Je partage ici cet article de Arthur Morel de PMO
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Rencontre avec Stakhanov, un ouvrier du silicium
Nous avons même rencontré un ouvrier heureux. Et pourquoi pas. Il est jeune, il est fort
et joyeux. Il a une belle femme et de beaux enfants. Et il dépense sa force avec ses collègues
et ardeur, suant et trimant en équipe à produire un « matériau hautement stratégique 1 ».
Une véritable affiche prolétarienne des années 30 ou 40 pour la « bataille de la
production », avec vue en contre-plongée du valeureux et musculeux « héros du travail » ;
mineur ou métallo.
Bien sûr, il a parfois des doutes notre ami Stakhanov. Il sait bien qu’il perd sa santé, que
son usine empoisonne la vallée, que son industrie assèche le monde. Il voudrait bien que
ce soit « mieux géré », « de manière écologique ». Ne serait-ce que pour ses gosses, pour
l’eau, pour les gens. Il y pense et puis il pense à autre chose. Le boulot n’est pas facile à
trouver et lui, il aime le sien. Il a l’impression avec le silicium de produire de l’or, quelque
chose d’infiniment précieux, et il ne peut se dire que cette production, si bien gérée soit-
elle, ne vaudra jamais les destructions qu’elle génère. Qu’elle est en elle-même une
entreprise de destruction avec quelques retombées positives et quelques bénéfices
secondaires.
Un entretien réalisé par Arthur Morel.
Pièces et main d’œuvre
***
Un dimanche en banlieue grenobloise. Au dernier étage d’une barre d’immeubles parmi tant
d’autres. Un jeune gars souriant m’ouvre la porte d’un appartement où joue une troupe
d’enfants. Stakhanov m’attend dans la cuisine – mais peut-être a-t-il un autre nom.
- Salut !
Le bonhomme me tend une énorme pince de déménageur au bout d’une carrure tranquille et
souriante. En pleine forme alors qu’il vient de passer huit heures à cuire sur les hauts fourneaux
de Ferroglobe, l’usine à silicium des Clavaux, à Livet-et-Gavet. Comme je m’étonne de sa
bonne mine, il dit en riant qu’il a l’habitude. Sa femme aux yeux verts tente de ramener le calme
tandis que deux fillettes viennent embrasser leur père à la cuisine, curieuses de savoir ce que je
viens faire chez eux. - Bon, les filles, venez manger vos pâtes !
Ce que je suis venu faire ? Écouter Stakhanov me raconter un peu son boulot d’ouvrier du
silicium. Non qu’il y tienne tant que ça, mais c’est un bon gars et j’ai insisté.
— Je suis arrivé chez Ferroglobe il y a une dizaine d’années. Honnêtement, je supportais très
mal la chaleur et rien que de mettre les vêtements en laine ignifugée, je transpirais à grosses
gouttes. Alors, imagine quand je suis allé pour la première fois devant les fours (rires).
Malgré tout ça, je me suis rendu compte que j'adorais ça : pas transpirer, mais voir à la fin
de la journée tout le monde qui sort, la tête noire de suie, épuisé. Ils disaient qu’ils n’en
pouvaient plus, alors que moi, j’en redemandais (rires) ! C’est là que j’ai compris que ce
métier me passionnerait longtemps... Un boulot de guerrier avec une tête : il faut être
organisé, prudent, être à ce qu’on fait, à ce qu’on doit produire, pourquoi on le fait, et
surtout comment et dans quelles conditions ! »
1 Cf. Le Daubé, « Ferropem : place aux investissements », 4 mai 20232
Il rit beaucoup, toussant parfois, mouchant un nez bien pris et douloureux, semble-t-il. Une
sinusite qu’il traine depuis des mois, avec des maux de tête lancinants. On reviendra sur la santé
et l’air vicié de l’usine, en dépit du code de conduite de la multinationale qui prétend accorder
« beaucoup de valeur au bien-être de tous les collaborateurs du groupe et s’est engagé à mettre
à leur disposition un environnement de travail sûr et sécurisé. » Mais comme disait Chirac, qui
le tenait de Henri Queuille, l’ancien président du conseil : « Les promesses n’engagent que
ceux qui les écoutent ».
