé qu’on le laisse partir pour l’Égypte ou à Akka (Saint-Jean d’Acre, alors aux mains des Turcs). Il compte sur eux « Nous voulons de vous votre parole de Français, sans arrière-pensées et sans retour, que nous serons transportés » jusqu’à destination « sans dévier ni à droite ni à gauche ». Mais « Il est saisi d’une mauvaise intuition »

La veille de noël, « Abdelkader el Hassani, accompagné de ses épouses et enfants, et de sa suite (ils sont près d’une centaine) monte à bord du Solon, en direction de Mers el-Kebir. Puis on les fait embarquer sur la frégate Asmodée ». L’Émir et les siens sont trahis. Ils mettront pied à Terre, quatre jours plus tard, à Toulon, loin, très loin d’Alexandrie et de la parole donnée. Ils sont mis en quarantaine.

Un officier prend note de l’identité de chacun. Kheïra bent Ali Boutaleb El-Hassani devient Kheïra bent Ali Boutaleb. Elle perd de fait, administrativement, son appartenance à la famille El-Hassani. À la forfaiture, à la trahison de la parole donnée s’ajoute ce grave méfait. « La famille El-Hassani est coupée en deux. Ali Boutaleb El-Hassani est écarté de sa famille en devenant Ali Boutaleb. » L’administration l’exclut ainsi de la famille des El-Hassani.

Quatre mois plus tard, ils sont emmenés au château de Pau où mourra le petit Abdallah, l’enfant de l’Émir et de Kheïra, en novembre 1848 (ainsi que les années suivantes, 26 autres membres). Avant la fin du mois, on leur fait quitter Pau pour le château d’Amboise (37400, Indre-et-Loire), aujourd’hui situé au bout de la rue dénommée « la Montée de l’Émir Abdelkader ». Le 16 octobre 1852, « Louis Napoléon Bonaparte se rend au château d’Amboise pour signifier à l’Émir sa libération. » L’Émir est mis en résidence forcée à Brousse (Turquie, au sud d’Istanbul) avant de s’installer à Damas. Il se mariera de nouveau et « aura au total, seize enfants, dix garçons et six filles. » Lorsque des églises sont brûlées et des chrétiens massacrés (1860), il part à leur secours. « Quinze mille chrétiens auront la vie sauve grâce à lui. » Plusieurs pays lui décerneront leur plus haute distinction. Le 26 mai 1883, l’Émir Abdelkader « part à la rencontre de la vérité. » Il laisse derrière lui une importante descendance.

Quatrième partie

Cette quatrième et dernière partie est constituée d’un chapitre unique de quatre pages. La narratrice s’adresse à sa fille, Aurore, « tu m’observes tourner en rond, ma boîte sous le bras ». Aurore s’intéresse à cette recherche de mise en place de chacun des grains d’un chapelet familial. « Tous les ancêtres qui (lui) braillaient dessus » lorsqu’elle habitait le bel appartement d’Alger sont là dit Hind. Un jour elle avait écrit au président de la fondation Émir Abdelkader. « Je lançais une bouteille à la mer ». Chamyl Boutaleb El-Hassani lui a répondu en commençant par ces mots forts : « Ma chère cousine ». Grâce aux nombreux échanges, Hind dit à sa fille : « Chamyl nous a offert le chaînon manquant qui permet de te raccrocher à la grande famille El-Hassani. » Elle a compris que Sakina Boutaleb, la maman de Z’hor Bensaci (son arrière-grand-mère) s’inscrivait bel et bien dans la chaîne des « Boutaleb El-Hassani » et « Abdelkader Ben Ali Boutaleb El-Hassani. Fils pour le premier et neveu pour le second de Sidi Mostefa El-Hassani le patriarche, le chef de la tribu.

Mais il persiste des zones d’ombres, écrit l’auteure, comme cette peur, cette aquaphobie dont elle ne palpe pas l’origine. Puise-t-elle sa source dans les premiers moments de l’invasion coloniale ? dans la trahison de l’Émir ? Quoi que puisse être la vérité, Hind est rassurée « Ma fille, lorsque je t’observe te jeter à l’eau et tournoyer au milieu des flots avec tant de grâce, mon cœur est apaisé et je sais que tu ne portes plus en toi cette terreur, reléguée au passé. »

Hind Soyer referme son histoire, son récit, sans avoir mis en lumière, offert au lecteur, le prénom de sa mère. Mais à quoi bon ? Elle achève le roman-récit par nombre de verbes à l’impératif qu’elle lance sur Aurore comme autant de recommandations heureuses et d’espoirs : écoute, déleste-toi, vole au-dessus, ne sois pas dupe, crédule, n’hésite pas,  apprends de l’Histoire. Et par un vœu : « Puisses-tu avoir le privilège d’évoluer dans un monde où les identités artificielles s’effaceront devant chaque individu, enfin sacralisé. » Et, pour reprendre l’Émir Abdelkader, son auguste ancêtre, ne demande jamais quelle est l’origine d’un homme. Interroge son courage, ses qualités et tu sauras ce qu’il est. 

Avec ce roman, (« roman ») Hind Soyer répare symboliquement sa famille, et implicitement le peuple dépersonnalisé au sein duquel elle s’inscrit, un peuple devenu, plus involontairement qu’inconsciemment, étranger à lui-même, mais qui finit par se réveiller. Elle répare l’amputation qui a longtemps scindé sa famille El-Hassani que les Boutaleb ont réintégrée, et plus généralement les Algériens. Ceux-ci ont recouvré leurs noms, leurs identités par la lutte portée notamment par des femmes puissantes et colonnes vertébrales du livre, comme les El-Hassani avec Lalla Kheïra bent Ali Boutaleb, Aïcha Bensalem, Z’hor Bensaci, Samia Lakhdari et de nombreuses autres.

Je referme le récit, le roman très réaliste de Soyer. Le ciel s’est éclairci. Les cocktails étaient délicieux. Le second plus que le Bora-Bora. La petite place Émir Abdelkader, là devant moi, à quelques dizaines de mètres de la grande mosquée, me semble plus belle et plus intime. Ce livre m’a beaucoup appris. Lisez-le.

Ahmed HANIFI,

Paris le 05 juin 2025

_________

« ALGÉRIENNES, De mère en fille_ Hind Soyer_ Casbah Éditions. Alger 2024. 236 pages- (cf. amazon). Hind Soyer sera présente au 31° Maghreb des livres, Mairie de Paris, 29-30 juin 2025.

_______________________________________________________________

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.