Pour verdir nos nouvelles technologies, « décarboner nos activités », « dématérialiser » nos
vies, le silicium est traqué et la croûte terrestre forée de toute part puisqu’il constitue l’un de
ses éléments les plus abondants après l’oxygène. Ses propriétés chimiques font des miracles. Il
y a d’abord les semi-conducteurs dont de smart robots journalistes ont récemment redécouvert
l’usage militaire, quinze ans après qu’on le leur eut révélé en long et en large2 . « Usage
militaire » veut dire : pour fabriquer des armes, afin de faire la guerre et tuer des gens.
Et puis, il y a l’usage civil, vertueux : panneaux photovoltaïques, silicone (Silicon Valley vient
de silicium), maquillage, prothèses mammaires, aéronautique (donc armement) et aérospatiale
(donc armement). Bref, ce qu’on fait de mieux dans la société techno industrielle. On a même
découvert récemment les qualités de ces « fumées » de silicium, rejets et déchets de particules
ultrafines que l’on « valorise » dans la synthèse des bétons et ciments. Du sur-béton, quoi, de
l’extra-ciment permettant de renforcer les structures et d’élever les bâtiments jusqu’à un
kilomètre de hauteur. Il le faudra bien pour caser 10 milliards d’humains en 2050 et renforcer
l’asphalte des routes déformées par la fournaise croissante, au Qatar et dans nombre d’autres
pays. La silice amorphe permet ainsi de rendre inertes les sols pollués par une stabilisation
chimique des métaux lourds. Enfin, que les routiers et les automobilistes se réjouissent : la silice
améliore la gomme des pneumatiques, augmente leur résistance à l’usure et atténue le bruit du
roulement. Et comme on n’arrête ni le progrès, ni la recherche, des études sont poussées pour
en ajouter dans les batteries au lithium afin d’en augmenter l’autonomie. La voilà bien
l’industrie verte ! Mais ces particules ultrafines sont bien sûr ultra toxiques et on ne doit y
toucher qu’en masque et combinaison de protection.
Avant de pouvoir profiter de l’iPhone XIV, d’une trottinette nucléaire ou de la prochaine montre
connectée, une fois la terre éventrée, il faut d’abord essorer quelques ouvriers. De moins en
moins en France, au désespoir des politiciens rouges, verts ou bleu 3 .
— Une fois amassée de la matière première, principalement du quartz, mais aussi de la coke
de pétrole et du bois, on verse tout ça dans un creuset équipé d’électrodes en graphite situés
dans un four à arc électrique. Après être passé par plusieurs formes, de solide à gazeux, le
silicium à l’état liquide coule dans ce qu’on appelle des « poches ». En fin de poche, c’est la
phase de décantation, entre le bon métal et le « laitier ». Pour obtenir la qualité qu'on souhaite,
on ajoute 9 à 14 kg d'aluminium tout dépend de la commande.
— Pour produire du silicium, il faut donc aussi produire de l’aluminium. « Tout est dans
tout », comme disent les coach en bien-être.
— Oui. Au four, nous sommes une soixantaine de travailleurs qui nous répartissons sur trois
postes. Aujourd’hui, j’ai été couleur : je suis resté devant le four pour maintenir le trou de
2 Cf. Le Daubé, 13/05/23 et « La guerre se fabrique près de chez nous. Les entreprises d’armement en Auvergne-
Rhône-Alpes », Observatoire de l’armement, mai 2022, https://www.obsarm.info, cités in « STMicroelectronics,
ça sert aussi à faire la guerre », PMO, 29/05/23, sur
https://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/stmicroelectronics_et_la_guerre.pdf
3 https://www.piecesetmaindoeuvre.com/IMG/pdf/le_cycle_du_silicium.pdf3
coulée ouvert. Pour l’ouvrir, on envoie de l'oxygène et de l'air dans un fleuret, et une fois
qu'il est ouvert, mon boulot est de maintenir la température de la poche entre 1 510 et
1 530 °C maximum. Après, je contrôle le cheminement des poches qui pèsent parfois
22 tonnes, incluant 7 tonnes de métal. Le produit fini sortira sous forme d’un magma
transformé grâce à un apport d’électricité en lingots ou en granulés. Au niveau des autres
postes, il y a le recouleur, qui reste devant le four pour assurer son bon fonctionnement et
qui se rend au poste d'après pour vider la poche. Sinon, il y a le chargeur, celui qui est au-
dessus du four et qui l’alimente. Le plus physique, c'est couleur.
« Avant d'être coulé en lingots, le silicium métal liquide subit un premier affinage par ajout de
laitiers. Ces laitiers oxydent les impuretés principales que sont l'aluminium et le calcium en les
solidifiant, ce qui permet de les retirer du silicium liquide. Les lingots solidifiés sont versés sur
le sol ce qui donne des fragments de silicium de qualité MG4 . »
Les fumées de silice générées par les réactions chimiques sont aspirées constamment. Ça n’a
pas toujours été le cas. Tant pis pour les ouvriers d’autrefois, obligés de respirer, en plus de la
fumée de silice, du dioxyde de carbone, du méthane, des particules fines, des composés
organiques volatils (hydrocarbures aromatiques polycycliques [HAP]), et d’autres gaz comme
des oxydes d’azotes 5 .
Concernant ces derniers, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe)
nous informe que ces gaz sont très irritants et pénètrent « dans les ramifications les plus fines
des voies respiratoires. Il peut provoquer des difficultés respiratoires ou une hyperréactivité
bronchique chez les personnes sensibles et favoriser l'accroissement de la sensibilité des
bronches aux infections chez l'enfant6 . »
Chaque année, l’asthme est à l’origine de 60 000 hospitalisation en France et touche 4 millions
de personnes. Le nombre est en constante augmentation et le mal a fauché 851 personnes en
2014 7 . L’agence, caution verte du gouvernement, nous renseigne aussi sur les principales
sources d’émission : transport routier et secteur de l’industrie et de la production d’énergie
arrivent en tête. Rappel : produire du vert ou de l’énergie verte de façon industrielle génère des
gaz « pénétrant dans les ramifications les plus fines des voies respiratoires et provoque des
difficultés respiratoires. » À quoi bon nous asphyxier pour avoir plus d’objets intelligents ?
Stakhanov rigole. Il enchaine sur son rôle au sein de l’usine.
— J'arrive au boulot, je badge, rentre au vestiaire, enfile ma tenue ignifugée. Aux pieds, je
mets des chaussures renforcées, une veste, un tablier de protection, un casque avec
visière recouverte d’un film d’or pour atténuer le rayonnement et un protège nuque.
Pour les gants ignifugés, tout dépend d'où je vais. Je rentre dans la fournaise pour aller
faire ma relève, vérifie l’état du matériel. D’abord, les armoires électriques qui
alimentent les poches en oxygène et en air pour éviter que le métal fige. Ensuite, l’état
des poches est important, comme celui des rails, du chariot et du chariot élévateur qui
assurent le cheminement de poches. Je prépare ensuite ma zone de travail. Je vérifie le
percuteur sur la culasse du canon pour des raisons de sécurité, vais prendre un
échantillon du métal et un échantillon des fines concassées.
— Ce sont des morceaux concassés qui vont permettre de maintenir la poche à la
température demandée et éviter qu'elle monte en température, c’est ça ?
4 https://www.mineralinfo.fr/fr/ecomine/silicium-un-element-chimique-tres-abondant-un-affinage-strategique
5 Cf. https://www.mineralinfo.fr/fr/ecomine/silicium-un-element-chimique-tres-abondant-un-affinage-strategique
6 https://expertises.ademe.fr/professionnels/entreprises/reduire-impacts/reduire-emissions-
polluants/dossier/oxydes-dazote-nox/definition-sources-demission-impacts
7 Cf. https://www.larevuedupraticien.fr/article/epidemiologie-de-lasthme4
— Oui.
— Il fait combien ?
— Sur la plateforme, entre 40 et 60°C degrés.
— Et vos horaires ?
— De 3h30 à 11h30. J’enchaine deux matins, ensuite je bosse l’après-midi, de 11h30 à
19h30. Puis, c’est le travail de nuit, de 19h30 à 3h30. Normalement, j’ai quatre jours de
repos, mais bon, ils peuvent m'appeler. Souvent, j’y vais.
— Tu arrives à sortir combien de poches par poste ?
— Trois, d’environ sept tonnes de métal chacune. Aujourd’hui, le cours est à 3 600 euros
la tonne je crois, mais le prix a beaucoup varié ces dernières années. En 2021 on était à
plus ou moins 9 000 euros la tonne. Nous sommes en 6/4 et l’usine fonctionne 24h/24.
Je crois qu’on sort 20 poches par jour, ça fait donc 140 tonnes de métal par four. Donc
280 tonnes en tout. Et on pourrait faire beaucoup mieux !
— Tu parlais de canon à l’instant... Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
— Haha ! Il y a un canon fixe qui se trouve en bout de passerelle. En fait, pour augmenter
son débit, on tire des cartouches de 12mm de magnésium dans le four.
— Où vont les poches ensuite ?
— Le contenu est versé dans une installation spécifique, passe dans un chenal sur lequel
on verse de l’eau et quand ça tombe dessus, on peut avoir une ou deux explosions par
poche, voire plus. Le seuil de tolérance pour le voisinage, entre 22h à 7h du matin, est
de 10 explosions par poche. Mais bon, il y a six poches.
— Donc un potentiel de 60 explosions ?
— Voilà ! D'autant que le décibelomètre est bien réglé, si tu vois ce que je veux dire... Il
en compte une sur deux. Donc pour les voisins, ça secoue ! Une fois une explosion a
soufflé le toit ! Parfois, il se met à neiger tellement la puissance de l'explosion est forte.
— Vous avez des masques ?
— Ouais. Ouais... Enfin, depuis cette année! Haha. Maintenant, les masques en papier sont
obligatoires. Pour certaines fonctions, on a aussi des masques abeille. Dans certains
endroits, on sait que la fumée est cancérigène. Une fois, une vingtaine de gars sont
tombés dans les vapes. Le four était à l’arrêt et on devait travailler autour pour son
entretien. Le problème c’est qu’il est tout autant dangereux à l’arrêt. Il y a des
émanations de CO2 et ni les ventilations ni les aspirations ne fonctionnaient, on n’avait
pas d'EPI (équipements de protections individuels, ndlr). Les mecs sont tombés comme
des mouches !
— Pas toi ?
— Non, j’ai eu de la chance. Depuis, des choses ont été mises en place. Il fallait qu'on
tombe.
L'usine est située à côté du barrage EDF. Pratique pour avoir de l’électricité en abondance. La
brochure de présentation se vante qu’une année de consommation électrique de Ferroglobe est
équivalente à celle de la ville de Grenoble. L'eau, elle, vient de la Romanche, grâce à un forage
particulier. Par souci d’économie, elle coule en circuit fermé.
Le client principal de cette usine, c’est Wacker, une entreprise allemande qui achète le silicium
pour faire du photovoltaïque. Sans Wacker, plus d’usine en Isère. Voyons : sur le site internet
de la multinationale qui emploie plus de 17 000 salariés à travers le monde, on lit nombre de
fois le mot « sustainable ». On y voit fleurir des panneaux solaires dans une nature bucolique,
des gens heureux, des éoliennes. Le futur quoi ! « WACKER est le premier fabricant à utiliser
des additifs siliconés dans les détergents et les agents de nettoyage où 100% des matières
premières fossiles ont été remplacées par une biomasse certifiée et durable. Qu'y a-t-il de si
remarquable dans les nouveaux produits? Qui bénéficiera de la transition? » La réponse est à5
lire sur le site, je vous l’épargne. Je suis quand même allé jeter un œil à la frise chronologique
détaillant le parcours, hors du commun évidemment, de son fondateur, et les soubresauts d’une
entreprise florissante 8 .
Octobre 1914, Alexander Wacker, commerçant et vendeur de draps de formation, cofonde à
Nuremberg, Elektrizitäts AG (EAG), une entreprise leader dans le secteur de l'électricité. À 68
ans, ce visionnaire lance un nouveau modèle d'affaires : construire une usine couvrant des
applications allant de l'électrochimie à la chimie organique. Bien vu. La Grande Guerre qui
commence ses ravages, introduit l’arme chimique. En 1917, l’usine de Burghausen qui
embauche 450 personnes lance la production d' acétone à partir d'acide acétique. Devenue
essentielle à l'effort de guerre, utilisée notamment pour fabriquer du caoutchouc synthétique,
cette production devient le point de départ d’une entreprise chimique internationale.
Souvenons-nous du triptyque : Recherche - Industrie - Armement.
1939. Avec le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, toutes les activités de l’usine
Wacker sont jugées importantes pour l'effort de guerre. La production de produits chimiques
de base tels que l'acétylaldéhyde, l'acide acétique et les solvants chlorés se poursuivent sans
relâche. La fabrication d'alliages métalliques de haute qualité tels que le ferrochrome ou le
ferrosilicium font aussi la prospérité du groupe. En 1944, les « travailleurs étrangers »
remplacent environ un tiers de la main-d'œuvre de base appelée au service militaire. Ce chapitre
« sombre », Wacker en assumera la responsabilité, mais soixante ans plus tard ! Devenue
membre de la « Fondation pour la mémoire, la responsabilité et l'avenir » en 2 000, l’entreprise
versera des indemnités aux victimes du travail forcé et aux travailleurs étrangers9 .
Le silicone arrive chez Wacker avec les années 50. En 2005 l’entreprise, ayant payé pour ses
vieilles fautes, créée une fondation pour apporter de l’aide aux victimes de catastrophes
naturelles10 . Depuis 2021, elle étend son expansion vers les bio pharma, offre du gel
hydroalcoolique en quantité pendant la pandémie et s’attelle aux défis du développement
durable. Stakhanov a fini sa clope. Une quinte de toux, il se sert du café.
— Est-ce que tu penses qu'au niveau environnemental, faire du silicium est une bonne
idée ?
— (Silence) Non... (Silence) Enfin je pense que ça n'a pas d'impact, si c'est bien géré.
— Mais tu m’as dit que ce n’était pas bien géré.
— Oui mais ça pourrait être mieux.
— Avec des si, on coupe du bois.
— Ouais. Les vieux de la vieille de l’usine m’ont raconté que, avant la fermeture des
cheminées, toute la vallée de la Romanche était noire de pollution. Si tu avais le malheur
d’étendre ton linge dehors, tu le récupérais noir. Feuilles, arbres, toute la vallée... On
polluait à foison ! Depuis, ils ont mis en place un système de captation des fumées pour
récupérer les poussières. Bon, le système est défectueux, regarde, c’était ce matin !
Je regarde la vidéo, on ne voit presque rien, tant la fumée est dense. Partout de la poussière.
« Ferroglobe s’efforce de respecter ou dépasser les obligations légales applicables en matière
de santé et sécurité au travail. »
8 Cf. https://www.wacker.com/cms/en-us/about-wacker/wacker-at-a-glance/history/detail.html
9 Cf. https://afw.lff-rlp.de/fr/theme/prestations-de-dedommagement-de-la-republique-federale-
dallemagne/fondation-memoire-responsabilite-et-avenir
10 Cf. https://www.wacker.com/cms/en-us/sustainability/wacker-relief-fund/overview.html6
— La captation des fumées, c’est parce qu’ils savent ce que ça peut rapporter, donc ils ne
laissent pas une miette s’envoler !
— Tout ce qu'on génère comme poussière va sur les toits. Dès qu'il pleut, ça file dans les
rigoles, passe dans un bassin de décantation, puis dans la Romanche. Ça craint, parce
que le bassin de décantation, hein... On pourrait avoir des filtres pour empêcher que ça
parte dans la nature avec un contrôle périodique des gouttières ! Il y a quelques jours,
on a eu des inondations en seulement 10 minutes de pluie, par manque d’entretien ! C'est
vachement dangereux, on n'est pas chez Sephora, ici ! Les pieds dans l'eau et une poche
en fusion à côté, c'est effrayant.
— Tu n'as pas peur pour ta santé ?
— Ça ramasse, c'est clair. mais je me protège.
— Avec un masque en papier ?
— Oui. Il y a un autre truc concernant l’eau. Elle coule en circuit fermé mais de temps à
autre, on la remplace. Avant, l’eau qu’on évacuait contenait presque la moitié du grain
qu’on produisait et qui partait dans la Romanche. Depuis, ils ont créé un barrage pour
récupérer le grain. Sauf qu'on le laisse dormir dehors, sur le sol. Ils appellent ça "le
trésor". En fait on n’a pas besoin de faire une mauvaise marge pour faire fermer l'usine !
Des gens de l'environnement qui viennent visiter et ça suffira ! Ce n’est pas normal de
laisser des choses comme ça en pleine nature !
Il y en aurait encore à dire, notamment sur les visites médicales annuelles pour les ouvriers.
C’est fini, le service de santé au travail n’a plus d'infirmière. Trop fatiguée de ne pouvoir faire
leur travail sous la pression d’une direction qui juge bien suffisant d’offrir une radio des
poumons annuelle, et des bouchons d’oreilles moulés sur mesure. Mais qui pourrait s’en passer
dans ce vacarme perpétuel, effrayant ? Ah si, il y a les intérimaires. L’usine, c’est comme la
vie : on en trouve toujours de moins bien lotis que soi. Alors, on s’accroche. Je pose à Stakhanov
la question première du courant anti-industriel :
— Que penses-tu de la phrase: « nos vies valent plus que nos emplois ? »
— Que c'est vrai. Mais que trouver un emploi... C’est pas facile !
— Je comprends, mais pourquoi te flinguer la santé pour ton job ? Gagner de l'argent pour
nourrir tes gosses et payer le loyer, je le conçois, mais tu pourrais faire autre chose.
Quelque chose de moins risqué ! D’autant que vous devez être très demandés ailleurs,
avec vos compétences. Si je t’offre la même paie, pour faire ce que tu veux dans la vie,
tu serais toujours chez Ferroglobe ?
— Ah ben non, haha ! Je sais que le travail de nuit déglingue. Mais il y a le côté inexploité...
J’aimerais savoir ce que cette usine pourrait donner si elle était mieux gérée. Aussi sur
le plan écologique.
— Si c’était le cas, tu serais prêt à continuer de mettre ta santé dans la balance ? À même
pas 40 ans ?
Il s'allume une cigarette. Mes questions commencent à l’emmerder. Tout à l’heure, il m’a
montré ses traces de brûlures sur les bras, et une photo de son torse piqueté de tâches.
— Pourquoi continuer ? Parce que le boulot me passionne, même si je trouvais du boulot
rapidement en tant que cariste... Qu'est-ce que je voudrais faire d'autre ? Un boulot en
hauteur, cordiste par exemple, ou bosser pour EDF sur des poteaux électriques. En
hauteur avec des engins, de la manutention. Après, c'est gratifiant de voir que ce que tu
produis sert dans les téléphones, j'espère dans les batteries pour augmenter l'autonomie,
le photovoltaïque, un jour dans l'espace... Ne pas se trouver qu’au début ou à la fin d'un7
produit, c'est ce qui est intéressant. Dans ma vie, j’ai transporté des palettes, sans savoir
d'où elles viennent ni comment elles sont faites. Là, on gère vraiment de bout en bout.
En plus, rien n'est perdu ! Une petite machine vient ramasser les cailloux de silicium
retombés sur le sol. J'ai l'impression de marcher sur de l'or quand je vais au boulot !
Après, sur l'environnement, on est super mauvais...
— Fondamentalement, est-ce que tu crois qu'on a besoin de silicium ?
— Ah non, non...
— L'environnement te préoccupe pour tes gosses ?
— Oui... (Silence)... Bien sûr ! L’été dernier, il a fait 40 °C sans une goutte de flotte...
— Tu fais le lien entre ton boulot et ses conséquences ?
— Oui, en ce moment c'est la sécheresse, partout autour de la Méditerranée. Quand je vois
la surface de toit qu'on a, les eaux usées qu'on vide alors qu'on pourrait s'en servir... Je
trouve nul de mettre quelque chose dehors dont on a besoin. On n'a pas besoin d'eau
potable ! Ni d’eau de source qu'on capte uniquement pour nos besoins. On devrait la
laisser aux gens.
— Et arrêter l'usine ? Faire avec moins, la réduire jusqu’à ce qu'elle n’existe plus ?
— On n'a pas toujours vécu avec des usines, mais celle-là a 120 ans... ça fait quand même
un moment qu’on vit avec des usines ! Je pense qu'il y a des solutions alternatives, ne
serait-ce que contre le gaspillage. L'électricité consommée dans l'usine, c'est la
consommation de la ville de Grenoble ! Partout dans la ville, il y a des centaines
d’entrepôts allumés toute la nuit, alors qu’il n’y a personne... Mais nous, il faut penser
à bien éteindre en quittant une pièce ! Je parlais du photovoltaïque tout à l’heure, je ne
suis pas pour qu'on passe intégralement en photovoltaïque. La fabrication pollue
énormément. Mais quand même, tout dépend comment c'est entretenu !
Stakhanov me tend deux ouvrages offerts par la boite aux salariés et visiteurs. D’abord la
biographie de Charles-Albert Keller, Le Seigneur de la Romanche, écrite par Gilles Rey. Le
livre est sponsorisé par le Conseil général de l’Isère, ERDF, GEG (énergies nouvelles et
renouvelables), la fondation EDF, les communautés de communes de l’Oisans et du
Grésivaudan, etc. Et puis une brochure signée Marie-Christine Baussand, de l’ARTelier
d’Uriage, nous propose un « Voyage au pays du silicium » gracieusement financé par
Ferroglobe et le Foyer pour tous de Vaulnaveys-le-Haut. Je me plonge dans ces écrits pendant
que mon hôte ressort fumer une clope.
C’est en 1902 que l’ingénieur-inventeur électrométallurgiste lorrain, Charles-Albert Keller,
s’installe à Livet pour racheter l’usine où Stakhanov trime aujourd’hui. Il y met au point ses
inventions : fours électriques à arc (1897) ; haut-fourneaux électriques (1902), Traitement
électrique d’une charge liquide (1902) ; four à deux électrodes à deux capacités (1905). En
1906, un grand banquet annonce son ascension alpine puis nationale, durant de longues
décennies. Avec 1914 arrive la course aux armements à laquelle Keller participe avec d’autres
industriels des Alpes : Héroult, Girod, ou Fredet.
« L’électrométallurgie alimentée en électricité par des ressources hydrauliques éloignées des
zones de combat, va jouer un rôle déterminant dans la victoire finale, puisque le charbon et les
ressources minières et métallurgiques de l’Est sont aux mains de l’ennemi. À cette époque,
Keller évoque « l’armement par la houille blanche ».
Ainsi, de 1914 à 1918, le Seigneur de la Romanche travaille en étroite collaboration avec Albert
Thomas, sous-secrétaire d’État chargé de l’artillerie et de l’équipement militaire de 1915 à 1916
qui devient ministre de la Guerre jusqu’en 1917. Les affaires continuent avec son successeur,8
Louis Loucheur, un ingénieur qu’il connait intimement. Albert Claveille, un ingénieur qu’il
connaît intimement aussi, et patron de la direction de l’Artillerie sera un interlocuteur privilégié
pour Keller. Innovation - Industrie - Armement - État. Tiens, ça me rappelle le parcours
d’Alexander Wacke !
Keller meurt en 1940 et est enterré à Livet dans toute sa gloire : Président de la chambre de
Commerce de Grenoble et commandeur de la légion d’honneur. Son hagiographie nous informe
que, même sur son lit de mort « il lit toujours les notes de ses proches collaborateurs. » Parmi
eux, le chef du puissant service hydroélectrique Paul Brugerolles et surtout Roland Siaux,
directeur de SKL (société Keller et Leleux). SKL, qui intègre en 1962 CUAEM, qui fusionne
en 1971 avec Péchiney, puis en 1983 avec la SOFREM qui redevient Péchiney-Électro-
Métallurgie (PEM) en 1985, qui est absorbée par la multinationale canadienne Alcan en 2003,
qui revend son bien à la multinationale espagnole FerroAtlantica en 2004, qui nomme fort
logiquement son usine : Ferroglobe 11 . Et nous revoilà avec Stakhanov - comme le temps passe.
Stakhanov qui baille trop régulièrement maintenant. Je m’en veux de l’avoir tenu éveillé avec
mes questions. Revenu chez moi, je feuillette Charge d’âme, un livre de Romain Gary, pour y
retrouver le passage auquel m’a fait penser mon interlocuteur :
« Il n’y avait pas de fuite possible. Il ne pouvait s’évader hors de sa nature essentielle,
de sa donnée biologique. Ce qu’il avait esquissé au cours de cette nuit où l’inspiration,
si longtemps retenue, s’était libérée en un flot tumultueux et irrésistible, continuait à
l’obséder par un jaillissement continu de possibilités nouvelles. On pouvait, à présent, et
donc on devait aller plus loin.
Il leva les yeux et chercha la constellation du Chien parmi les années lumières.
Humains ou déshumanisés ?
C’est la même chose.
Il fallait aller jusqu’au bout. Leur donner ce qu’ils poursuivaient avec tant
d’acharnement. »
Arthur Morel
Juin 2023
11 Cf. https://aphid.fr/2021/05/28/le-seigneur-de-la-romanche-charles-albert-keller-1874-1940-industriel-et-
inventeur-metallurgie-et-ferro-alliages/